Commencements/01/04

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Texte établi par Édition de l’A C-F,  (p. 48-53).

IV


Le monopole se prélasse dans ses privilèges ; il ne remplit pas ses obligations relatives à la colonisation ; ses navires quittent la France beaucoup plus tard et, au lieu de se présenter à Tadoussac à la fin de mai, ils n’arrivent souvent qu’à la fin de juin ou en juillet ; l’Habitation, toujours mal ravitaillée, souffre périodiquement de la famine ; il n’est plus question de construire des habitations aux Trois-Rivières, à Montréal ou en Huronie ; tout indique que les prix versés aux Indiens pour les fourrures s’abaissent très vite ; et enfin la traite manifeste une tendance à redescendre le fleuve ; les marchands préférant naviguer moins longtemps et laisser les sauvages parcourir une route plus longue pour trouver les articles de traite dont ils contractent lentement le goût.

C’est l’une des raisons qui expliquent le brusque triomphe des Trois-Rivières, en 1618, sur Montréal et Cap de Victoire, comme poste de traite. Cette année-là, Champlain aborde relativement tard au pays : le 24 juin. Mais un autre navire a précédé le sien et repose sur ses ancres à Tadoussac. Le Sieur des Chenes, capitaine de ce navire, n’a pas perdu son temps : il est parti pour Québec, « et de là devait aller aux trois rivières pour attendre les sauvages qui y devaient venir de plusieurs contrées pour traiter, comme aussi pour savoir ce qu’on devait faire, et délibérer, sur la mort advenue de deux de nos hommes de l’habitation, qui, perfidement et par trahison, furent tués par deux méchants garçons sauvages montagnais, il y avait près de deux ans ».

Cette traite aux Trois-Rivières est dominée par ce double meurtre : il suscite beaucoup d’ennuis tant aux Français qu’aux Indiens ; pendant quelques mois, il menace de destruction la coalition laurentienne, et il devient la cause d’une tension dangereuse des relations entre les deux éléments ethniques.

Champlain doit étudier ce problème dès son arrivée. Le 27 juin, il confère avec Pont-Gravé à Québec, mais les esprits se sont grandement apaisés depuis deux ou trois semaines ; on ne parle plus d’attaque en masse, et alors « le même jour le sieur du Pont délibéra d’aller au lieu des trois rivières, où se faisait la traite des marchands, et porter avec lui quelques marchandises pour aller trouver le sieur des Chesnes qui y était déjà, et mena avec lui ledit Loquin ». Champlain séjourne quelque temps à Québec ; puis il monte dans une barque qui se rend de Québec aux Trois-Rivières avec des marchandises de traite ; il nourrit l’intention « de voir les Sauvages, et communiquer avec eux, et découvrir ce qui se passait touchant l’assassin ci-dessus déclaré, et ce qu’on y pourrait faire pour pacifier et adoucir le tout ».

Malgré les appréhensions entretenues de part et d’autre, la traite bat son plein ; bien mieux, on n’a jamais vu traite pareille : voilà ce que Champlain apprend dès les rapides Richelieu où « nous aperçûmes, dit-il, une Chaloupe venant droit à nous, où il y avait quelques hommes, de la part des sieurs du Pont et des Chênes, et quelques autres Commis et facteurs des Marchands me priant de dépêcher promptement ladite Chaloupe, et l’envoyer audit Québec quérir quelques marchandises restantes, et qu’il était venu un grand nombre de sauvages, à dessein d’aller faire la guerre ».

Champlain donne des ordres en conséquence ; il fait ensuite force de rame vers les Trois-Rivières où il arrive le 7 juillet, dans le milieu de l’après-midi. Il met pied à terre, et « lors tous les sauvages de ma connaissance, et au pays desquels j’avais été familier avec eux, m’attendaient avec impatience et vinrent au-devant de moi, et comme fort contents et joyeux de me revoir, m’embrassant l’un après l’autre, avec démonstration d’une grande réjouissance, comme aussi de ma part je leur faisais le semblable, et ainsi se passa la soirée, et le reste dudit jour en cette allégresse ».

Que voilà en effet une grande modification des sentiments entretenus depuis quelques semaines ! Mais gare au lendemain ! Un grand conseil s’assemble : les Indiens désirent apprendre de Champlain s’ils recevront l’assistance militaire promise. Champlain écoute les conseils de ses amis, « et cependant de notre part, dit-il, consultâmes ensemble pour résoudre ce que nous avions affaire sur le sujet du meurtre de ces pauvres défunts ». Comme on voit, les deux parties sont absorbées par des préoccupations différentes.

Que sortira-t-il de là ? Champlain commence à parler au milieu de l’imposant conseil : « Je leurs fis réponse, déclare-t-il, que la volonté ne m’avait point changé, ni le courage diminué. Mais ce qui m’empêchait de les assister était, que l’année dernière (1617), lorsque l’occasion et l’opportunité s’en présentait, ils me manquèrent au besoin, d’autant qu’ils m’avaient promis de revenir avec un bon nombre d’hommes de guerre, ce qu’ils ne firent, qui me donna sujet de me retirer sans faire beaucoup d’effet, et que néanmoins il fallait en aviser, mais que, pour le présent », il importe de régler avant tout l’affaire du double assassinat.

Champlain n’a pas plutôt mentionné cette affaire qu’une réaction violente se produit. Le conseil se rompt, les Indiens se fâchent ; ceux-ci admettent l’énormité du crime, ils offrent de mettre les criminels à mort. Cependant, les Français ne songent point à cette forme expéditive de justice. Ils désirent plutôt un procès selon les formes ordinaires ; mais ils s’aperçoivent en même temps qu’il serait prudent de louvoyer, et, pour le moment, ils abandonnent ce sujet.

Comme il le fait souvent dans les moments difficiles, Champlain consulte Pont-Gravé, le représentant principal de la Compagnie dans la Nouvelle-France. Ils étudient ce problème difficile, pèsent le pour et le contre : le pardon peut porter les sauvages à se « licencier », à commettre d’autres crimes, à obéir de nouveau à leurs impulsions, à devenir insolents. Mais d’autre part, la punition peut soulever chez ces tribus impulsives une haine dangereuse, et alors « il n’y aurait nulle sûreté pour ceux qui se disposeront de faire les découvertes parmi eux ». D’autant que les Indiens qui ont assassiné ont suivi pour ainsi dire les coutumes de leur peuple, qu’ils sont disposés à faire les réparations que demandent ces mêmes coutumes, et que l’un au moins d’entre eux est un personnage d’importance.

Les deux amis prennent donc une résolution : « C’est pourquoi, dit Champlain, le tout considéré, nous nous résolûmes de couler cette affaire à l’amiable, et passer les choses doucement, laissant faire leur traite en paix avec les commis et facteurs des Marchands et autres qui en avaient la charge ». Mais le pardon définitif ne sera accordé qu’en 1623, en grand apparat, au Cap de Victoire.

Deux ou trois jours après la venue de Champlain, la traite commence sous la direction des commis. La foule indienne est si nombreuse qu’ils écoulent toutes leurs « marchandises, bonne et mauvaise, même celle qui de longtemps avait été mise à mépris, et gardait le magasin ».

Champlain se congratule alors sur les bons effets de sa diplomatie qui a rassemblé toutes ces tribus. Examinant le passé, récapitulant ses voyages des années 1609, 1613 et 1615, il raconte qu’il a rencontré des peuples inconnus « avec lesquels j’avais fait alliance, et juré amitié avec eux, à la charge qu’ils viendraient faire traite avec nous, et que je les assisterais en leurs guerres ». Nulle part ailleurs peut-être, l’alliance n’est exprimée sous une forme aussi concise. « Et suivant leur promesse, ajoute-t-il, vinrent de plusieurs nations des peuples Sauvages ».

Ces phrases indiquent bien quelle importance primordiale Champlain attache au volume de la traite, quelles fatigues il croit nécessaire de subir pour accroître ces échanges commerciaux ; mais la préoccupation qui l’anime, ce ne sont pas les profits financiers en eux-mêmes, mais la prospérité de la Nouvelle-France bâtie sur ces bénéfices.

La première grande traite des Trois-Rivières est encore témoin d’autres événements. Le Père Paul Huet célèbre la messe « tout le temps qu’on fut là. Il excita aussi Beauchesne et tous les autres Français de faire les feux de la S. Pierre et de tirer en l’honneur du saint tous les pierriers de la barque ». Brûlé, l’interprète des Hurons, est également présent. Il narre à Champlain son incroyable odyssée, du sud du lac Érié jusqu’à l’Atlantique, le long de la Susquehanna, et divers autres voyages au nord du lac Huron. Enfin, Champlain quitte les Trois-Rivières le 14 juillet ; le lendemain, il aborde à Québec « où les barques furent déchargées des marchandises qui étaient restées de ladite traite, et mises dedans le magasin des Marchands qu’ils ont audit lieu ».

Le 30 juillet, Champlain quitte Tadoussac pour la France ; en 1619, il ne reviendra point au Canada. La traite a probablement lieu aux Trois-Rivières. L’année suivante, 1620, Champlain ne laisse que des notes bien courtes. Il arrive à Tadoussac très tard, le 7 juillet. Il raconte immédiatement que les « sieurs du Pont et Deschesnes étaient partis de Québec pour aller à mont ledit fleuve afin de traiter à une île devant la rivière des Iroquois, ayant laissé à Tadoussac deux moyennes barques pour nous attendre, et les dépêcher promptement, afin de leur porter marchandises ». Champlain expédie ces embarcations en toute vitesse. La traite a-t-elle lieu à l’île Saint-Ignace indiquée plus haut, ou bien aux Trois-Rivières ? Car, après avoir écrit la phrase précédente, Champlain ajoute un peu plus tard ce qui suit : « Je résolus d’envoyer ledit Guers avec six hommes aux trois rivières où étaient le Pont et les hommes de la société pour savoir ce qui se passerait par delà ». Quelques jours s’écoulent et messieurs les trafiquants sont de retour : « lesdits du Pont et Deschesnes descendirent des trois rivières avec leurs barques, et les pelleteries qu’ils avaient traitées ».

Comme on le voit, ces traites semblent manquer parfois de stabilité, et aussi d’unité ; les différentes parties — Français, Montagnais, Algonquins, Hurons — n’arrivent pas au rendez-vous en même temps ; rien n’est plus difficile qu’une coordination exacte de leurs mouvements. Alors les barques chargées de marchandises feraient halte à un endroit, puis se rendraient à un autre pour attendre des groupes d’Indiens retardataires ; les Indiens descendraient aussi plus loin sur le fleuve lorsque les Français arriveraient plus tard.