Commencements/01/05

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Texte établi par Édition de l’A C-F,  (p. 54-61).

V


Enfin s’ouvre l’année 1621, célèbre dans les annales de la traite par la situation compliquée qu’elle pose devant Champlain. Un imbroglio dangereux règne pendant une couple de mois, et Champlain doit user de toutes ses qualités de finesse et de sagacité pour empêcher les partis de troubler la paix.

Le changement de Vice-Roi à l’automne de l’année 1619 est la cause de la crise. Le prince de Condé vend sa charge ; le duc de Montmorency l’achète et il ordonne à son homme d’affaires, Dolu, de conduire une enquête sur l’état de la Nouvelle-France. Champlain lui expose la situation telle qu’elle est : un seul colon à Québec, à peine quelques arpents de terre en culture, pas de fort, pas de munitions, pas assez de denrées produites sur place pour nourrir une garnison. En 1620, de retour à Québec, Champlain trouve l’Habitation dans un état lamentable, et il envoie un rapport désespéré. Rien à espérer de la Compagnie. Alors Dolu agit rapidement. Le 8 novembre, les De Caën proposent les conditions d’un nouveau monopole ; le 27 novembre, l’ancienne société demande de conserver ses privilèges pendant quatre années encore.

À Québec, le drame s’ouvre le 15 mai 1621. Ce jour-là, Champlain expédie une chaloupe chargée de marchandises pour la traite de Tadoussac. Mais l’embarcation quitte à peine le port qu’elle revient avec le « sieur du May » et un individu du nom de Guers, commissionnaire du Vice-Roi, rencontrés en route. Ces deux hommes sont venus de bonne heure dans un tout petit navire pour remettre à Champlain un important courrier, et surtout une lettre très grave du Duc de Montmorency. Voici le principal passage de ce document : « J’ai estimé à propos, dit-il, d’exclure les Anciens Associés de Rouen et de Saint-Malo, pour la traite de la Nouvelle-France, d’y retourner… ; j’ai choisi les sieurs De Caën, oncle et neveu, et leurs Associés ».

Par ces mots, le Vice-Roi prononce l’exclusion de l’ancienne Compagnie des Marchands, qui régnait en Nouvelle-France depuis 1614, et lui substitue une compagnie nouvelle. Voilà qui ne manque pas de clarté. Mais « les deux sociétés étant en procès au Conseil de sa Majesté », comment se comporter au Canada envers les représentants des deux Compagnies ?

Les lettres enjoignent à Champlain de se « saisir de toutes les marchandises tant traitées que à traiter, pour les intérêts que le Roi et mondit Seigneur prétendaient contre ladite Société ancienne, pour ne s’être acquittée au peuplement comme elle était obligée » ; à l’heure de sa venue, de Caën doit aussi « se saisir des vaisseaux et marchandises… et cependant je conserverais toutes les pelleteries ».

En premier lieu, le litige n’est pas terminé ; en second lieu, comment exécuter cet ordre ? Presque toute la population de la Nouvelle-France est à cette époque aux gages de l’ancienne société de Rouen et, pendant qu’une compagnie « en un pays comme celui-ci tient la bourse, elle paie, donne et assiste qui bon lui semble ; ceux qui commandent pour sa Majesté sont fort peu obéis n’ayant personne pour les assister, que sous le bon plaisir de la Compagnie ». Champlain en ce moment, c’est un général, oui, mais sans soldats et, pour maintenir la paix, il doit racoler les soldats des autres. De plus, les fonctionnaires de l’ancienne Compagnie des Marchands craignent de perdre en cette aventure leur avoir et leurs salaires. Ils adoptent une attitude menaçante. Champlain doit les cajoler.

Comme le procès n’est pas vidé devant le conseil, Champlain décide alors, le temps venu, de ne pas modifier l’état de fait. Ce sont les anciennes commissions et les anciens traités qui demeurent en vigueur. Il permet donc au personnel de la Compagnie de Rouen de se rendre à la traite, comme par le passé. Les employés de la Compagnie nouvelle ne s’y rendront pas puisque celle-ci sera indemnisée si elle gagne sa cause.

Sur ce, arrive à Tadoussac le vieil ami de Champlain : Pont-Gravé. Il commande un navire de 150 tonnes qui compte soixante-cinq hommes d’équipage et ramène les commis de l’ancienne compagnie. Alors, à l’Habitation, le parti de cette société considère l’arrivée de ce contingent comme un renfort, et les esprits sont tellement montés que le Lieutenant du Roi ne sait comment s’en tirer.

Il n’hésite pas cependant. Contre ce parti trop puissant, il tente de s’en créer un, bien à lui : il place le sieur Dumay dans le petit fort commencé l’année précédente sur le cap Diamant ; il y met aussi son beau-frère, Eustache Boullé, sur lequel il peut compter personnellement, huit hommes à lui, quatre hommes des Récollets et quatre hommes de l’ancienne société ; à cette petite troupe, il distribue vivres, armes, poudre et balles. Ce coup de force accompli, Champlain peut attendre en paix les gens de Tadoussac : « nous pouvions parler à cheval, faisant toujours continuer le travail du fort pour le mieux mettre en défense », et, lui-même, demeure dans l’Habitation avec quatre hommes du sieur Dumay, quatre hommes des Récollets, Guers, et le personnel ordinaire ; mais « le fort assurait tout, avec l’ordre que j’avais donné audit Capitaine du « May ».

Aussi, quand se présentent les commis et les employés de l’ancienne société, ils trouvent à qui parler : « Je fais prendre les armes, dit Champlain, donnant à chacun son quartier, et semblablement au fort, et fis lever le pont-levis de l’habitation ». La paix règnera dans la Nouvelle-France.

Le Père Georges Le Baillif, très haut coté en cour, avec qui le Roi correspond, paraît-il, et qui joue pendant tout cet été un rôle semi-officiel à côté de Champlain, descend alors sur le rivage en compagnie de Guers, et ces deux ambassadeurs demandent aux arrivants quelles nouvelles ils apportent ; ceux-ci répliquent qu’ils s’en tiennent aux anciennes commissions en attendant la décision définitive du Conseil ; cependant, leur navire a quitté les côtes de France sans obtenir de l’amirauté le congé requis. Ils protestent tout de même contre la manière dont on les reçoit. Ce qu’ils désirent est fort clair : pratiquer la traite avec les Indiens, obtenir des munitions et des armes, rentrer en possession des fourrures qui reposent dans le magasin de l’Habitation et que leurs traitants ont acquises des sauvages.

Quand les deux ambassadeurs reviennent du rivage dans l’Habitation, une consultation rapide a lieu, et « il fut arrêté qu’on laisserait entrer les commis au nombre de cinq, qu’on leur livrerait leurs marchandises, pour traiter amont ledit fleuve Saint-Laurent, et les assister de ce qu’ils auraient affaire, ce qu’ils acceptèrent ». Mesure temporaire et d’expectative. Mais Champlain admoneste fort les commis. Il leur refuse des armes et des munitions, cela va de soi ; il leur refuse aussi les pelleteries : celles-ci, il ne s’en dessaisira pas avant que le magasin soit bien pourvu de vivres ; si l’ancienne ou la nouvelle compagnie refuse de remplir cette obligation, il pourra toujours acheter des subsistances des navires de Gaspé en donnant les fourrures en échange ; autrement, il tomberait à la merci des sociétés au lieu de demeurer leur maître.

Les hommes de l’ancienne société protestent contre ces refus, contre la présence dans le fort du sieur Dumay, un homme de la compagnie nouvelle, contre la présence dans l’Habitation des sous-ordres du même monsieur, contre la réception qui leur est faite. Mais comme personne d’entre eux ne sait revêtir ce mécontentement de la forme légale, ils partent bientôt pour la traite, « et ainsi ils s’embarquèrent pour aller aux trois rivières, et y traiter ». Quand ces gens sont partis, Champlain envoie l’un de ses hommes à Tadoussac pour attendre De Caën, lui demander du renfort, « me persuadant qu’il aurait arrêt en sa faveur ».

Pont-Gravé se présente lui-même à son tour dans une barque montée par treize hommes. Il reçoit la même réception que ses employés. Il proteste, lui aussi, mais Champlain affirme avec énergie qu’avant tout, il doit « conserver cette place, et la maintenir en son obéissance, et tenir toutes choses en paix ». Pont-Gravé n’aurait-il pas dû demeurer sur son navire à Tadoussac, se tenir en garde contre De Caën, vu que sa sortie de France a été irrégulière, et attendre l’arrêt du Conseil pour s’y conformer ? En cette occasion, Pont-Gravé se montre moins exigeant que les commis, et « le lendemain il s’en alla aux trois rivières, pour traiter avec les sauvages ».

Enfin, le 15 juillet, un commis de la société nouvelle se présente à son tour : De Caën est arrivé. Celui-ci prie Champlain d’avertir les Indiens de sa venue prochaine et de la quantité de marchandises qu’il apporte ; il demande au Lieutenant du Roi de se rendre à Tadoussac pour étudier la situation avec lui. Champlain se rend à la première demande, mais il refuse la seconde : « car ce n’était pas la saison de laisser l’habitation ni le fort ».

Ce n’est que le 17 juillet que l’imbroglio se débrouille et que Champlain est enfin instruit des intentions du Roi. Rommier, un sous-commis, lui apporte une liasse de lettres et de dépêches. Le conseil a rendu un arrêt de nature temporaire : il permet aux « associés des deux compagnies, de trafiquer et faire traite, pour l’année 1621 seulement, tant pour les vaisseaux déjà partis, que pour deux autres à eux appartenant, chargés et prêts à partir, sans se donner aucun empêchement, ni d’user d’aucune violence, à peine de la vie ; à la charge qu’ils seront tenus de contribuer pour la présente année, également et par moitié, à l’entretien des Capitaines, soldats, et des religieux établis et résidant en l’habitation ». L’ancienne société reçoit aussi la défense de laisser partir aucun navire nouveau sans un congé de l’Amirauté, mais on passe l’éponge sur le départ irrégulier du navire de Pont-Gravé.

En somme, c’est un demi-triomphe pour la Compagnie des Marchands : elle n’est plus évincée sans tambour ni trompette. De Caën est tellement désappointé du partage forcé qu’il proteste de nullité quand on publie l’arrêt à son de trompe dans les rues de Dieppe et autres lieux.

Maintenant, Champlain sait de quelle façon régler le démélé canadien ; mais il ignore la façon dont les compagnies vont réagir. Quand il s’agit de fourrures précieuses, du droit de traiter qui représente de gros bénéfices, la cupidité s’enflamme aisément.

En possession de l’arrêt du conseil, le Père Georges le Baillif se rend à Tadoussac afin d’y rencontrer le sieur De Caën et de sonder ses intentions. Lorsqu’il y arrive, ce dernier s’apprête à saisir le navire de Pont-Gravé ; il consent à suspendre son action, mais à la condition que Champlain lui-même aille parlementer.

Champlain répond qu’il ne peut quitter l’Habitation avent neuf jours : il lui faut une pinasse et il envoie un messager aux Trois-Rivières pour en obtenir une. Enfin l’embarcation aborde à Québec « et ledit Pont dedans ». Le 31 juillet, Champlain s’embarque, laissant le sieur Dumay en charge du fort. Le lendemain soir, il jette l’ancre à la Pointe-aux-Alouettes. De Caën vient le rencontrer et aussitôt s’engage une dispute qui tourne à l’aigre ; car il est irraisonnable ; il ne veut pas plus se rendre aux arguments du Père Georges le Baillif qu’à ceux de Champlain. Par exemple, il veut absolument saisir le navire de Pont-Gravé. Il n’a aucune bonne raison à faire valoir, et poussé au pied du mur, il prétend à tort qu’il a besoin de ce bâtiment pour courir sus aux contrebandiers qui infestent le Golfe. Pont-Gravé s’oppose résolument à ce coup de force, Champlain de même. Pour couper court à cette oiseuse discussion, celui-ci prend possession du vaisseau au nom du Roi. De Caën passe outre, et il s’empare du navire.

Mais ensuite, ce dernier retourne auprès de Champlain pour arrêter les mesures à prendre en vue de ravitailler Québec. Champlain s’est opposé aux actions de ce puissant personnage, mais il a besoin de lui : chaque compagnie doit fournir en effet la moitié des vivres, la moitié des hommes qui demeureront à l’Habitation ; mais l’ancienne société, représentée par Pont-Gravé, manque tout à fait d’approvisionnements. De Caën seul les possède. Enfin, les deux partis élaborent un compromis : De Caën recevra mille castors pour le paiement de la part des vivres que Pont-Gravé devait laisser et qu’il fournira lui-même ; il recevra ensuite sept cents castors pour l’indemniser des pertes qu’il a subies du fait que ses employés n’ont pas fait la traite avec les sauvages. Les mille sept cents castors sont livrés. Et De Caën éprouve tant de satisfaction qu’aussitôt cette transaction accomplie, il remet à Pont-Gravé son navire « disant qu’il n’était point armé comme il fallait ».

Ainsi se termine cette longue, violente et dangereuse dispute. Elle nous montre Champlain dans un rôle nouveau : celui d’arbitre, de pacificateur et de maître incontesté du pays. Tous les hommes d’une certaine importance sont tellement alarmés par cette querelle qu’ils se réunissent en assemblée ; ils envoient le Père Georges le Baillif en France pour supplier le Roi de régler au plus tôt ce conflit qui menace de ruiner la colonie.

L’hiver se passe, le temps apporte l’apaisement, les deux compagnies se fusionnent et elles adoptent le nom de société du Duc de Montmorency. C’est ce que Champlain apprend au printemps 1622 : « Le 8 de juin, dit-il, arriva le sieur Santein, l’un des commis de la nouvelle société qui me donna avis de la réunion des deux sociétés ».

Et le 15 juin, Pont-Gravé et de la Ralde surviennent à Québec « avec 4 barques chargées de vivres et marchandises, auxquelles je fis la meilleure réception qu’il me fut possible, et ne trouvèrent que toute sorte de paix ». Ils jouissent un moment de l’hospitalité de Champlain, puis ils partent pour les Trois-Rivières « où ils trouvèrent quelque nombre de sauvages, en attendant un plus grand ». Mais le sieur De Caën s’est attardé ; il n’arrive à Québec que le quinze juillet, il craint d’être en retard pour la traite, et ne séjourne que deux jours dans l’Habitation.

Dès la fin du mois, c’est le pèlerinage de retour : le 31 juillet, de la Ralde passe, retournant à Tadoussac ; puis le 19 août, De Caën revient des Trois-Rivières, et le 25 il part à son tour pour Tadoussac ; quant à Pont-Gravé, il fut « laissé à l’habitation, pour principal commis de Messieurs les Associés, et hivernâmes ensemble ».

C’est durant cette année 1622 que se produit un grand événement qui aura des répercussions sur le commerce des fourrures : Champlain et la coalition laurentienne commencent à négocier la paix avec les Iroquois. Sollicité de donner son avis, le premier trouve bon « qu’ils vesquissent en paix les uns avec les autres ». De grands biens en résulteraient : « l’augmentation du trafic, et les découvertes plus aisées, et la sûreté pour la chasse de nos sauvages, qui vont aux Castors, qui n’osent aller en de certains lieux, où elle abonde ».