Comment finit la guerre/06

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Comment finit la guerre
Revue des Deux Mondes6e période, tome 58 (p. 74-101).
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COMMENT FINIT LA GUERRE [1]

VI
LES CONSÉQUENCES DE LA VICTOIRE


LA DÉLIVRANCE DE L ALSACE-LORRAINE ET DE LA BELGIQUE

Le 12 novembre 1918, le maréchal Foch saluait en ces termes ses troupes victorieuses :

« Officiers, sous-officiers et soldats des armées alliées :
« Après avoir résolument arrêté l’ennemi, vous l’avez pendant des mois, avec une foi et une énergie inlassables, attaqué sans répit. Vous avez gagné la plus grande bataille de l’histoire.
« Soyez fiers ! D’une gloire immortelle vous avez paré vos drapeaux. La postérité vous garde sa reconnaissance. »


Les armées allemandes commencèrent aussitôt leur retraite. Sur certains points, en Belgique comme en Alsace-Lorraine, le désordre était complet ; les conseils de soldats avaient pris le commandement des troupes, le kronprinz Ruprecht de Bavière et le gouverneur de Belgique avaient dû s’enfuir précipitamment ; plusieurs officiers avaient été massacrés. Un radiogramme du maréchal Hindenburg demandait au maréchal Foch l’action immédiate des armées alliées en Alsace-Lorraine où la population manifestait « sur certains points une attitude hostile à l’égard des troupes allemandes en marche. »

C’est le 17 que les armées alliées s’ébranlèrent de la Suisse à la Hollande. Le retour des Français en Alsace et en Lorraine fut profondément émouvant. Les provinces annexées à l’Allemagne par le traité de Francfort en 1871 étaient restées françaises de cœur ; même en tempérant par instants le régime de la contrainte brutale qui lui était le plus naturel, le conquérant n’avait jamais changé leur sentiment. Ce sentiment, les populations l’exprimèrent d’abord par la protestation franche contre le traité de Francfort ; puis, à mesure que le temps passait, que la nécessité de vivre s’imposait, que durait le silence forcé de la France officielle, la protestation se transforma en une revendication de l’autonomie. Au lieu d’être une sorte de colonie administrée par l’Empire, comme un pays peuplé de races inférieures auxquelles il est dangereux de laisser la moindre liberté, l’Alsace-Lorraine, terre d’Empire, eût constitué un État particulier, se gouvernant lui-même sous la suzeraineté du Kaiser, au même titre que la Bavière ou la Saxe. Mais cette prétention même apparaissait comme absolument inadmissible, car, dans un État ainsi constitué, même dans le cadre de l’Empire, les sympathies pour la France se fussent manifestées tôt ou tard, et c’était là un grave inconvénient politique ; à ce point de vue, la « terre d’Empire, » le Reichsland, était le butin conquis en commun par les peuples allemands, le ciment de l’unité imposée par le fer prussien, le symbole du principe que la force seule suffit à créer le droit ; il devait donc être conservé comme propriété collective des États allemands, et sous aucun prétexte cette possession ne pouvait s’élever au rang des Puissances qui l’avaient conquise.

En outre l’établissement d’une administration autonome eût certainement compliqué les opérations militaires dont l’éventualité était au premier rang dans les directives de la politique impériale.

Ainsi, par la logique de ses théoriciens aussi bien que par les nécessités militaires, l’Allemagne se trouvait emportée vers une politique de plus en plus tyrannique en Alsace-Lorraine comme en Pologne. Un des résultats de la guerre mondiale devait être le triomphe de cette politique, poussée jusqu’au paroxysme. L’incident de Saverne, qui n’a pas été suffisamment médité, est caractéristique de cette situation de l’Alsace-Lorraine, comme de la situation générale de l’Allemagne.

Encore après un demi-siècle, le morceau se trouvait trop difficile à digérer, même par l’estomac de l’Empire victorieux. Aussi le chancelier Hertling voulait-il le partager entre la Bavière et la Prusse. Ludendorff au contraire voulait en faire une colonie prussienne, jugeant que l’intervention du Reichstag pouvait être gênante dans la terre d’Empire.

En France, la question d’Alsace-Lorraine était restée toujours ouverte. Après l’éloquente protestation de Bordeaux en 1871, le silence officiel s’était fait. Les ministères s’étaient succédé, aux tendances les plus diverses : aucun n’avait cru pouvoir assumer la responsabilité, ni de réclamer ouvertement la revision du traité de Francfort, ni d’affirmer qu’il admettait toutes ses conséquences. Aucun parti politique, si avancé qu’il fût, n’osait s’incliner devant le fait accompli et déclarer qu’il était négligeable dans l’ensemble de l’évolution sociale. L’illusion de l’internationalisme voyait la solution du problème par la suppression des frontières, mais aucune voix ne s’est élevée pour proclamer que l’Alsace-Lorraine devait rester allemande. C’est en vain que Guillaume II, dès son avènement, disgraciait le prince de Bismarck et s’efforçait de se rapprocher de la France. Le gouvernement de la République, reprenant les traditions de la Restauration, contractait une alliance défensive avec l’autocrate de toutes les Russies aux acclamations de la France entière. Ni dans la politique coloniale, ni dans les questions économiques et financières, la communauté d’intérêts la plus évidente ne rapprochait la France de l’Allemagne. Toute tentative dans cette direction eût été l’objet de la réprobation nationale. Le régime de la paix armée s’était établi et durait entre les deux nations, quelque lourd qu’il fût à porter.

Le fantôme de l’Alsace-Lorraine planait sur le monde, remords que rien ne pouvait écarter. Depuis les traités de 1815 la Sainte-Alliance s’était effritée. Jusqu’au traité de Francfort, en 1871, les seuls changements à la carte d’Europe s’étaient faits sur le principe du Droit des peuples à disposer d’eux-mêmes : la Belgique s’était créée grâce à l’intervention des armes françaises au service d’une cause nationale ; en 1859 aussi c’est à la suite de la même intervention que l’unité italienne s’était fondée par acclamation populaire ; la réunion du comté de Nice et de la Savoie à la France avait été proclamée par un plébiscite ; en 1864, l’union du Schlesvig-Holstein à la Prusse n’avait été admise que sur la promesse de la même ratification par l’Europe indolente, qui n’exigea jamais l’exécution du traité de Prague. En 1866, l’annexion de la Vénétie à l’Italie nécessita la même consultation. Le traité de Francfort marquait donc une régression dans le droit public, et, en le sanctionnant par son silence, malgré les instantes demandes de la France, l’Europe s’est rendue complice de cette injustice, dont elle a ensuite porté lourdement le poids. Car en politique comme en morale, les fautes et les crimes s’enchaînent. Victorieuse en Allemagne et en Europe, la Prusse a établi que le succès excuse tout. Les résultats de ses victoires en 1864, 1866, 1870-71 expliquent son agression de 1914.

Mais cette fois, le coup était manqué, et tous les gains antérieurs compromis. La délivrance de l’Alsace et de la Lorraine était un immense soulagement pour la conscience universelle. Les populations accueillirent les troupes françaises avec une joie égale qui se manifesta selon leur tempérament. À Strasbourg, les cris d’allégresse montaient jusqu’au ciel à perdre haleine. À Metz, la foule, émue jusqu’au fond du cœur, restait presque silencieuse, avec des larmes plein les yeux.

En Belgique, la même joie accueillait les troupes nationales. Le retour du roi soldat et de la vaillante reine Élisabeth fut salué à Bruxelles avec un enthousiasme délirant.

L’Angleterre connut aussi les joies du triomphe. Le 21 novembre, en exécution de l’armistice, les soixante-dix plus belles unités de la flotte allemande vinrent se rendre à la flotte anglaise et rallièrent la base navale de Rosyth, escortées par des navires de guerre anglais, français et américains. Cet armement colossal couvrait sur la mer un espace de 25 kilomètres de longueur sur 11 kilomètres de largeur. À l’heure prescrite, les soixante-dix navires allemands amenèrent simultanément leur pavillon de guerre dans un silence impressionnant.

L’OCCUPATION DE LA RHÉNANIE


Après la délivrance de l’Alsace-Lorraine et de la Belgique, les armées alliées suivirent leur marche méthodique vers le Rhin et les trois têtes de pont, Mayence, Coblence, Cologne. Sur la demande des autorités civiles et militaires, des détachements légers durent les devancer à Sarrebruck et à Mayence, où ils rétablirent l’ordre menacé par la révolution. Leur présence suffit d’ailleurs à assurer le calme.

Avant de franchir la frontière, l’ordre suivant avait été lu aux troupes de la 10e armée, qui se dirigeait précisément sur ces points :

« Officiers, sous-officiers et soldats de la 10e armée,

« Je suis heureux de la belle attitude et de la discipline montrées par tous au cours de la traversée de l’Alsace-Lorraine. Chacun a senti qu’aucun désordre ne devait se mêler aux joies magnifiques de la délivrance. Merci.

« Vous allez poursuivre votre marche triomphale jusqu’au Rhin. Vous borderez et dépasserez en certains points cette frontière, qui fut souvent celle de notre pays.

« Vous allez vous trouver en contact avec des populations nouvelles, qui ignorent les bienfaits passés de la domination française.

« Personne ne peut nous demander d’oublier les abominations commises par nos ennemis durant quatre années de guerre, la violation de la foi jurée, les meurtres de femmes et d’enfants, les dévastations systématiques sans aucune nécessité militaire.

« Mais ce n’est pas sur le terrain de la barbarie que vous pouvez lutter contre nos sauvages ennemis ; vous seriez vaincus d’avance. Donc, partout vous resterez dignes de votre grande mission et de vos victoires.

« Sur la rive gauche du Rhin, vous vous souviendrez que les armées de la République française, à l’aurore des grandes guerres de la Révolution, se comportèrent de telle sorte que les populations rhénanes ont voté par acclamation leur incorporation à la France. Et les pères de ceux que vous allez rencontrer ont combattu côte à côte avec les nôtres sur tous les champs de bataille de l’Europe pendant vingt-trois ans.

« Soyez dignes de vos pères et songez à vos enfants, dont vous préparez l’avenir.

« Point de tache aux lauriers de la 10e armée, tel doit être le mot d’ordre de tous. »

La discipline paraissait particulièrement difficile à conserver parmi les troupes originaires des régions dévastées ou occupées par les Allemands et qui avaient eu pendant plusieurs années leurs foyers souillés par l’étranger, leurs villages ruinés, leurs champs systématiquement ravagés, leurs usines pillées, puis détruites à la dynamite, leurs mines inondées. Pourtant, jamais les troupes françaises n’eurent plus superbe allure que pendant cette marche. Les populations vaincues n’eurent à leur reprocher rien qui ressemblât à un acte de représailles. Le laisser-aller inévitable après des années de campagne avait fait place à une correction dans la tenue et dans l’attitude militaire qui étonnait même les officiers.

Dans de telles circonstances, le contact avec les populations rhénanes s’établit facilement. Elles désiraient être fixées le plus tôt possible sur le sort que leur réservait le vainqueur, et, dans l’ensemble, elles étaient prêtes a l’accepter, quel qu’il fût. Avant l’arrivée des Alliés sur le Rhin, de nombreux conciliabules s’étaient tenus pour y poursuivre l’établissement d’un État autonome dans la fédération allemande. Tout en voulant rester unis, les peuples allemands répudiaient l’hégémonie prussienne qui, après un demi-siècle de succès militaires et économiques, venait de les entraîner au désastre. À Berlin au contraire, le parti social-démocrate qui s’était saisi du pouvoir, travaillait activement au renforcement de l’unité et au maintien de la puissance militaire. En s’écroulant, les vingt-deux trônes allemands avaient fait place nette, et le symbole respecté des diverses nationalités s’était évanoui. Les ministères de la guerre de chaque État avaient été supprimés ; toute trace de particularisme disparaissait ainsi de l’organisation militaire. La centralisation s’étendit aux chemins de fer, aux mines, aux canaux, aux forces électriques ; l’organisation financière évoluait dans le même sens, les recettes comme les dépenses allant pour la plus grande part à Berlin au détriment des États.

Le nouveau gouvernement de l’Empire s’était donc attribué des pouvoirs beaucoup plus étendus que ceux du Kaiser. Il disposait d’une armée dont l’effectif pendant toute l’année 1919 fut maintenu au-dessus d’un million d’hommes, appelés de noms divers, mais tous payés plus de 15 marks par jour. Les troubles de Berlin, de Hambourg et de Munich étaient réprimés avec une brutalité voisine de la sauvagerie, qui laissa des rancunes inexpiables, particulièrement en Bavière. L’assassinat de Liebknecht, de Rosa Luxembourg et de Kurt Eisner, les nombreuses exécutions sans jugement montraient à quelle absence de scrupules on était arrivé.

Les populations rhénanes appréciaient fort, dans l’ensemble, le calme que leur procurait la présence des armées alliées. Tout en bornant son intervention au maintien de l’ordre public, le commandement français avait pris des mesures qui avaient été presque unanimement approuvées. Ses relations avec les autorités locales étaient correctes et mêmes courtoises. Il avait commencé à organiser le ravitaillement avec ses propres ressources, en débutant par les plus nécessiteux ; les ouvriers et les paysans lui savaient gré de se préoccuper de leur sort et de rester accessible à tous.

Des relations économiques se nouaient avec la France, donnant au début les plus belles espérances. Dès que la porte d’entrée fut ouverte, un appel de marchandises françaises se produisit vers le Rhin ; pendant les quatre premiers mois, le total des importations se monta à 800 millions. Mais il eût fallu une contre-partie, l’exportation des produits rhénans en France. Vainement, le commandement français proposa l’envoi, dans les régions dévastées, de matériaux de reconstruction soit bruts, soit ouvrés : bois, fer, ciment, verre à vitres ; le gouvernement, au lieu de secourir les villages détruits par des sommes d’argent, les eût ainsi secourus avec une efficacité cinq fois plus grande pour la même somme, puisque ces matériaux étaient cinq fois meilleur marché en Rhénanie qu’en France, où on ne les trouvait d’ailleurs qu’avec une extrême difficulté ; la distribution de ces secours en nature n’eût pas fait concurrence aux produits français, puisqu’ils n’eussent pas paru sur le marché. Aucune des combinaisons échafaudées sur ces bases ne parvint à forcer la barrière, et ce fut une des causes les plus efficaces de la vie chère. Quelques produits rhénans parvinrent en France, mais par les intermédiaires anglais ou américains, grevés de frais de transport et de bénéfices supplémentaires et payés au détriment de notre change.

Cependant l’opinion publique essayait de suivre dans les informations de la presse française les travaux de la Conférence de la Paix ; de ces communications il semblait résulter dans les premiers mois de 1919 qu’un État autonome serait créé sur le Rhin, dont les limites n’étaient pas nettement indiquées, mais qui comprendrait à peu près les territoires occupés, augmentés peut-être de la Westphalie. Mais au commencement de mai, les conditions de paix commencèrent à être connues ; une grande inquiétude se répandit dans toute la Rhénanie : elle devait rester partagée entre la Prusse, la Hesse et la Bavière, et même le Grand-Duché d’Oldenbourg.

La Conférence de la Paix avait disposé des populations rhénanes sans les consulter, sans même prévoir qu’elles pourraient jamais être consultées. C’est pourquoi quelques hommes énergiques, après s’être concertés à Coblence, à Cologne, à Aix-la-Chapelle et enfin à Mayence, pensèrent qu’il fallait mettre la Conférence de la Paix en présence d’un fait qui forçât son attention et, le 1er  juin, le docteur Dorten proclama la République rhénane.

LA CONFÉRENCE DE LA PAIX


C’est seulement le 18 janvier 1919 que s’ouvrit à Paris la Conférence chargée de déterminer les conditions de la paix. Il semble bien qu’aucun échange de vues n’ait précédé cette conférence. Il arrive souvent que les gouvernements, pendant la paix, négligent de prévoir la guerre ou ne l’envisagent que comme une éventualité lointaine et peu vraisemblable, et cet optimisme est compréhensible ; mais, pendant la guerre, il est bien évident qu’ils auraient dû prévoir la paix, qui était certaine.

L’aurore du 18 juillet voit luire la victoire de l’Entente. Les 8 et 20 août, le soleil monte à l’horizon. Dès le 14 août, Hindenburg et Ludendorff déclarent à l’Empereur, dans une conférence solennelle, que le moment de traiter est arrivé. Le 15 septembre, après la victoire des armées d’Espérey en Orient, l’évidence est complète ; et c’est le 5 octobre que le chancelier de l’Empire allemand demande l’intercession du Président Wilson pour obtenir l’armistice, signé le 9 novembre. Pendant cette longue période, on ne comprend pas que les Puissances alliées et associées n’aient pas établi les bases de la paix dans une assemblée analogue au Congrès de Châtillon, tenu par les Alliés pendant la campagne de 1814. Les préliminaires de paix auraient été signés peu après l’armistice, déterminant les nouvelles frontières et les garanties à imposer à l’Allemagne pour être certain de son désarmement et du paiement des indemnités. Cette méthode avait été indiquée dès 1916 par M. Hanotaux, le ministre des Affaires Étrangères qui a conclu l’Alliance franco-russe et qui, comme citoyen, a prévu dès 1907 l’entrée des États-Unis dans la guerre aux côtés de la France et l’a préparée.

La décision que prirent les chefs de gouvernement de mener eux-mêmes les négociations retarda encore l’ouverture de la Conférence. Chacun d’eux s’imposait ainsi une tâche écrasante, au moment même où il avait à gouverner son pays dans la période difficile qui suivait la fin des hostilités. En outre, la prise de contact directe était pleine d’inconvénients.. Le recul était nécessaire pour juger des intérêts généraux au milieu des problèmes complexes qui se présentaient. Dans les discussions qu’il était facile de prévoir a l’avance, l’action des intermédiaires était indispensable. Dans cette lutte courtoise, un dispositif en profondeur s’imposait.

S’ils eussent été des diplomates, les négociateurs français se fussent moins étonnés de trouver que leurs contradicteurs avaient aussi complètement la tournure d’esprit de leur nation, et de constater qu’il ne suffit pas d’être de bonne foi pour que l’accord se produise dès le premier échange de vues. La diplomatie française s’était montrée d’une clairvoyance remarquable à Berlin et à Londres ; son action avait été très efficace en Italie des 1900 ; le prestige de la victoire augmentait encore le don de persuasion du maréchal Foch, qui s’était révélé dans les conseils des Alliés, tant civils que militaires. La France pouvait donc trouver facilement des plénipotentiaires, aussi bien que l’Angleterre et l’Amérique d’ailleurs.

Manquant de recul, se regardant les uns les autres et cherchant à se comprendre, les négociateurs ne voyaient rien du dehors. Ils ont méconnu que la base de la paix était avant tout dans la constitution d’une Allemagne pacifique, et qu’il suffisait pour l’établir de rendre aux peuples allemands le droit de disposer d’eux-mêmes, hors de l’hégémonie prussienne, qui s’est établie par la force en 1866.

Dès le mois de novembre 1916, M. Hanotaux avait, — ici même, — énoncé et démontré cette proposition dont il avait tiré toutes les conséquences : « La Prusse, écrivait-il[2], n’a aucune qualité internationale pour représenter seule les populations allemandes dans une tractation générale. Les États confédérés ayant gardé une partie de leur souveraineté, ou même leur autonomie diplomatique, auront accès, s’ils le jugent bon, dans les diverses délibérations et actes d’où doit résulter la paix : en tout cas, ils devront être expressément invités. »

Le fait d’imposer la paix au vaincu sans l’admettre à en discuter les conditions n’empêchait nullement de reconnaître comme Puissance contractante chacun des États allemands, de prescrire le plébiscite pour la création d’un nouvel État comme la République rhénane ou le rétablissement d’un État ancien comme le Hanovre. Ensuite, les indemnités de guerre à payer et les forces de police à entretenir eussent été réparties entre les États proportionnellement à la population, toute centralisation militaire demeurant interdite. Sauf cette restriction, les Allemagnes se seraient confédérées selon le mode choisi par elles en toute indépendance ; l’identité actuelle entre la Prusse et le Reich aurait disparu, et avec elle se serait éloigné l’orage qui se reforme sans cesse sur la rive droite du Rhin.

On l’a très bien dit : pas de code sans sanction, pas de traité sans garantie d’exécution. Il est bien certain qu’une Allemagne pacifique — et l’Allemagne fédéraliste a toujours été pacifique, — constituait la première des garanties.

Quoi qu’il en soit, cette solution ne fut pas examinée, et, l’annexion de la rive gauche du Rhin ayant été écartée, les plénipotentiaires français, pour assurer la sécurité de la France et de la Belgique et l’exécution du traité de paix, proposèrent à la fin de janvier de fixer au Rhin la frontière occidentale de l’Allemagne, d’y créer un État indépendant dont la garde serait assurée par une force interalliée sous le contrôle de la Société des Nations. La discussion dura jusqu’au 22 avril. La thèse française, très fortement exposée dans des mémoires écrits qui nous restent, fut discutée longuement, tant à la Conférence de la Paix que dans la sous-commission constituée à cette occasion. Le Rhin est redevenu la frontière de la civilisation contre la barbarie ; la France, envahie en 1792, en 1814, 1815, 1870, 1914, réclame la protection d’un rempart solide et une distance appréciable entre elle et l’ennemi toujours renaissant.

L’Angleterre et l’Amérique envisagent avec répugnance l’occupation de la rive gauche du Rhin par les armées alliées et la création d’un État indépendant de l’Allemagne ; elles proposent en échange un désarmement plus complet, et l’alliance militaire contre tout mouvement non provoqué d’agression de la part de l’Allemagne. Finalement il est décidé que les Alliés occuperont pendant quinze ans la rive gauche et les têtes de pont, qu’ils évacueront progressivement par zones en cinq ans si l’Allemagne exécute fidèlement le traité. En revanche, la rive gauche restera sous la domination politique des Puissances de la rive droite qui l’occupent, la Prusse, la Hesse, la Bavière.

La garantie de l’alliance militaire avec l’Angleterre et les États-Unis, en cas d’agression injustifiée de l’Allemagne, s’est évanouie. Le président Wilson, du parti démocrate réélu à une très faible majorité, avait bravé les sentiments traditionalistes du Sénat américain en quittant le sol des États-Unis et en négociant avec les Puissances européennes sans le concours de cette assemblée, qui a refusé de ratifier le traité de paix et n’a même pas discuté le traité d’alliance défensive avec la France. C’est là une question de politique intérieure, et personne en France n’a attribué ce refus à un refroidissement de l’amitié profonde qui ne cesse d’unir les deux pays. Mais ce conflit entre le Président, et le Sénat américain pouvait être prévu et, tout en acceptant l’offre du président Wilson, on devait savoir qu’il promettait plus qu’il ne pouvait tenir, et demander à l’Angleterre que son offre d’intervention en cas d’agression de l’Allemagne ne fut pas subordonnée à l’attitude de l’Amérique.

La garantie que représente l’occupation de la rive gauche et des têtes de pont reste très sérieuse, mais, il faut le reconnaître, le fait qu’elle ne commence à jouer que dans cinq, dix, et quinze ans, lui enlève beaucoup de son efficacité. Toutes les conditions de l’armistice ont été exécutées parce que la coercition était toute prête. Le traité a été signé parce que les armées alliées étaient mobilisées, concentrées, et allaient se porter en avant pour occuper de nouveaux territoires allemands, et parce que leur marche, — le gouvernement de Berlin le savait bien, — eût été le signal d’une séparation très nette entre la Prusse et ses vassaux. Mais depuis, chaque fois qu’une clause du traité est arrivée à échéance, elle a été protestée : qu’il s’agisse de livrer des navires de guerre, des drapeaux, des avions, du charbon, des coupables, ou un Empereur. Et ces non-exécutions du traité n’ont été suivies d’aucune répression. Avec le caractère des gouvernants de l’Allemagne unitaire, une pénalité lointaine n’a qu’un effet très limité ; heureusement il y en a d’autres, et l’occupation de Francfort, Hanau, Darmstadt, en réponse à l’entrée des troupes allemandes dans la zone neutre, a été un événement des plus heureux.

La Ligue des Nations, dont le Pacte ouvre le traité de paix, est apparue comme une garantie d’exécution de ce traité, mais le fait d’avoir écarté la proposition de constituer à son service une force armée internationale lui enlève beaucoup de son efficacité. On peut se demander si l’existence de ce pacte en 1914 aurait empêché la guerre mondiale d’éclater, et si les Puissances neutres qui ont maintenant adhéré au pacte seraient effectivement entrées en lutte contre l’Allemagne. Cette conception est bien dans les traditions françaises. Sully nous a exposé le « Grand Dessein » d’Henri IV, l’abbé de Saint-Pierre et tous les philosophes du XVIIIe siècle ont rêvé d’une Société des Nations. Assagi par l’expérience du malheur, Napoléon a dit dans le Mémorial de Sainte-Hélène :

« Une de mes plus grandes pensées avait été l’agglomération, la concentration des mêmes peuples géographiques qu’ont dissous, morcelés les révolutions et la politique. J’eusse voulu faire de chacun de ces peuples un seul et même corps de nation… Le pouvoir souverain qui, au milieu de la grande mêlée, embrassera de bonne foi la cause des peuples, se trouvera à la tête de toute l’Europe et pourra tenter tout ce qu’il voudra… C’est avec un tel cortège qu’il serait beau de s’avancer dans la postérité, d’aller au-devant de la bénédiction des siècles. Après cette simplification sommaire, il ne serait plus chimérique d’espérer l’unité des codes, celle des principes, des opinions, des vues, des intérêts. Alors, peut-être, à la faveur des lumières universellement répandues, deviendrait-il permis de rêver, pour la grande famille européenne, l’application du Congrès américain ou celle des Amphictyons de la Grèce ; et quelles perspectives alors de force, de grandeur, de jouissance, de prospérité, quel magnifique spectacle ! »

La France ne pouvait donc pas repousser la garantie supplémentaire que le gouvernement anglais acceptait et sur laquelle le gouvernement des États-Unis insistait beaucoup. Mais il semble bien qu’aux yeux du Sénat américain, l’obligation d’intervenir dans les affaires européennes à la réquisition d’un conseil étranger reste un des principaux obstacles à la ratification du traité. Évidemment, même sans l’assentiment de l’Amérique, le pacte reste entier ; mais son efficacité est bien douteuse.

Dans l’ensemble, par le traité du 28 juin 1919, les buts de guerre des Alliés ont été atteints, tels qu’ils avaient été définis par leurs gouvernements. Néanmoins, la déclaration faite par M. Briand, le 10 janvier 1917, en réponse à une question du président Wilson, laissait la porte ouverte à toutes les solutions possibles aux problèmes de la rive gauche du Rhin et de la fédéralisation de l’Allemagne : « 4° Restitution des provinces ou territoires autrefois arrachés aux Alliés par la force ou contre le vœu des populations… ; 8° Les Alliés n’ont jamais eu le dessein de poursuivre l’extermination des peuples allemands et leur disparition politique. » Il ne semble pas qu’au cours des négociations il ait jamais été fait allusion à ce pluriel très significatif.

Le danger de l’Est reste constant. Sans doute l’organisation de l’armée allemande a dû se camoufler ; mais les bureaux du grand État-major sont répartis dans les différents ministères et y continuent la préparation à la guerre en la généralisant ; les troupes seraient rapidement prêtes à entrer en campagne ; les cellules de la mobilisation existent, et prêtes à recevoir les 5 millions d’hommes qui viennent de déposer les armes ; les cadres sont ardents et rêvent d’une guerre de revanche ; les écoles primaires dressent des soldats, les universités des officiers de réserve. En 1808, Napoléon Ier n’a pas réussi à empêcher l’armée prussienne de se reconstituer ; il serait vain d’espérer un meilleur résultat des précautions actuelles.

Restent les mesures prises contre le matériel de guerre. Beaucoup peuvent être éludées : comment empêcher la construction d’avions destinés au service de la poste ou bien au transport des voyageurs, et qui pourraient servir à la chasse, à la reconnaissance ou au bombardement ? Il suffit de quelques plaques de blindage pour transformer un char d’assaut en tracteur agricole sur chenille. Une fabrique de corps creux se spécialise rapidement dans la production des obus, une usine de produits chimiques dans celle des gaz asphyxiants et des explosifs.

Néanmoins, il n’est pas indifférent de retarder le moment où l’Allemagne, après avoir commis la folie de déclarer la guerre, serait prête à entrer en campagne. À ce point de vue, les commissions chargées de surveiller son désarmement remplissent donc un rôle très efficace, notamment en détruisant tous ceux des canons qui n’ont pu être dissimulés et en empêchant dans toute la mesure du possible la construction de nouvelles pièces. Il est essentiel de surveiller la production et la consommation du charbon et d’empêcher l’Allemagne de constituer des stocks pour les trains militaires.

Mais cette surveillance se heurte à une mauvaise volonté croissante, et sa nécessité n’en est pas comprise avec une égale clarté par tous les Alliés. On eût fait d’une pierre deux coups en organisant le contrôle financier de l’Allemagne, et les froissements inévitables n’eussent pas été sensiblement augmentés. Puisque le débiteur se déclarait insolvable, il était légitime de constituer un syndic de la faillite et d’administrer ses biens. Le paiement des indemnités de guerre, les livraisons de charbon et le désarmement effectif eussent été en même temps assurés.

Contre le danger de l’Est, le traité a laissé la garde du Rhin aux armées alliées ; mais, en fait, la France en assume la charge principale ; elle a, en outre, des obligations en Orient ; sa position en Syrie et en Cilicie est grevée par des incertitudes qui ont persisté trop longtemps et qui la contraignent à l’entretien d’effectifs importants. Les troupes françaises continuent à assurer l’ordre dans les territoires où le plébiscite a été ordonné. Des états-majors et des cadres français instruisent les armées des nouvelles nations libérées. Au Maroc, l’œuvre de pacification est loin d’être achevée. Aucune guerre ne s’est terminée en laissant de pareilles charges militaires au vainqueur.

LA NOUVELLE ARMÉE FRANÇAISE ET SES CADRES


La France se trouve donc dans l’absolue nécessité de garder une forte armée. Renonçant délibérément à la garantie d’une dangereuse neutralité, la Belgique prend place à ses côtés, consacrant les liens qui l’attachent à la France depuis sa naissance avec la parenté de race et de civilisation et la fraternité des armes, à tout jamais inoubliable. Instruite par une cruelle expérience, elle sait ce que valent les traités les plus solennels, garantis par la signature de toutes les grandes Puissances, et ce qu’il faut de force pour assurer le triomphe du droit.

Les effectifs actuels de l’armée française suffisent à peine à ses tâches multiples et personne ne peut prévoir à quelle époque, — lointaine en tout cas, — il sera possible de les réduire. La fin des plébiscites et l’éclaircissement de la situation en Orient ne rendra disponibles que peu de troupes ; la Syrie et le Maroc, même après la pacification complète, exigeront de fortes garnisons pendant de longues années. La rive gauche du Rhin doit être occupée pendant quinze ans au moins, puisque l’évacuation n’aura lieu que si l’exécution du traité suit son cours normal et, pour y diminuer les troupes, il faudrait dans l’attitude de l’Allemagne un changement que rien ne permet d’espérer.

Les effectifs actuels sont le résultat de la présence de deux classes sous les drapeaux ; la France sera donc contrainte de garder le service obligatoire de deux ans. L’organisation de ses contingents indigènes coloniaux est une œuvre de longue haleine, dès maintenant activement entreprise. Si elle est continuée avec la suite qui a manqué jusqu’à présent à son exécution, on peut penser qu’elle permettra de remplacer en Europe et dans l’Afrique du Nord des contingents européens correspondant à la moitié d’une classe de recrutement.

La Belgique sera vraisemblablement amenée à des mesures analogues ; elle peut trouver dans ses possessions du Congo des ressources militaires semblables à celles que la France tire de ses colonies. Elle s’est abstenue d’y faire appel pendant la grande guerre, qui l’a surprise plus que toute autre Puissance. Aucune organisation ne permettait d’utiliser ces contingents braves, formés par la guerre coloniale, que commandait un corps d’officiers remarquable. La campagne contre les colonies allemandes se termina d’ailleurs au moment où la question du fret rendait difficiles les transports à grande distance, qui immobilisent les navires pendant longtemps ; en outre, on ignorait si les noirs pouvaient s’acclimater en Europe. Mais les mêmes causes produiront bien probablement les mêmes effets. C’est un surcroît de force très appréciable que la Belgique peut tirer de son domaine africain, dont la population, malgré les ravages de la maladie du sommeil, ne peut être évaluée à moins de 20 millions d’habitants.

Ce n’est pas tout d’avoir assuré le recrutement d’une armée ; il faut l’encadrer. La guerre aura appris tout le parti qu’on peut tirer des officiers de réserve, insuffisamment utilisés avant 1914. Elle aura fait pénétrer plus avant la notion du devoir militaire dans les classes moyennes de la nation. C’est le tout de l’homme que la Patrie réclame pour sa défense ; il sait maintenant qu’il manquerait à son devoir, le jeune homme qui, instruit, intelligent, vigoureux, fuirait les galons parce qu’ils l’obligeraient à quelques périodes d’instruction supplémentaires. Nos officiers de complément seront certainement encore meilleurs et plus nombreux.

Mais les cadres de complément n’existent que par les cadres permanents de l’armée active, officiers et sous-officiers de carrière, qui les forment en même temps qu’ils instruisent les soldats. De la valeur de ces cadres permanents dépend celle de l’armée, outil de guerre : la nation fournit la matière première, les cadres permanents le façonnent, le commandement s’en sert.

Certes, la matière première est merveilleuse ; elle réunit les qualités de tous les métaux, et y joint même quelques autres. Une arme terrible peut en sortir, acérée, résistante, souple jusqu’à l’élasticité, plastique et gardant sa forme sous tous les chocs jusqu’à l’instant où il devient nécessaire d’en changer. Mais c’est une opération délicate que la fusion de tous les métaux du Nord et du Midi, de l’Est et de l’Ouest, en un alliage unique ; ce n’est pas un apprenti qui peut forger cette arme et lui donner sa trempe. Le malicieux alliage exagère en bavures les fautes du maladroit et une erreur peut rendre l’arme cassante. Mais, si le travail est bien fait, l’épée vit dans la main qui la tient et qui lui communique en même temps sa chaleur et sa volonté. Elle sent, elle vibre, elle résonne, prête au combat.

Donc les officiers de carrière jouent un rôle capital dans la préparation de la guerre. Sortis de toutes les classes de la nation, ils doivent prendre place dans l’élite. Le prestige du chef leur est nécessaire dans leur rôle d’éducateurs ; ils doivent l’assurer par un travail personnel qui étend sans cesse leurs connaissances, par l’accomplissement silencieux de leurs devoirs quotidiens et par la dignité de leur vie. Beaucoup voudront participer, tout au moins au début de leur carrière, à la formation des nouveaux régiments coloniaux et profiter de cette occasion pour étudier la plus grande France ; ils en reviendront l’esprit élargi par le contact avec des mondes nouveaux, l’initiative développée par l’imprévu constant de la vie coloniale, et souvent aussi la volonté trempée dans les combats. Aujourd’hui, il faut leur demander encore plus de travail et de réflexion qu’autrefois. Les changements constants dans le matériel se répercutent dans la technique de la guerre et la compliquent sans cesse. L’étude des armes et de tous les moyens de destruction récemment inventés, les procédés nouveaux d’attaque et de défense, les modifications qui en résultent dans la tactique et par conséquent dans les règlements des différentes armes, voilà des travaux que leurs devanciers ont à peine connus et qui seront de leur vie courante.

Aussi faut-il que cette vie soit assurée, et actuellement elle ne l’est pas. Les tarifs de solde ne tiennent pas compte du renchérissement de la vie et les indemnités temporaires ont été calculées avec une parcimonie déplorable ; fait très grave, les charges de famille ne sont compensées que d’une façon dérisoire : des enquêtes concordantes montrent qu’un ménage d’officier ayant plus de deux enfants est réduit à un seul repas par jour, s’il ne dispose pas de ressources personnelles, ce qui est le cas le plus fréquent.

L’armée de la Victoire supporte avec stoïcisme cette injuste épreuve qui, elle le sait, blesse les sentiments de reconnaissance et d’affection que la nation a pour elle. Elle constate en silence la hausse de tous les salaires et les augmentations, très justes d’ailleurs, que le Parlement a consenties aux traitements des fonctionnaires, qui sont électeurs. Mais beaucoup d’officiers, parmi les plus capables, ont déjà quitté une carrière qui ne nourrit pas son homme et où on ne peut élever ses enfants. Ils viendront, s’il est besoin, reprendre leur place dans le rang au jour du danger, mais ils auront besoin de s’entraîner de nouveau et d’apprendre toutes les transformations qu’auront subies le matériel et la tactique de leur arme. En tout cas, leur expérience manquera à la formation de leurs cadets.

En même temps, les jeunes gens se détournent des Écoles militaires, où le nombre des candidats diminue d’une manière très inquiétante. Si l’on n’y prend garde, le corps d’officiers ne se recrutera plus que parmi les fruits secs de toutes les carrières et les véritables vocations deviendront tout à fait exceptionnelles. Or l’armée a besoin au contraire de spécialistes très avertis, ouverts aux idées générales, connaissant toutes les ressources qu’ils auront à mettre en œuvre au moment suprême, capables d’instruire l’élite intellectuelle qui doit former le cadre de l’armée de la guerre avec les officiers de complément ; ces hommes d’intelligence et de caractère ne peuvent se trouver que par des concours d’un niveau élevé, largement ouverts à de nombreux candidats.

Les jeunes officiers n’ont plus le même but idéal qui animait leurs aînés : délivrer l’Alsace et la Lorraine. Mais leur rôle reste très beau : monter la garde du Rhin, former une armée coloniale indigène qui rend visible a tous les yeux la figure de la plus grande France, préparer à toutes les éventualités la nation qui vient de sauver la liberté du monde, ce sont là de belles et grandes tâches auxquelles on peut rêver de consacrer sa vie. Encore faut-il que cette existence n’apparaisse pas rapetissée par des soucis matériels de tous les instants, et que les vocations naissantes ne soient pas contrariées par la prudence des familles, inquiétées par l’avenir de privations qui s’ouvrirait devant leurs fils.

Il est devenu très urgent de relever notablement toutes les soldes des officiers et des sous-officiers, et très notablement les indemnités de famille. C’est la première condition pour que l’armée permanente puisse recruter ses cadres.

Le programme d’entrée ainsi que l’enseignement des écoles militaires devra s’élargir beaucoup. L’histoire générale, l’économie politique et l’étude de la langue anglaise y entreront. La spécialisation se fera ensuite, dans des écoles d’application. Au cours de leur carrière, les officiers viendront se réunir dans des centres de renseignements d’où sera bannie toute apparence de scolarité et où ils se mettront au courant des derniers perfectionnements de l’armement et des changements qu’ils ont amenés dans les idées militaires. Les officiers de complément pourront très avantageusement être admis à ces conférences et prendre part aux mêmes travaux que les officiers de l’armée active.

LA DOCTRINE DE GUERRE


Quel sera l’esprit de cet enseignement militaire ? Comment s’établira la doctrine de guerre ?

L’École supérieure de guerre a donné à l’armée française des états-majors remarquables. Les décisions du commandement étaient bien préparées, et leur exécution se réalisait dans toute la mesure du possible ; les mouvements de troupes très bien réglés s’exécutaient par voie ferrée ou par camions automobiles avec une rapidité qui a souvent surpris ; les troupes étaient bien nourries, et approvisionnées en munitions dans toute la mesure où le permettaient les disponibilités ; le service des renseignements, qui se bornait au début à établir l’ordre de bataille ennemi, n’a pas tardé à élargir son horizon. Ces états-majors ont suivi avec beaucoup de souplesse les transformations rapides de la guerre ; ils ont dû se recruter au cours des hostilités, et des cours d’instruction ont formé un grand nombre d’officiers mieux qu’utilisables. Il n’y a rien à changer à la technique de notre enseignement militaire.

L’organisation générale du commandement était bonne et on ne peut lui reprocher que la création du « groupe d’armées, » formation de circonstance qui doit disparaître avec les causes qui l’ont motivée. D’abord créé dans un dessein de coordination avec un état-major limité, cet organe a réussi à étendre ses attributions au détriment des armées, afin de justifier son existence. En période calme, le mal n’était pas grand ; mais il s’est révélé très aigu au cours des opérations actives : l’ordre quotidien, ou bien enregistrait les décisions du commandement local, ou bien les contredisait inutilement, car il arrivait toujours trop tard. Mais il y avait un matelas à peu près imperméable entre le Haut Commandement et les exécutants ; les directives générales n’étaient transmises que par fragments, et tel commandant d’armée, le plus activement engagé, n’a connu celles du maréchal Foch que par la lecture des articles de M. Louis Madelin dans la Revue.

La doctrine de guerre de l’armée française s’est trouvée presque toujours trop rigide et trop absolue. L’offensive à outrance du début, le scepticisme qui succéda aux déceptions et la recherche constante de la formule de la victoire paraissent bien résulter d’un enseignement trop limité à certaines campagnes, d’où l’on tirait des méthodes de combat qui ne tenaient pas assez compte de l’armement moderne et de la puissance de ses feux. Les principes de la doctrine offensive se trouvaient confondus avec les procédés vicieux de l’attaque sans préparation, dont l’échec jetait l’incertitude dans les esprits. Puis le caractère absolu de l’enseignement reparaissait dans la recherche ou l’emploi d’autres procédés : même le succès, parce qu’il n’était pas complet, ramenait le doute.

Dans le principal amphithéâtre de notre École supérieure de guerre, il faudrait graver cette phrase de Napoléon : « La tactique, les évolutions, la science de l’ingénieur et de l’artilleur peuvent s’apprendre dans les traités, à peu près comme la géométrie ; mais la connaissance des hautes parties de la guerre ne s’acquiert que par l’étude de l’histoire des guerres et des batailles des grands capitaines et par l’expérience. Il n’y a point de règles précises, déterminées ; tout dépend du caractère que la nature a donné au général, de ses qualités, de ses défauts, de la nature des troupes, de la portée des armes, de la saison et de mille circonstances qui font que les choses ne se ressemblent jamais. » En grandes capitales serait gravée la proposition : Il n’y a pas de règles précises, déterminées.

Le cours de stratégie et de tactique générale pourrait débuter par la citation suivante : « Alexandre a fait huit campagnes… Annibal en a fait dix-sept… César en a fait treize… Gustave-Adolphe en a fait trois… Turenne en a fait dix-huit… Le prince Eugène de Savoie en a fait treize… Frédéric en a fait onze… L’histoire de ces quatre-vingt-trois campagnes serait un traité complet de l’art de la guerre ; les principes que l’on doit suivre dans la guerre défensive et offensive en découleraient comme de source. » Le professeur serait obligé de ne pas chercher tous ses exemples dans la même époque et, si on lui objectait le peu d’intérêt que présente l’étude de guerres aussi lointaines, alors que l’armement était si différent du nôtre, il mettrait cette question matérielle à son rang d’importance en citant le Maître une fois de plus : « Si Gustave-Adolphe ou Turenne arrivaient dans un de nos camps à la veille d’une bataille, ils pourraient commander l’armée dès le lendemain. Mais si Alexandre, César ou Annibal revenaient ainsi des Champs-Elysées, il leur faudrait au moins un ou deux mois pour bien comprendre ce que l’invention de la poudre, les fusils, les canons, les obusiers, les mortiers ont produit et ont dû produire de changements dans l’art de la défensive, comme dans l’art de l’attaque ; il faudrait les tenir pendant ce temps-là à la suite d’un parc d’artillerie. »

L’étude de la grande guerre dans ses transformations si rapides et si complètes sera évidemment poussée dans le détail de quelques opérations caractéristiques. Mais on ne pourrait y borner l’attention sans retomber dans l’empirisme ; quelque variées que soient les formes qu’elles a revêtues, elle ne peut donner une idée exacte de ce que serait un choc nouveau, avec des armées différentes de composition et d’esprit, et les changements dans le matériel ne sont rien à côté de ceux qui résultent des situations nouvelles.

Si, le 28 juin 1919, le gouvernement allemand avait refusé de signer le traité de paix, les armées alliées se fussent avancées en Allemagne ; au début, elles n’auraient rencontré aucune résistance sérieuse, mais quelques troupes ralliées par un chef énergique auraient pu commettre la folie de chercher à les arrêter à leur deuxième ou troisième étape, et il eût fallu mettra fin à cette équipée le plus rapidement possible, en réduisant les pertes au minimum. Celle opération n’a pas d’analogue dans la dernière guerre. — Si le coup d’État de Kapp ou 1920 avait réussi, il aurait vraisemblablement amené de nouvelles hostilités, aussi follement engagées, mais ce n’eût pas été la première fois que l’Allemagne eût violé les règles de la raison ; le résultat de la lutte n’eût pas été douteux, mais on ne peut prévoir quelle forme elle aurait prise.

Grâce aux fautes de l’Entente, l’Allemagne est plus centralisée qu’elle ne l’a jamais été, mais elle est privée de sa dynastie et elle parait bien incapable de retrouver son équilibre sans cet appui central. Les patriotes rhénans, bavarois, hanovriens ont bien raison de dire que la République actuelle est un plus grand danger pour la paix que n’était le Kaiser en 1914, et surtout que ne serait le Kaiser en 1920. Tant qu’ils n’auront pas réussi à rendre à l’Allemagne la forme fédérale qui lui est naturelle, le malaise persistera et le monde sera à la merci d’un nouveau coup d’État prussien. Le troupeau sans berger, incapable de se conduire soi-même, erre a l’aventure, à la merci de quelque bête bien encornée qui le mènera dans un précipice ; un Kapp quelconque peut surgir de nouveau, flanqué de Ludendorff et de quelques acolytes, qui, s’étant saisi du pouvoir, ne pourra le garder qu’en faisant de la surenchère pangermaniste, fort capable de dénoncer le traité de paix, avec la France seulement par exemple, en supposant un désaccord entre les Alliés. Dans cette hypothèse, qui n’a rien d’invraisemblable, il faudrait frapper vite et fort ; la plus grande rapidité s’imposerait dans les opérations ; il faudrait se saisir des centres miniers et industriels, pousser immédiatement jusqu’à l’Elbe. Sinon, l’ennemi s’organiserait et sa soumission réclamerait de grands efforts, de nouvelles pertes irréparables, des dépenses énormes que personne ne pourrait payer. L’armée allemande, même privée d’une partie de son matériel, resterait une force assez importante devant les effectifs de première ligne qui devraient l’aborder, et la lutte prendrait des aspects imprévus.

Donc, ce n’est pas seulement la guerre d’hier qu’il faut étudier, c’est toute la guerre, dont il s’agit de dégager les principes à travers les formes mouvantes, en répétant sans cesse : Il n’y a pas de règles précises, déterminées. Les choses ne se ressemblent jamais. L’expérience de la guerre est infiniment précieuse ; elle développe l’initiative, la volonté, la maîtrise de soi, toutes les qualités du caractère ; chez ceux qui sont nés chefs, elle montre le goût des responsabilités ; elle ouvre l’intelligence et permet de comprendre rapidement une situation, à condition qu’on ne cherche pas dans sa mémoire une situation semblable ; elle donne enfin la connaissance du matériel qui ne change pas, le plus précieux et le plus délicat de tous, le matériel humain. Mais l’expérience demande à être complétée par la réflexion et par l’étude.

L’ARMÉE DANS LA NATION


L’armée française, qui était pendant la guerre la nation elle-même, maintiendra certainement avec le pays une union plus étroite qu’avant la terrible épreuve. Les anciens préjugés ne subsistent plus que dans de rares esprits incapables de se transformer ; la vieille crainte s’est évanouie de voir la France payer de sa liberté la victoire.

Il y a un esprit d’après-guerre et il faut compter avec lui. Ce n’est pas en vain que tous les Français ont vécu dans la tranchée côte à côte pendant plus de quatre ans et qu’ils ont mêlé leur sang en faisant triompher la plus juste des causes. Les luttes des partis sont la vie même d’un peuple libre, et l’union sacrée ne pouvait survivre à la guerre qui l’avait créée, mais il en reste des souvenirs que la génération présente ne peut oublier et qu’elle se doit à elle-même de transmettre à la suivante.

Les associations d’anciens combattants qui se sont formées sont toutes à encourager. Elles doivent rester unies, et favoriser également les unions des anciens soldats de chaque régiment, qui se retrouveront entre eux comme au sein d’une famille, et un contact aussi étroit que possible doit exister entre ces associations régimentaires et le corps actif. Les glorieuses traditions de la Grande Guerre doivent se transmettre ainsi et continuer l’union de tous les Français.

L’École doit y préparer par l’étude de l’histoire. Signalons à ce propos l’étrange façon dont les règlements officiels prescrivent l’enseignement de l’histoire aux jeunes Français. Nos plans d’études ressemblent à celui que Metternich avait vraisemblablement rédigé à l’usage du pédagogue auquel il avait confié « l’Aiglon. » L’histoire de l’ancien régime s’y résume en traités dont l’écolier doit ignorer la cause, et la création de l’unité française apparaît comme le résultat d’une génération spontanée. L’œuvre de nos pères mérite mieux. Lisons : « Politique extérieure de Louis XIV. Louis XIV et la succession d’Espagne ; acquisition de territoires. Les coalitions contre la France. » Et, en note, une recommandation à peu près identique au bas de toutes les pages : « Il ne sera pas fait d’exposé complet des guerres de Louis XIV. Le professeur étudiera seulement, à titre d’exemple, les épisodes principaux d’une de ces guerres. » Les guerres du Premier Empire ne sont pas entièrement proscrites ; elles sont indiquées sous le titre : « La Politique extérieure de Napoléon. »

On croit entendre l’ « Aiglon » dire :

Qu’est-ce que c’est que ça le traité de Presbourg ?

D’OBERHAUS, (doctoralement vague)

C’est l’accord, Monseigneur, par lequel se termine
Toute une période…
Signalons en passant le traité de Tilsilt…

LE DUC DE REICHSTADT


Mais on ne faisait donc que des traités ?…


Il serait fâcheux que la « Politique extérieure » de la France de 1914 à 1919 fut résumée pour nos enfants dans le traité du 28 juin.

L’UNION DES ALLIÉS


Le souvenir de la grande Guerre doit maintenir l’union entre tous les Alliés en même temps qu’entre tous les Français : ce sera la conséquence de la victoire, mais non celle du traité.

Il faut le dire, la France estime que les conditions de la paix ne répondent pas aux besoins de sa sécurité, à son rôle dans la guerre, au sang qu’elle a versé, aux dépenses qu’elle a faites, aux pertes qu’elles a éprouvées par les dévastations de l’ennemi. Elle compare sa situation à celle de ses Alliés et pense qu’ils n’ont pas été justes envers elle.

Les négociateurs ont obtenu avec la plus grande difficulté l’imparfaite garantie d’une occupation provisoire de la rive gauche du Rhin. C’est en vain qu’ils ont exposé avec éloquence l’état lamentable où la guerre laissait leur pays : 1 30 0000 tués et 700 000 mutilés, soit plus de la moitié de ses hommes entre 19 et 34 ans, 162 milliards de dette (257 en évaluant la dette extérieure au cours du jour), 26 000 usines et 450 000 maisons détruites ; ruinée au ras du sol l’industrie d’une région qui produisait 94 pour 100 de ses tissus, 90 pour 100 de son minerai, 93 pour 100 de sa fonte, 55 pour 100 de son charbon ; le tiers de sa flotte marchande est détruit ; ses impôts vont passer de 4 milliards à 18 milliards. Ses alliés n’ont trouvé aucune combinaison financière pour lui venir en aide et lui marchandent toute créance privilégiée sur les indemnités à verser par l’Allemagne.

Pourtant c’est la France qui a porté dans la guerre le poids le plus lourd. Il faut le lui répéter, c’est par suite de circonstances impérieuses qu’il en était ainsi ; la maîtrise de la mer et le transport des troupes aussi bien que des ravitaillements exigeaient le développement d’immenses chantiers britanniques ; pour lui fournir du charbon, il fallait des mineurs dans les mines anglaises. Mais enfin, tous ces travaux pour le bien commun laissaient à leurs occupations, a l’abri du feu, beaucoup plus d’hommes en Angleterre qu’en France.

Un rapport présenté en mai 1917 à la commission de l’Armée de la Chambre des Députés vient d’être publié ; il établit que le front anglais en France était beaucoup plus garni que le front français et que l’arrivée des renforts britanniques ne correspondait pas à une augmentation proportionnelle du front, si bien qu’au kilomètre il y avait 6 600 hommes en 1915, 8 000 en avril 1916, 13 000 en octobre 1916. Par ailleurs, les divisions allemandes restaient beaucoup plus nombreuses sur le front français que sur le front anglais, 68 contre 37 en novembre 1916, 62 contre 47 en mars 1917, 74 contre 42 en mai 1917. L’auteur du rapport conclut en insistant pour que le front anglais soit augmenté de 125 kilomètres, afin que le poids de la bataille soit équitablement réparti entre les deux armées. — Le motif de cette réelle disproportion paraît lui avoir échappé : les unités anglaises, toutes de formation récente, avaient un besoin absolu de s’instruire avant de combattre, et on ne s’instruit pas dans la tranchée ; le dressage des troupes et des cadres exigeait de longs séjours en arrière du front. C’est donc pour une bonne raison que les charges pesaient plus lourdement sur l’armée française, mais le fait demeure. Pendant les deux premières années de la guerre, l’armée britannique s’organisait et s’instruisait, ne pouvant mettre en ligne que très peu d’unités ; pendant le reste de la campagne, l’armée française a continué à prendre beaucoup plus que sa part dans les dangers et les travaux.

Ce rôle capital méritait une compensation qu’on cherche vainement dans le traité.

On constate au contraire que les négociateurs anglais ont obtenu de M. Wilson qu’il renonçât à l’un de ses quatorze points, celui qui concerne précisément la liberté des mers, et que le traité transfère à l’Angleterre les droits du sultan sur le canal de Suez ; en outre, le régime prévu pour les colonies enlevées à l’Allemagne et transférées à la Société des Nations est très adouci par le mandat conféré aux pays de l’Entente qui en héritent, clause dont bénéficie surtout l’Angleterre. Les Français ne peuvent que la féliciter de savoir faire céder M. Wilson, mais voudraient bien profiter quelque peu de cette bienveillance. Ils voudraient à tout le moins être assurés de garder le bénéfice du désintéressement, et ils ne l’ont pas.

À la veille du coup d’État de Kapp, une voix s’est élevée de l’autre côté de l’Atlantique pour dénoncer le militarisme français : pour respectée qu’elle soit, cette voix a fait sourire. De même, on s’est fort étonné qu’à San Remo le chef du gouvernement français ait eu à repousser le soupçon d’impérialisme. Le Droit et la Liberté ne sont pas de vains mots : ce sont pour la France des réalités ; en paraissant éprouver un doute à cet égard, ses alliés se diminueraient en même temps que la cause pour laquelle ils ont pris les armes.

La politique française est nette et franche ; personne en France n’a de desseins cachés. Il apparaît à beaucoup de Français que l’Allemagne militaire reste un grave danger et qu’en la délivrant de l’hégémonie prussienne on la rendrait à sa forme naturelle, le fédéralisme. En particulier, la Rhénanie veut son autonomie et il est paradoxal que les armées de l’Entente montent la garde pour la Prusse ; les Rhénans réclament que la Commission chargée de défendre leurs intérêts soit élue par eux. Le gouvernement de Berlin inflige à leur commerce et à leur industrie des tarifs ruineux à l’exportation comme à l’importation ; ils rappellent l’article 270 du traité :

« Les Puissances alliées et associées, dans le cas où ces mesures leur paraîtraient nécessaires pour sauvegarder les intérêts économiques de la population des territoires allemands occupés par leurs troupes, se réservent d’appliquer à ces territoires un régime spécial, tant en ce qui touche les importations que les exportations. »

Mais personne en France ne veut brusquer un mouvement qui se produira tôt ou tard ; on souhaite seulement qu’il ne soit pas précédé d’un nouveau cataclysme, ni entravé par l’action de l’Entente.

Donc, le traité et de récents incidents ont créé un malaise qu’il serait puéril de nier. Mais l’occupation de Francfort s’est terminée par une véritable détente. Cet acte viril du gouvernement français a été approuvé par l’opinion publique en Angleterre et a causé en Allemagne une grande et salutaire impression : il est nécessaire que la sanction pénale suive aussitôt toute violation du traité.

Le mouvement qui s’est produit des deux côtés de la Manche a démontré la solidité des liens qui unissent les deux nations. Quelques dissentiments passagers pourront s’élever entre les gouvernements ; sur certains théâtres lointains, il est possible que les souvenirs de la fraternité militaire ne soient pas très vivaces, mais les combattants de la Grande Guerre ne l’oublieront jamais et sauront les rappeler en France, comme en Angleterre et en Amérique.

La France sait tout ce qu’elle doit à l’amitié des États-Unis. Avant l’entrée de la grande République dans la guerre, les volontaires américains étaient accourus dans la légion étrangère, les avions de l’escadrille La Fayette avaient sillonné son ciel, les automobiles de l’Ambulance Field Service avaient été chercher ses blessés dans les tranchées. Elle sait quel concours le ravitaillement américain a donné aux nations alliées, particulièrement dans les régions occupées par l’ennemi en France et en Belgique. Elle n’ignore pas les difficultés de politique intérieure qui ont longtemps empêché les États-Unis de sortir de la neutralité, l’influence des Germano-Américains et l’action directe de la propagande allemande.

L’action de l’armée américaine a été magnifique, et seule la fin des hostilités l’a empêchée de déployer toute sa force. Son entrée en ligne, avec des effectifs sans cesse croissants, solides et courageux, assurait la victoire de l’Entente. Actuellement encore, une foule d’œuvres américaines secourent généreusement les régions dévastées et les orphelins de la guerre ; elles étendent leur action bienfaisante dans tous les domaines.

La France sait très bien qu’il n’est pas besoin d’un traité pour lui assurer le concours de l’Amérique en cas d’agression allemande. Ce sont ses amis les plus fermes et les plus sincères qui s’opposent à la ratification du traité de paix et du traité d’alliance, et ils affirment servir ainsi les intérêts français de la manière la plus efficace. Elle reste soigneusement en dehors de ces discussions de politique intérieure et elle a confiance.

La dernière guerre a profondément transformé la face du monde. La Russie, l’Autriche-Hongrie et la Turquie ont disparu ; l’Allemagne reste un danger latent pour la paix, mais son action militaire n’a plus qu’une portée limitée ; en revanche, les États-Unis sont entrés dans la politique européenne comme facteur très important, l’Angleterre a cessé d’être une Puissance uniquement maritime et à sa flotte très augmentée elle peut joindre la force d’une armée considérable ; la Belgique est sortie de la neutralité, et des États nouveaux se sont créés en Europe centrale. La France panse ses blessures et s’est remise au travail ; la délivrance de l’Alsace et de la Lorraine, une union plus complète avec ses colonies, la reconstitution de sa marine marchande et de sa flotte de guerre augmenteront certainement ses forces dans un avenir très rapproché.

Le monde ne cherche pas son nouvel équilibre dans des groupements tels que la Triple Alliance d’une part, l’Alliance franco-russe et l’Entente anglo-française d’autre part. La dernière manifestation de ces idées maintenant disparues est le projet de la coalition continentale contre le monde anglo-saxon ; dès le début des hostilités, la haine de l’Allemagne avait été dirigée particulièrement contre l’Angleterre : « Gott strafe England. » L’entrée des États-Unis dans la guerre avait agi comme dérivatif ; les tracts de propagande, dans les derniers mois de la campagne, comparaient le président Wilson à Néron et à Héliogabale : son sadisme seul prolongeait les hostilités. Le 15 juin 1918, après le succès des offensives du 21 mars, du 8 avril et du 27 mai, le Kaiser se croit victorieux ; il monte au Capitole et peut enfin révéler la grande pensée de son règne dans un discours prononcé au Grand Quartier Général à l’occasion du trentième anniversaire de son avènement : « Le peuple allemand ne vit pas clairement quand la guerre éclata quelle signification elle aurait. Je le savais très exactement… Il s’agissait d’une lutte entre deux conceptions du monde. Ou bien la conception prussienne allemande, germanique du monde : droit, liberté, honneur et morale, doit rester en honneur ; ou bien la conception anglo-saxonne, qui signifie se livrer à l’idolâtrie de l’argent. Les peuples de la terre travaillent comme des esclaves pour la race des maîtres anglo-saxons, qui les tiennent sous le joug. Les deux conceptions luttent l’une contre l’autre. Il faut absolument que l’une d’elles soit vaincue… » Le Kaiser définit comme il peut les diverses conceptions du monde, mais il dit bien clairement que, dès le début des hostilités, une lutte sans merci s’est engagée entre les Prussiens-Allemands et les Anglo-Saxons, qui ne devront jamais oublier à quel péril ils ont échappé.

L’esprit de l’Allemagne unitaire n’a pas changé et les Universités l’entretiennent avec ferveur ; leurs professeurs continuent à enseigner que l’Allemagne doit gouverner le monde pour le plus grand bien de l’humanité, que sa surpopulation et sa surproduction lui donnent le droit de s’approprier par la guerre des territoires et des marchés nouveaux, que d’ailleurs elle n’a pas voulu la guerre et n’a pas été vaincue, enfin qu’elle se relèvera après la défaite de 1918 comme après celle de 1806 : les deux conceptions du monde continuent a s’opposer.

L’unité de l’Entente reste au-dessus des instruments diplomatiques, des discussions de conférence, et des querelles de politique intérieure. Cette unité de l’Entente est la meilleure garantie de la paix, et les peuples sauront l’imposer à leurs gouvernements.

  1. Copyright by général Mangin 1920. ― Droits réservés pour tous pays.
  2. Voir la Revue du 1er  novembre 1916.