Comme tout le monde/2/8

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J. Tallandier (p. 253-265).

VIII

Découverte


… « Tu chantes, et tu parles de ta douleur ! »

La phrase malheureuse était restée dans le cœur d’Isabelle comme une lame dans une plaie. Jamais plus elle ne l’oublierait. Désormais elle s’ajoutait, cette phrase, aux surprises douloureuses apportées par la vie ; et la rancune qui remplissait le regard de la mère depuis la mort de son enfant, semblait s’en être accrue encore.

À qui donc Isabelle en voulait-elle ? À l’existence, oui. Mais l’existence, c’est quelque chose de vague qu’on ne peut invectiver, et l’esprit d’Isabelle débordait, depuis deux ans, d’une éloquence accusatrice qu’elle était obligée d’étouffer sous un perpétuel silence.

Ah !… faire des reproches à quelqu’un ! Exhaler cette véhémence intérieure qui la dévorait comme une mauvaise fièvre ! Pourtant elle ne pouvait adresser de reproches à personne, sinon à elle-même. Et quand il s’agit de nous accuser nous-mêmes, toute notre verve tombe.

… « Tu chantes, et tu parles de ta douleur !… » Ainsi, mère incompréhensive, mère ingrate qui n’avait pas su découvrir son fils et l’avait laissé mourir triste, méconnu, bafoué dans son amour filial, elle avait pu, malgré ses remords, chanter et, pendant une seconde, accepter comme un hommage le regard ému du docteur Tisserand ! Elle avait, pendant cette seconde, oublié son enfant mort ; elle avait été infidèle envers la tombe qui réclamait toute son attention, toutes ses larmes !…

Une rechute de désespoir faisait de nouveau la pauvre Isabelle errante et ravagée. Elle avait repris son pas de louve, ses larmes, ses courses ardentes vers le cimetière.

Aiguillonnée, elle a retrouvé la fraîcheur — l’horreur — de son chagrin. Vous la voyez qui piétine dans la boue de l’hiver commençant ; elle est chargée de fleurs coûteuses achetées chez l’horticulteur et traverse le faubourg populaire et rétréci, quartier d’usines et de chantiers qui mène au cimetière. Les commères, debout sur leurs portes, hochent la tête à son passage. Elles ont pris l’habitude, depuis deux ans, de voir circuler dans leurs rues de pauvres cette dame qu’elles appellent « du beau monde », et dont elles ignorent peut-être le nom, parce que, même au fond de la province, les castes sont trop nettement séparées pour que rien rapproche le bourgeois de l’ouvrier.

… « Tu chantes, et tu parles de ta douleur !… » On dirait qu’Isabelle fuit un cauchemar qui la poursuit.

Sous la pluie d’aujourd’hui, la voici qui, par grandes enjambées, gagne une fois de plus la grille derrière laquelle les morts s’entassent, couchés en long sous les croix debout. Elle porte un bouquet sur son bras, des roses de serre qui déjà s’effeuillent aux plis du crêpe rugueux. Entre les rangs de pierres rapprochées, elle trouve vite son chemin quotidien. Voici la tombe, voici son fils…

Avec des gestes coquets de modiste, elle arrange les roses sur le marbre blanc, puis tombe à genoux sur le rebord dur et, la tête dans les mains, sanglote. Et sa pensée sans paroles veut dire :

« Petit lion, petit lion, je voudrais être à côté de toi sous le marbre. Est-il possible que je ne puisse te parler, te dire que je t’ai compris, que je t’aime, que je t’ai donné, pauvre poussière, mon cœur vivant dont les vivants n’ont pas voulu. Ô ce qui reste peut-être de toi, mon mort ! Ô fantôme, esprit, m’entends-tu ? Mon repentir répare-t-il ce que je t’ai fait ? Es-tu consolé par ma douleur ? Tel que te voici devenu, peux-tu m’aimer encore ? Peux-tu me plaindre ? Peux-tu me pardonner ?… Hélas ! hélas ! Est-ce que je parle encore à mon fils, ou bien est-ce au néant que je parle ?… »

Isabelle se tord les mains dans le silence et la solitude du cimetière trempé. Les branches des arbres, autour d’elle, s’égouttent dans les flaques. Le froid la fait grelotter ; elle ne s’en aperçoit même pas.

Enfin, la nuit venant, elle se relève, et, s’arrachant à regret de sa désolation, elle sort du cimetière.

Ombre dans l’ombre, elle marche vite. Les maisons se sont refermées. Sous le premier réverbère, qu’on vient d’allumer, une seule silhouette s’agite, une silhouette de femme. Est-ce une mère qui pleure son enfant ? Sort-elle aussi du cimetière ? Isabelle, en la dépassant, lui jette un coup d’œil, la reconnaît. Que fait madame Lautrement dans le quartier du cimetière ? Madame Lautrement n’a pas d’enfants, madame Lautrement ne pleure personne…

Isabelle rentre chez elle. Zozo n’est pas à la maison, Léon non plus n’est pas à l’étude. C’est aujourd’hui mercredi ; le mercredi Léon est toujours « à l’audience des criées. » Pas un visage n’accueillera la dramatique petite Chardier. D’ailleurs elle aime mieux rester seule puisque nul ne peut la comprendre.

Elle rôda, oisive, dans la maison, mais n’osa même pas entrer au salon où se trouvait le piano qui l’avait tentée.

« … Tu chantes, et tu parles de ta douleur !… »

Alors, au bout d’une heure d’égarement, elle finit par se retrouver assise sous la lampe, dans la salle à manger, raccommodant un bas éternel.


Les jours passaient, toujours les mêmes, nourris de peine et de monotonie. Pas un événement, pas une nouvelle. Simplement, en allant au cimetière plus tôt qu’à l’ordinaire, un après-midi, madame Chardier, aux environs de la grande usine, rejoignit madame Lautrement, et cette seconde rencontre l’étonna, d’autant plus que madame Lautrement, étrangement rougissante, tendit la main d’un air embarrassé, nonobstant toute son irritante audace. Puis elle s’embrouilla dans une phrase :

— Ah !… chère mâme !… C’est parce que… enfin… Je… J’ai quitté le salon de madame Chanduis… Vous n’y allez plus jamais, vous ?… Moi j’y vais tous les mercredis, mais de bonne heure, à cause de mon grand nettoyage à la maison… Mais enfin, aujourd’hui, je suis dans ce quartier-ci, parce que… à cause d’une bonne femme… Je vous la recommande, chère mâme ! La mère Plumecoq… oui… elle fait de la dentelle du Puy… admirable… et pas cher…

— Ah ?… fit Isabelle indifférente.

Pressée d’entrer au cimetière, elle laissa cette frivole femme, qu’elle n’aimait guère, continuer sa route.

Parmi les tombes, elle se retrouva chez elle. Un instant interrompue dans sa tristesse, elle sentait affluer à son cœur la chaleur de cette tristesse ivre, ensauvagée.

En rentrant du cimetière, elle alla droit à l’étude. Elle avait eu, tout en pleurant sur la tombe, une inspiration subite : « Je veux, quand je serai morte, être enterrée tout à côté de mon petit lion. J’achèterai le terrain dès maintenant pour qu’on ne prenne pas ma place. Je vais tout de suite dire à Léon qu’il s’occupe de cela. »

Dès l’entrée de l’étude, elle se heurta au saute-ruisseau :

— Mais, madame, monsieur n’est pas là ! C’est aujourd’hui mercredi !

Pourquoi donc prenait-il cette figure hypocrite, ce galopin ?

— Tiens !… dit Isabelle, c’est vrai ! C’est aujourd’hui l’audience des criées…

Et tournant les talons, elle s’en alla le long du corridor, toute préoccupée par son nouveau projet.

Le soir, à table, au moment d’en parler à Léon, elle hésite. Il vaut mieux ne pas aborder de si tristes sujets devant Zozo qui, justement, est gaie comme un merle. Son bavardage est intarissable. Isabelle n’en entend pas un mot. De temps en temps Léon, morne, répond à sa fille, par un monosyllabe.

— M. Benoît !… rit Zozo, il nous a dit, aujourd’hui, qu’il connaissait un monsieur qui jouait du sarcophage. Il voulait dire saxophone !

Puis, prenant un air potin :

— Oh ! mais le plus drôle ç’a été M. Lautrement ! Lui qui ne fait jamais une visite, il est venu tantôt chez madame Chanduis. Par exemple, il n’y est resté qu’une seconde ! Il venait chercher sa femme pour lui transmettre une nouvelle pressée… Et elle n’y était seulement pas venue !…

Isabelle a dressé l’oreille.

— Mais, dit-elle, en desserrant les dents avec peine je l’ai rencontrée aujourd’hui, madame Lautrement, à côté de la grande usine…

Un demi-sourire d’antipathie passe sur sa bouche amère. Elle se souvient tout à coup qu’autrefois madame Lautrement et le marquis…

— C’est une fine mouche, celle-là !… jette-t-elle avec mépris.

Léon, subitement, a changé de figure. Isabelle ne l’aurait seulement pas remarqué, mais Zozo, malicieuse et ravie, s’esclaffe :

— Papa qui rougit !… Regarde, maman ! Regarde !…

Et voici qu’une fureur subite contracte les mâchoires de l’avoué. Ne sachant plus que faire, il donne sur la table un coup de poing qui fait vibrer les verres. Sa grande moustache grisonnante tremble.

— Je te défends de me manquer de respect !… crie-t-il avec. une rage absurde, incompréhensible ; entends-tu. Zozo, espèce d’imbécile !

Il a jeté sa serviette par terre. On dirait qu’il va se lever pour gifler sa fille.

Isabelle, que cet éclat a fait sursauter, s’indigne d’une telle brutalité. Une violente dispute s’élève entre le mari et la femme. Il y a bien longtemps qu’on n’en a vu de pareille. Les mots désagréables s’enchaînent les uns aux autres avec une vertigineuse rapidité ; de sorte qu’au bout d’une demi-heure tout le monde a complètement oublié le point de départ de la querelle.


Une semaine passa là-dessus. Isabelle oublia. Retournée à son absorbante douleur, elle n’avait plus le temps de s’appesantir sur ses griefs conjugaux. Mais comme Léon, un matin, sortait du lit, elle lui dit, machinale, à demi réveillée, en s’étirant dans son oreiller :

— C’est aujourd’hui mercredi. Tu vas à ton audience des criées ?…

Léon, comme piqué par un serpent, s’est retourné. À la stupeur d’Isabelle, il bégaie, étouffé de colère :

— Et puis quoi, à la fin ?… Je ne peux plus aller maintenant à cette audience du mercredi sans que ça te paraisse drôle ?

Or, Isabelle, qui n’y pensait pas du tout, trouve cela drôle, en effet. Tandis que Léon sort en claquant la porte, elle se met à réfléchir.

Qu’est-ce que signifie cette colère ?… Que signifiait celle de l’autre soir, à table ?… Isabelle essaie de rapprocher des faits. Et soudain, frappée d’une coïncidence :

Mercredi !… C’est donc toujours le mercredi qu’il se fâche ?

Puis :

Mercredi… N’est-ce pas un mercredi que j’ai rencontré, deux semaines de suite, madame Lautrement ? Et comme elle avait l’air embarrassé !… Aussi embarrassé que Léon à table…

Isabelle, la bouche ouverte, reste assise dans son lit. Son esprit flotte. Elle n’ose pas encore tourner autour d’un soupçon. Elle hausse les épaules toute seule, bâille, se recouche.

Elle va dormir une heure encore. Le sommeil est une mort sans éternité dans le tombeau du lit. Isabelle a couché sa tête dans l’oreiller ; mais ses yeux ne se sont pas fermés. Grands ouverts, ils suivent, dans le vide, une imprécise idée. Longtemps elle reste ainsi, pelotonnée sous le drap, la longue mèche fauve et grise de ses cheveux ébouriffée autour de sa figure défraîchie. Et soudain, surprise elle-même de cette hâte, elle bondit hors du lit, impatiente de faire sa toilette, de s’habiller : pour la première fois, depuis deux ans, Isabelle pense à autre chose qu’à son deuil.


— Mais, ma chère petite, elle ne vient presque jamais me voir le mercredi ! Et quand par hasard elle vient, c’est pour regarder sans cesse la pendule. Pensez donc !… tous les mercredis elle fait le grand nettoyage chez elle !… Vous savez comme c’est bien tenu !

Madame Chardier, assise en face de la grosse Chanduis aux cheveux tout blancs, tourmentait d’une main fiévreuse son long voile de crêpe.

« Grand nettoyage »… se répétait-elle. « Oui, elle m’a dit aussi ce mot-là, l’autre jour… Mais elle avait prétendu qu’elle venait tous les mercredis, de bonne heure, chez madame Chanduis… »

Madame Chanduis parlait. Isabelle répondait sans savoir ce qu’elle disait. On ne l’avait plus revue dans le salon de la notairesse depuis deux ans. Il n’était pas encore deux heures. Aucune visite encore n’était là.

Au moment où, droite et brusque, elle se leva :

— Ah ! déjà ?… supplia madame Chanduis avec de bons yeux.

Mais elle n’osa pas retenir la petite femme, tant elle la vit nerveuse et pâle.

— Je vais au cimetière… répétait Isabelle.

Et cette raison était péremptoire.

Mais, arrivée à la grille, elle hésita, partagée entre l’envie d’aller voir son petit lion et une autre envie étrange, celle de chercher à travers le faubourg la maison de madame Plumecoq.

— Des dentelles… Elle a parlé de dentelles du Puy…

Isabelle haussa les épaules, fit deux pas dans la direction de la tombe, puis s’arrêta. Elle s’en voulait de penser à autre chose qu’à son fils ; elle s’en voulait aussi des imaginations révoltantes qu’elle ne pouvait chasser.

— Me tromper… à deux pas du cimetière… pendant que je pleure… Ce serait vraiment trop monstrueux !…

Debout entre deux caveaux de famille, elle demeurait indécise. Le froid de janvier, aigre, enveloppant, la faisait claquer des dents ; et son souffle court sortait en fumée de sa bouche ouverte.

Un pas sur la route !

D’un geste irréfléchi, madame Chardier se cache derrière l’un des caveaux, regarde avidement, sûre de n’être pas vue. Ses mains se crispent à son voile, elle retient sa respiration.

Et soudain, elle réprime un cri. Léon ! C’est Léon qui passe, jetant vers le cimetière un regard rassuré.

Isabelle s’est élancée. Elle court, son crêpe au vent, sans savoir ce qu’elle va faire. Et, comme elle débouche sur le chemin, elle voit de loin Léon s’arrêter. Une petite maison basse, proprette… Il frappe… On entr’ouvre clandestinement la porte… Il est entré !…

En deux bonds, Isabelle a gagné la maison adultère. Mais, devant le seuil, elle s’arrête net, pétrifiée. En travers de la porte refermée, elle vient de lire ces mots, grossièrement calligraphiés sur une pancarte de carton :

Plumecoq, fossoyeur.