Comme tout le monde/2/7

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J. Tallandier (p. 243-252).

VII

L’éteignoire


À petits pas distraits, Isabelle suivait l’allée principale de son jardin. Une fois de plus, l’automne se renouvelait autour de son visage penché. Une atmosphère d’or, faite de beau soleil et de feuilles mourantes, l’enveloppait ; et, parmi ces splendeurs, les plis de son châle de laine noire étaient tragiques, sur ses épaules fatiguées. Elle lisait une lettre qu’elle venait de recevoir du petit Louis, retourné depuis deux jours au lycée, après des grandes vacances heureuses.

Deux ans d’emprisonnement avaient laissé le gamin aussi insouciant qu’auparavant. Il semblait même plus gai, plus fort, développé par la gymnastique et les jeux du collège, heureux de vivre, à présent, parmi des camarades de son âge. Ses notes étaient suffisantes, ses professeurs assez satisfaits.

Dans sa lettre, il raconte longuement une partie de balle, mais oublie, pour finir, d’embrasser sa mère. Isabelle replie lentement le chiffon de papier où l’âme de son second fils est enclose, puérile, déjà banale, sans aucun élan tendre. Elle pense à l’autre enfant, celui qui, depuis deux années, n’est qu’une tombe au cimetière. Quelle différence entre les lettres du nouveau collégien et celles de son frère aîné, si sensible et ravagé dès l’âge de sept ans ! Maintenant il n’est plus…

Isabelle ne pleure pas. On dirait qu’elle ne peut plus pleurer. Le blanc de ses yeux abîmés est traversé de mille petits vaisseaux d’un rouge vif. Il semble qu’il en sortirait du sang au lieu de larmes.

Certes, son chagrin n’a plus la violence des premiers jours. Il a cessé d’être une passion pour devenir un sentiment. Le désespoir le plus excessif se change un jour en tristesse, la tristesse en mélancolie. Le chagrin a des gradations fatales, comme l’amour.

La douleur maternelle, dans son premier choc, a traversé tout l’être de la petite femme, blessure inattendue et mortelle. Sous le coup du malheur, elle a crié. Maintenant, elle sent que son âme, si terriblement vivante pendant les premiers mois de deuil, s’affaisse de nouveau dans l’ennui. Malgré qu’il y ait du merveilleux dans la mort, malgré que la tristesse repentante dont elle se nourrit soit, pour la pauvre Chardier, une sorte de rêve choisi, depuis quelque temps elle éprouve de nouveau ce lent malaise de vivre qu’elle comparait jadis à une interminable migraine.

Quand on a la migraine, n’éprouve-t-on pas un soulagement étrange si, par exemple, on vient à se cogner le coude ? Le mal, pour un instant, change de direction et de nature. Isabelle a eu le coude brutalement cogné, mais, aujourd’hui, la migraine reprend sournoisement sa place. Les ennuis ménagers, les soucis quotidiens retrouvent peu à peu leur importance. Le mari lui-même, comme supprimé pendant quelque temps, redevient l’adversaire de tous les moments, le morne personnage quotidien dont on n’attend plus rien que de maussade ou d’agaçant.

Isabelle aurait pu, dans la piété, retrouver des prétextes de s’exalter. Le chagrin est une route sûre pour mener à la dévotion. Quel plus beau berceau que l’église pour la souffrance humaine ?

Un dimanche, s’étant mise en retard pour sa traditionnelle messe basse, Isabelle a dû, pour une fois, assister à la grand’messe de sa paroisse. Et voici que les grondements de l’orgue, l’or des chasubles, les brouillards d’encens dans le chœur constellé de cierges, toute la vénérable magnificence de la grand’messe a, comme une caresse, enveloppé la petite âme sanglotante. Il lui semblait découvrir pour la première fois les splendeurs du culte. Un rêve d’Extrême-Orient, plus beau que tous les contes de fées, vivait parmi cette musique orageuse, cette fumée odorante, ces longues cires allumées d’une étoile, ces fleurs, ces manteaux d’or, cette lumière de vitrail. Le luxe catholique ne fait-il pas, de la plus petite église provinciale, un palais inouï, refuge des pauvretés avides de richesse ? Les vulgarités de la vie s’oublient au seuil de la belle maison de pierre et de verre, au pied de l’autel, cœur précieux, séculaire et doré des villes grises.

Sans analyser cette poésie qui la prenait, Isabelle, ce jour-là, s’était agenouillée, la tête dans les mains, et son âme, depuis si longtemps recroquevillée, commençait à s’épanouir dans l’atmosphère sensuelle et mystique, comme une pauvre fleur piétinée remise pour un instant dans l’eau.

Mais comme elle pleurait déjà d’attendrissement, une main sèche l’avait touchée à l’épaule :

— Pardon, madame. C’est ma chaise !

Un visage bilieux de vieille fille venait de surgir, assassinant tout le rêve, symbole exact de ces revêches chrétiens pour qui la religion n’est pas un poème de tendresse et de beauté, mais plutôt une forme du sectarisme et de la manie. Pourquoi cette vieille fille dévote n’avait-elle pas respecté le recueillement douloureux d’une étrangère en deuil ?…

« C’est ma chaise !… » Et toute la ferveur d’Isabelle s’était changée en un dépit courroucé.

Le sermon du vicaire avait achevé de lui dépoétiser la messe, car ce sermon l’avait fait rire malgré tout le chagrin.

Le vicaire ânonnant, embarqué dans une phrase périlleuse sur le démon, la termine enfin par cette comparaison : Cet oiseau malsain qui n’est autre que le serpent.

Donc, la douleur d’Isabelle n’avait pas sombré dans la religion. Du reste, le souvenir de son fils et son remords étaient une religion déjà. Cependant, elle retrouvait à la longue ce loisir dangereux de penser à elle-même. Elle songeait à sa jeunesse passée, refaisait le tableau de sa vie. Elle ne regrettait rien de cette jeunesse inutilisée. Elle n’avait mémoire que de quelques rares moments palpitants, tous douloureux : ses scrupules et sa torture de femme amoureuse et sage ; sa désillusion déchirante en retournant au pays, près de sa mère ; son épouvante en apprenant ce qu’était vraiment le marquis de Taranne ; puis, plus récente, l’horreur d’avoir perdu son fils, côtoyée par la tristesse ironique d’avoir reconnu que le petit Louis, « fils du rêve », n’était pas le fils du rêve… En somme n’avait-elle pas perdu ses deux garçons ?

Il lui restait sa fille, cette pimpante étrangère ; il lui restait son mari, ce morose ennemi.

Léon Chardier, depuis que sa femme ne l’inquiète plus, a repris sa mauvaise humeur et tous ses tics. Le deuil, en passant par son foyer, a rendu l’avoué plus terne encore. Lui aussi porte sur ses épaules le fardeau de vingt ans de ménage.

La tristesse accablante et silencieuse de sa femme l’irrite presque, à présent. Il voudrait qu’elle reprît goût à la vie d’intérieur. Il y a, dans cette tristesse sans paroles, quelque chose qui lui est hostile, quelque chose aussi qui le frustre de ses droits. Il en est obscurément jaloux. Il se sent sacrifié. Son amertume s’aggrave chaque jour.

Dans le mariage bourgeois, on peut dire que l’époux et l’épouse sont l’éteignoir l’un de l’autre. Quand l’amour ne rapproche pas l’homme et la femme, on voit bien qu’ils ne sont pas faits pour s’entendre. C’est de la différence des sexes que vit la passion des couples ; c’est aussi de cette différence que vit leur inimitié. Comment la nature masculine exacte, évidente, et, si l’on peut dire, géométrique, peut-elle se marier durablement au chaos féminin, informe et fantasque comme la mer ?

Le principe des vases communicants n’est pas possible entre l’homme et la femme.


Isabelle, lasse et désœuvrée, continuait à rôder à travers son jardin. Mademoiselle Zozo, de plus en plus, s’ingéniait à fuir l’ennuyeuse maison familiale. Elle avait, dans tous les salons de la sous-préfecture, des petites amies, des petits flirts, et sa tête fraîche de jeune fille était bourrée de secrets insignifiants que ses parents étaient les derniers à connaître.

Seule avec sa tristesse, Isabelle devenait lamentable. L’illusion est un phénix qui ne renaît pas de ses cendres. Rien ne restait plus que cendres en cette créature sans histoire dont le cœur s’était lentement consumé sans jamais brûler.

… Au détour d’un massif resté fleuri malgré l’automne, elle vit briller par terre un tout petit pétale rouge de dahlia. Elle se baissa pour le ramasser, le regarda dans sa paume. Une fugitive réminiscence la fit soupirer.

— Cela ferait un joli manteau de fée… murmura-t-elle.

Puis elle haussa les épaules, honteuse de retomber dans sa vieille absurdité.

Son pas traînant l’avait ramenée à la porte du salon. Elle entra, machinale, passa, par habitude, son doigt sur le piano pour voir si les bonnes y avaient laissé de la poussière, puis souleva lentement le couvercle, joua tout debout une note, deux notes. Un cahier de mélodies était là, sur le pupitre. Sans presque s’en apercevoir, Isabelle s’assit sur le tabouret, esquissa quelques accords, puis, tout bas, chantonna les premières paroles. C’était cette romance de Massenet qui dit :

Une chanson d’amour sort des sources troublées…

Elle fredonnait. Un pas dans le salon la fit se retourner brusquement. Le docteur Tisserand était là, venant d’entrer, qui l’écoutait, étonné. Depuis la mort du petit lion, le docteur venait quelquefois voir Isabelle en passant.

— Vous chantez donc, madame ?… dit-il doucement. Je ne savais pas…

Il s’était approché du piano. Isabelle leva sur lui ses grands yeux roux, dramatisés par des mois de larmes. Une mèche fauve et grise tombait le long de sa joue, touchait son châle noir. Et son visage amolli, jaune, fripé de quelques rides, rendait plus éclatante sa bouche entr’ouverte, restée fraîche comme celle d’une petite fille.

— Chantez-moi quelque chose, voulez-vous ?… dit le docteur.

Elle reprit les accords du commencement. Depuis des années, elle n’avait pas chanté. Sa propre voix l’étonna.

Une chanson d’amour sort des sources troublées…

Le registre avait baissé. Les notes, comme rouillées dans la gorge, sortaient enrouées par moment. Et cependant ce joli timbre qu’Isabelle avait possédé jadis comme un trésor au fond de son gosier restait émouvant encore, attestait la beauté passée de ce don ravissant que personne n’avait soupçonné jamais au temps de sa fraîcheur. Et cette pauvre voix fatiguée, c’était comme la jeunesse finie d’Isabelle s’essayant encore à vivre quand il n’était plus temps.

Le docteur Tisserand, debout contre le piano, immobile, la regardait de ses ardents yeux noirs. Une émotion cachée faisait se hausser nerveusement l’un de ses sourcils ; et ses fines narines palpitaient, au-dessus de sa barbe blanchie.

Isabelle, sans le voir, sentit son émotion. Et elle releva sa tête, et leurs regards se heurtèrent l’un à l’autre.

Isabelle, les mains arrêtées sur les touches, s’est tue sans savoir pourquoi. Il lui semble qu’elle devine tout à coup des choses. Des possibilités anciennes achèvent de mourir entre ces deux êtres vieillis qui peut-être auraient pu s’aimer. Une rougeur lente monte aux joues de madame Chardier. Ses yeux se troublent.

Le docteur n’a pas bougé de sa place, Isabelle n’a pas fait un geste ; mais, entre eux, un mystère a passé.

Doucement, Isabelle reprend sa romance.

Une chanson d’amour sort des sources troublées…

Soudain un rire à la porte, un rire narquois, presque triomphant :

— Tu chantes, et tu parles de ta douleur !

Le docteur a tressailli, Isabelle a bondi. Cette phrase de son mari, qui l’arrache si brutalement au petit charme mélancolique qui passait, cette phrase qui la fait retomber avec tant de dureté dans sa douleur de mère blessée, cette phrase vient de lui entrer comme un couteau dans le cœur.

Léon Chardier, souriant, tend la main au docteur, ouvre la bouche pour dire bonjour. Mais Isabelle, retombée sur son tabouret, les coudes sur le clavier, éclate en sanglots avec tant de violence que le mari, stupéfait, ne peut plus que répéter, les yeux ronds :

— Qu’est-ce que tu as ?… Mais enfin, qu’est-ce que tu as ?…