Comme tout le monde/2/4

La bibliothèque libre.
J. Tallandier (p. 208-219).

IV

En famille


Quand le train entra en gare dans la nuit, Isabelle, d’un geste nerveux, essuya ses yeux meurtris, réunit sa valise, son petit sac, son parapluie. Elle savait que Léon était là, parmi le clair-obscur chargé de feux rouges, et qu’il guettait certainement depuis un moment ce train qui lui ramenait sa femme.

Elle l’aperçut sur le quai, clignant des yeux, dévisageant les rares voyageurs qui descendaient. Et, tout à coup, elle eut un sentiment réconfortant, celui d’être attendue, d’être accueillie. Peut-être, pendant une seconde, aima-t-elle son mari. En somme, elle revenait du pays veuve de son passé comme elle était veuve de son amour, veuve de tout. Mais au moins elle avait un homme à elle, qui, malgré l’heure tardive, l’attendait là, patiemment. Elle allait, avec lui, rentrer chez elle, retrouver ses trois enfants, ses deux bonnes, sa maison, son jardin. Et, pour la première fois de sa vie, elle comprit pleinement ce que signifiait le mot foyer.

Elle sautait du train. Léon, l’ayant reconnue, s’était précipité. Ils échangèrent un baiser sur les joues, vraiment amical et gentil. Et, parmi l’affairement des voyageurs, tout en se préoccupant de la valise et du reste, ils se mirent à parler ensemble, interrogeant simultanément sans attendre de réponse :

— Comment vont les enfants ?… Comment va la maison ? — As-tu fait bon voyage ?… Et ta mère ? Tu vois si j’avais raison !… — Les petits sont-ils déjà couchés ?

Oui, les petits sont déjà couchés. Il est près de minuit. L’omnibus de l’Hôtel de France ramène les époux Chardier chez eux. Et, comme ils entrent dans le couloir, une silhouette mince se dresse derrière celle de la grosse Modeste accourue au bruit des roues.

— Comment !… Tu n’es pas couché !… s’écrie Léon Chardier.

Léon, l’aîné, s’avance vers sa mère, et, d’une voix boudeuse qui mue déjà :

— Bonsoir, maman !

Sans empressement, il offre son front au baiser maternel. Isabelle le tient aux épaules, le regarde, curieuse, à la mauvaise lueur de la « lampe Pigeon » accrochée au mur du corridor.

— Comme tu as grandi, depuis les dernières vacances !

Vite elle le pousse dans la salle à manger pour mieux le voir à la lumière. Elle examine le jeune garçon sans grâce, presque aussi grand qu’elle, dont les vêtements d’homme ont déjà l’air provincial, triste et fané, dont la grosse lèvre supérieure s’obscurcit d’un duvet noir ; et voici qu’elle se met à rire, tant la ressemblance de ce Léon avec l’autre Léon est frappante.

— Mais pourquoi donc as-tu veillé, petit malheureux !… dit le père qui entre.

— Pour me voir, parbleu !… fait Isabelle presque gaie. N’est-ce pas, mon petit lion ?

À ce mot, le garçon est devenu, tout rouge. On ne peut savoir si c’est parce que l’ancien sobriquet le fâche ou lui fait plaisir.

— N’est-ce pas que c’est pour me voir ?… répète coquettement Isabelle qui n’a pas lâché les épaules carrées de son fils.

— Je ne sais pas… marmonne l’enfant de sa voix qui casse.

Les paupières baissées, il regarde obstinément par terre. Les yeux d’Isabelle scrutent encore un instant ce visage trop pareil à l’autre visage. Elle attend une parole, un regard. Mais le garçon se tait, immobile. Alors, comme si elle se désintéressait soudain, elle pirouette sur ses talons dans un geste de jeune fille.

— Je monte !… s’écrie-t-elle. Modeste peut porter la valise dans la chambre à coucher !

Au haut de l’escalier, la voici, rapide et précautionneuse, qui pénètre à pas de loup dans la chambre des garçons. Parmi le demi-jour tremblant de la veilleuse, le petit Louis dort, ses jolis cils ombrant le haut de ses joues, sa bouche de bébé grande ouverte.

Isabelle s’est penchée. Son écharpe, son chapeau, ses cheveux, tout cela touche doucement le front du petit dormeur, comme une aile. Il a fait un mouvement sous le baiser, il a froncé les sourcils, s’est frotté le nez d’un revers de main, mais ne s’est pas réveillé. Debout à côté du petit lit de fer, retenant sa respiration, Isabelle reste un long moment à contempler le beau gamin, si bien enfoncé dans le sommeil. Elle ne pense à rien. Elle est soulevée en silence par l’exaltation maternelle, aussi grande que celle de l’amour, jamais apaisée.

Les pas de son mari dans l’escalier l’arrachent à son extase, « Il faut aller se coucher… À demain, petit Louis… »

Et notre Isabelle, souriante malgré ses yeux encore gonflés, s’en va, l’âme de bonne humeur, se mettre au lit avec son avoué, ayant complètement oublié qu’elle n’a pas embrassé sa fille Zozo, également endormie, ni dit bonsoir à Léon, son fils, qui, lui, pour l’attendre, ne s’est pas couché.


Dès le lendemain de son retour, la bonne impression d’Isabelle se dissipa. Nous croyons, quand nous sommes bien disposés, que les choses et les gens s’efforceront de nous plaire pour nous maintenir dans notre bonne disposition. Il n’en est rien. Dès le soir, Isabelle était retombée dans son mauvais état.

Toute la journée elle s’était occupée dans la maison, heureuse de reprendre ses habitudes, de retrouver ses aîtres. Elle s’était promenée dans le jardin où triomphait la splendeur des mois chauds ; elle avait écouté le bavardage de Zozo, le rire du petit Louis ; elle avait embrassé vingt fois en douze heures ce chéri retrouvé ; le caquet de la grosse Modeste l’avait amusée. De par cette absence douloureuse, il y avait eu, pour elle, comme une charmante nouveauté dans la vie de tous les jours. Mais, en rentrant le soir de l’étude, Léon, profitant de l’absence des trois enfants, était venu causer avec elle avant le dîner. Ils avaient parlé de madame veuve Quetel ; et, quoique étant par hasard d’accord sur ce sujet, ils s’étaient disputés pour finir.

Bouderie au dîner, coucher morose. Quand on est arrivé à un certain degré de maladie morale, il suffit de peu de chose pour provoquer les rechutes. Les jours qui suivirent, Isabelle découvrit en son fils aîné des motifs nouveaux d’exaspération.

L’adolescent avait un tic plus agaçant encore que celui de son père. Silencieux, toujours ramassé dans les coins de la pièce où se tenait Isabelle, le nez sur un éternel bouquin, il reniflait imperceptiblement. Et ce petit bruit qu’elle guettait avec une attention féroce mettait Isabelle hors d’elle.

N’avait-elle pas assez du premier Léon mordillant sa moustache depuis dix-huit ans ? Fallait-il que la présence du second Léon fût plus irritante encore ? Avec sa silhouette anticipée de parfait avoué, cet enfant avait déjà l’air d’un mari.

Les longues rancunes d’Isabelle remuaient dans son âme, comme une lie. Et, de toute la force de son être gavé de déception, d’ennui, d’agacement, elle se dressait tout à coup, comme mue par un ressort, au-dessus du bas qu’elle reprisait, et criait à travers la chambre :

— Oh ! Léon, que tu m’énerves, mon pauvre petit ! Je t’ai déjà défendu de renifler comme ça !… Tiens ! Sors d’ici ! Va lire ailleurs !…

Bien, maman… disait le garçon de son ton indifférent.

Et, sans se presser, sans regarder sa mère, il sortait de la chambre.

Mais le lendemain, immanquablement, il revenait s’asseoir à deux pas d’Isabelle ; d’ailleurs il lui tournait le dos, ne lui parlait pas. Il lisait. Ses vacances se passaient ainsi.

En petite femme honnête, soucieuse de justice, elle avait essayé plusieurs fois de le faire causer, de s’intéresser à lui. Mais elle n’avait obtenu de ce bon collégien, dont les notes étaient excellentes et le travail régulier, autre chose que le mot oui ou le mot non, ou encore les quatre mots je ne sais pas.

« À quoi peut-il penser ? » se disait-elle. Et ce fils était pour elle une énigme sans charme.

À la dérobée, elle le regardait, tout en cousant. Elle ne se disait pas que cet être enroué, déjà velu, c’était un adolescent, et que l’adolescence des mâles est peut-être plus pathétique que celle des femmes. Quel drame, ce simple drame physiologique ! Quel chavirement profond en ce garçonnet qui devient homme, qui, chaque jour, à chaque heure, s’éloigne un peu plus de son enfance, perd son visage lisse et son inflexion haute, s’en va du côté de la voix rude et des joues à poils, sans que rien demeure de cette grâce des gamins impubères, pareils à des filles plus nerveuses et plus fines… Oui, la transformation masculine a quelque chose d’irréparable. On se demande pourquoi l’universelle pitié qui entoure les femmes mûrissantes ne s’arrête jamais au spectacle poignant du petit garçon, cette fleur qui devient insensiblement un monsieur.

Isabelle ne pensait guère à tout cela. Elle comparait simplement le petit Louis au petit Léon, et se réjouissait involontairement que, malgré leurs âges rapprochés, l’un fût resté si joli tandis que l’autre devenait si laid.

Ces deux enfants, du reste, s’accordaient bien. Parfois ils faisaient ensemble des parties de bicyclette dans la campagne, et Isabelle se demandait si, lorsqu’ils étaient seuls, son fils aîné parlait quelquefois à son fils cadet.

Entre ses deux frères. Zozo faisait de l’autorité.

Le petit Louis se moquait d’elle. Il la taquinait surtout au sujet de Paul Chanduis, qu’il appelait « son amoureux ». Zozo se mettait en colère. D’ailleurs, imbue de sa supériorité d’aînée et de femme, elle méprisait également les deux garçons.

Il y avait quelquefois des parties de cache-cache au jardin ; et tous trois, sans distinction de sexe ou d’âge, redevenaient des gosses turbulents. Mais Léon, l’aîné, préférait à tous les jeux cette lecture et ce reniflement dont il exaspérait innocemment sa mère.

Que lisait-il donc ?…

On le sut un soir d’une façon bien inattendue.

M. Benoît, capitaine retraité, qui vient après dîner chercher Léon pour aller au cercle, veut saluer un instant madame Chardier. Chauve et ratatiné, le vieux célibataire qui, depuis tant d’années, donne à rire à la sous-préfecture, dit d’abord dès le seuil, voyant la grosse lampe allumée dans la suspension :

— Peste ! chère madame !… Chez vous, c’est éclairé, comme disent les Italiens, à gigorno !

Puis, se penchant d’un air d’importance sur l’épaule du liseur :

— Qu’étudiez-vous là ?…

Le jeune Léon ouvre la bouche avec effort :

— Balzac.

— Comment !… fait M. Benoît, vous savez lire Balzac dans le texte ?… Mes compliments, jeune homme !

Donc, il lisait Balzac. Isabelle en fut étonnée. Elle n’avait jamais songé à lui demander le titre de ses livres. Quel intérêt pouvait-il prendre à cette lecture, son fils, ce futur avoué ?

Cependant, une autre révélation lui était réservée.

Un jour, occupée dans sa chambre, elle entend tout à coup un tapage extraordinaire dans la salle à manger. Les éclats de rire de Zozo se mêlent à ceux du petit Louis, dominés par la voix de l’aîné, cette voix qu’on n’entend jamais.

Isabelle se précipite. Et, sitôt qu’elle paraît, le petit Louis et Zozo s’esclaffent ensemble :

— Maman !… Léon qui fait des vers !

Le petit Louis brandit un papier qu’en vain Léon, l’aîné, cherche à lui arracher.

— Écoute, maman !… s’exclame le petit Louis.

Il récite en criant :

Jeanne d’Arc qu’on brûla jadis, ô gloire amère,
En rêve je la vois belle comme ma mère !

Une gifle a retenti. Le petit Louis, assommé, abasourdi, se tient un instant la joue, puis éclate en cris et en pleurs. Léon, l’aîné, a repris enfin son papier. Il s’apprête à frapper encore. Blême de rage, terriblement pareil à son père, il lève le poing. Isabelle s’est jetée sur lui, frémissante d’indignation.

Elle n’ose gifler à son tour ce fils trop grand qui vient de frapper son préféré ; mais ses yeux roux se sont remplis d’une telle haine que l’aîné, soudain calmé, baisse la tête.

Isabelle est trop scandalisée pour pouvoir parler. Le petit Louis, avec des sanglots de fillette, cache sa tête contre elle. Zozo regarde, narquoise, mais effrayée.

Ils sont là, les trois enfants, autour de leur mère. Et la mère n’a pas vu ce qu’il y avait pour elle d’admiration et de tendresse cachées, dans ces deux pauvres vers de son fils aîné :

Jeanne d’Arc qu’on brûla jadis, ô gloire amère.
En rêve je la vois belle comme ma mère !

Peut-elle s’attarder une seconde à l’idée que cet enfant morne et laid, qui ne parle jamais, fasse des vers ?… Des vers ? Ce futur avoué !

Vraiment, si elle y réfléchissait, Isabelle n’en reviendrait pas. Ce second Léon peut-il imaginer autre chose que de reprendre un jour l’étude ? Dès le berceau, quand il n’était encore que le petit lion, sa mère a décrété son avenir. Cela lui semblait aussi naturel que de le vouer au bleu. Est-ce que les parents ne savent pas mieux que les enfants ce qui convient aux enfants ?

Des vers !… Non, Isabelle ne songe pas un instant à cela. Cela, c’est bon pour le petit Louis. N’est-ce pas lui, le fils du rêve, qui doit en faire plus tard, des vers ?…

Face à face avec l’aîné, tenant le cadet contre elle, la bouche tremblante, les yeux foncés, Isabelle regarde fixement le brutal. Elle cherche ce qu’elle va dire, ce qu’elle va faire pour le punir. Elle articule avec peine :

— C’est honteux ! Tu oses le battre, toi, le plus grand ?…

Et, comme si toute sa colère se soulageait enfin par la pire des insultes :

— Tiens !… Tu ressembles à ton père !