Comment fut déclarée la guerre de 1914/04

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CHAPITRE IV


PARIS NOUS RAPPELLE. — NOUS DÉCIDONS DE NE PAS NOUS ARRÊTER À COPENHAGUE. — TOUJOURS EN MER. — NOUVELLES CONFUSIONS DANS LES BRUITS DE LA TERRE. — DÉCLARATION DE GUERRE DE L’AUTRICHE À LA SERBIE ET BOMBARDEMENT DE BELGRADE. — DÉBARQUEMENT À DUNKERQUE. — RENTRÉE À PARIS. — RÉUNION DU CONSEIL DES MINISTRES. — VISITE DE M. DE SCHŒN À M. VIVIANI.


Lundi 27 juillet. — Les télégrammes de Paris arrivés cette nuit, si informes qu’ils soient encore, expriment clairement de l’inquiétude et de l’impatience. On voudrait que nous fussions déjà de retour. M. Bienvenu-Martin nous fait savoir que c’est le vœu unanime des ministres présents. M. Abel Ferry télégraphie, de son côté, que l’opinion et la presse commencent à nous reprocher de poursuivre notre voyage en un moment aussi critique.

Quelque pénible que soit un manquement à la parole donnée, je me sens obligé de renoncer aux visites promises. Nous ne pouvons rester sourds à l’appel de nos compatriotes. D’un commun accord, M. Viviani et moi, nous prenons le parti de rentrer directement en France. Cette décision aussitôt arrêtée, nous prévenons par sans-fil le Quai d’Orsay, ainsi que les ministres de France en Danemark et en Norvège. Aux rois des deux pays, je télégraphie que la gravité des événements me fait un devoir impérieux de rentrer promptement à Paris et je leur présente des excuses qui ne vont pas sans quelque embarras.

Avant sept heures du matin, ordre est donné au Lavoisier et aux torpilleurs de faire route sur Copenhague pour y charbonner et de rallier Dunkerque le plus tôt possible. De forts grains de pluie bouchent l’horizon. Un croiseur allemand, paraissant venir de Kiel et traversant la baie de Mecklembourg, nous rencontre et nous salue. Suivant la règle internationale, la France se tait, comme tout bâtiment qui porte un chef d’État, mais le Jean-Bart répond avec empressement.

Quelques minutes plus tard, apparaît un torpilleur allemand qui, à notre vue, rebrousse chemin et s’éloigne avec rapidité. Il semble n’être venu que pour constater notre présence. Les antennes de la France interceptent, d’ailleurs, un radio que le croiseur allemand précédemment rencontré a expédié après nous avoir salués. Le texte chiffré nous échappe, mais il s’agit, sans doute, d’un message qui signale notre passage au gouvernement impérial.

M. Viviani télégraphie à Saint-Pétersbourg : À bord France, 27 juillet 1914. M. le président de la République ayant jugé, comme moi, que la situation ne lui permettait pas de demeurer plus longtemps éloigné de Paris, abandonne ses arrêts à Copenhague et à Christiania. Nous rentrons à toute vitesse et serons en France après-demain matin mercredi. Veuillez dire à M. Sazonoff que la France, appréciant comme la Russie la haute importance qui s’attache pour les deux pays à affirmer leur parfaite entente au regard des autres Puissances et à ne négliger aucun effort en vue de la solution du conflit, est prête à seconder entièrement, dans l’intérêt de la paix générale, l’action du gouvernement impérial. Signé : René Viviani.

La journée du 27 juillet se traîne lamentablement. Nous faisons d’abord route au nord et nous passons les Belts avec toutes les précautions d’usage. Ce n’est que plus tard, après que nous avons tourné à l’ouest, puis au sud, que nous pouvons filer à dix-huit nœuds, maximum de vitesse qu’il nous est permis d’atteindre.

Il nous arrive de nouveaux télégrammes, mais, bien que, pour rassurer l’opinion française, M. Viviani ait fait dire par l’agence Havas que nous restions en contact permanent avec la terre, nous sommes toujours très loin des réalités. Ce que nous savons se réduit, en substance, à ceci. Pour le moment, l’Autriche s’est contentée de rappeler son ministre à Belgrade et de commencer sa mobilisation. La Russie a décidé, en principe, de mobiliser elle-même treize corps d’armée, si l’Autriche attaque la Serbie, mais jusqu’ici cette décision est restée théorique. La Serbie, du reste, d’après les nouvelles qui nous parviennent, paraît avoir cédé sur tous les points de l’ultimatum, sauf deux. Si l’Autriche veut pousser plus loin sa victoire, si elle occupe Belgrade, l’Europe laissera-t-elle faire ? Si la Russie intervient, que dira l’Angleterre ? Que dira l’Allemagne ? De ne pas pouvoir être exactement renseigné sur tout, de n’avoir même pas sous la main les données essentielles des problèmes à résoudre, M. Viviani souffre vraiment dans son esprit et dans sa chair. Il se promène avec agitation sur le pont de la France, reste longuement silencieux, puis revient, par intervalles, me confier affectueusement ses angoisses.

Pendant que nous échangeons nos impressions, ou que nous consultons M. de Margerie, les événements se précipitent sur le continent. Lorsqu’il avait reçu le prince Lichnowsky, dans la journée du 24, sir Ed. Grey, après avoir dit qu’un État qui accepterait les conditions de la note autrichienne cesserait de compter au nombre des nations indépendantes, avait esquissé l’idée d’une médiation à quatre. L’Autriche, bien entendu, avait écarté ce projet et, le 27, son ambassadeur à Berlin télégraphiait triomphalement au comte Berchtold : Le secrétaire d’État m’a déclaré très nettement, sous une forme strictement confidentielle, que prochainement des propositions de médiation de l’Angleterre pourraient être portées à la connaissance de Votre Excellence. Mais le gouvernement allemand nous donne l’assurance formelle qu’il ne s’associera aucunement à ces propositions, qu’il se prononcera même catégoriquement contre leur prise en considération et qu’il ne les transmettra que pour tenir compte de la démarche anglaise. Tenir compte de la démarche anglaise, qui est également la démarche française, c’est donc, dans la pensée de l’Allemagne, tâcher de la faire échouer.

L’Allemagne a en vue une autre méthode. Des démonstrations enthousiastes ont lieu à Munich devant les légations de Prusse et d’Autriche. À Berlin, la foule chante la Garde au Rhin et M. Jules Cambon trouve inquiétant l’état d’esprit qui se développe. Il écrit à Paris : D’après des renseignements qui me viennent de source très sûre, l’Allemagne penserait, si la situation actuelle ne se dénoue pas pacifiquement d’ici à quelques jours et si la Russie l’inquiète, à frapper un coup… Il faut nous mettre dans l’esprit que toutes nos intentions pacifiques n’arrêteront pas l’Allemagne, tant qu’elle nous saura liée par notre alliance avec la Russie. Nous ne sommes donc pas les maîtres d’empêcher l’agression qui serait dirigée contre nous, si la guerre doit éclater entre Pétersbourg et Berlin. D’après ce qui me revient, les officiers sont tous rappelés à leurs postes et un certain nombre de mesures préparatoires sont en voie d’exécution. Ainsi que je l’ai déjà fait, j’appelle l’attention du gouvernement sur la nécessité de faire, nous aussi, sans bruit, tout ce qui peut être fait avant la mobilisation. Il me revient également que l’Allemagne est encore convaincue que l’Angleterre s’abstiendra. Ses yeux ne sont pas dessillés. Sans demander une déclaration comme celle de M. Lloyd George en 1911, il semble qu’il serait utile que l’Allemagne fût clairement avertie que le concours effectif de l’Angleterre ne nous fera pas défaut. Mais de ce concours, nous ne sommes jusqu’ici nullement assurés et, à Berlin, on répand, avec ou sans conviction, le bruit que l’Angleterre restera neutre. M. de Fleuriau, notre chargé d’affaires en Grande-Bretagne, écrit le 27 au Quai d’Orsay : L’agence Wolff a envoyé la nuit dernière un télégramme de Berlin à Londres annonçant que, pendant un entretien de samedi avec l’ambassadeur de Russie, sir Ed. Grey aurait déclaré que le gouvernement britannique se désintéressait du conflit austro-serbe et que le comte Benckendorf aurait paru très découragé en quittant le Foreign Office. Ce télégramme a été arrêté par le chef de l’agence russe et il n’a pas été jusqu’ici reproduit par les journaux de Londres. L’ambassadeur de Russie l’a mis sous les yeux de sir Ed. Grey afin de lui montrer comment le bureau allemand de la presse travestit l’attitude de l’Angleterre. Il est bien évident que le parti de la guerre à Berlin cherche par tous les moyens possibles à convaincre le public de l’intention qu’aurait l’Angleterre de rester neutre. La décision concernant la flotte britannique, dont la démobilisation est arrêtée depuis cette nuit, contredit heureusement ces fausses nouvelles. C’est, en effet, la première mesure de précaution que prend le gouvernement anglais. La semaine précédente, le roi George a, comme on sait, passé à Spithead une revue des trois escadres composant les « Home fleets ». Les Home fleets avaient rejoint ensuite le mouillage de Portland et allaient être démobilisées. Dans la nuit du 26 au 27, l’ordre vient d’être donné de suspendre cette démobilisation. Il est à souhaiter que cette décision refroidisse un peu à Berlin l’ardeur nationaliste.

Mais l’Allemagne, qui lâche la bride à l’Autriche, et qui ne veut pas l’arrêter sur la pente fatale, cherche, en même temps, à nous séparer de la Russie. Après avoir reçu M. de Schœn le 26 et avoir courtoisement discuté la rédaction du communiqué désiré par l’ambassadeur, M. Philippe Berthelot avait donné à la presse une note ainsi conçue : L’ambassadeur d’Allemagne et le ministre des Affaires étrangères ont eu un nouvel entretien au cours duquel ils ont recherché les moyens d’action des Puissances pour le maintien de la paix. Mais M. de Schœn, qui connaissait la pensée de Berlin, ne s’est pas contenté de cette note anodine, qui n’était pas de nature à froisser la Russie. Dans la matinée du 27, il fait porter à M. Philippe Berthelot la lettre personnelle que voici :

Kaiserliche Deutsche Botschaft,
Paris, 78, rue de Lille.

Mon cher monsieur Berthelot, je crois vous être agréable en vous donnant un court résumé de ce que j’ai eu l’honneur de dire hier à M. le ministre. Notez bien la phrase sur la solidarité des sentiments pacifiques. Ce n’est pas une phrase banale, mais la sincère expression de la réalité.

Veuillez croire, cher monsieur Berthelot, à mes sentiments cordialement dévoués. Signé : Schœn.

Sur le deuxième feuillet, se trouve le résumé suivant :

Le cabinet de Vienne a fait formellement et officiellement déclarer à celui de Saint-Pétersbourg qu’il ne poursuit aucune acquisition territoriale en Serbie et qu’il ne veut point porter atteinte à l’intégrité du royaume. Sa seule intention est celle d’assurer sa tranquillité. En ce moment, la décision si une guerre européenne doit éclater dépend uniquement de la Russie. Le gouvernement allemand a la ferme confiance que le gouvernement français, avec lequel il se sait solidaire dans l’ardent désir que la paix européenne puisse être maintenue, usera de toute son influence dans un esprit apaisant auprès du cabinet de Saint-Pétersbourg.

L’Allemagne tient donc à son plan. Elle ne veut pas agir à Vienne. Elle nous demande d’agir à Saint-Pétersbourg. Le 27, à 14 heures, M. de Schœn, n’ayant pas obtenu de M. Bienvenu-Martin d’autre réponse que celle de la veille, revient au Quai d’Orsay et se présente à M. Abel Ferry. Il se déclare prêt personnellement à insister auprès de son gouvernement pour que la même démarche soit faite à Vienne et à Pétersbourg. Mais il sait bien que sa proposition ne concorde pas avec celle de son gouvernement et qu’elle n’a aucune chance d’être acceptée ; il le sait si bien qu’il ne télégraphie rien de cette conversation à M. de Bethmann-Hollweg ; c’est seulement plus tard, dans ses Mémoires, qu’il en parlera. Si le chancelier excluait toute recommandation à Vienne, c’est qu’il avait son but, celui que signalait M. J. Cambon : rompre l’alliance russe. Il en faisait lui-même l’aveu à M. Rœdern, secrétaire d’État pour l’Alsace-Lorraine : « Si nous réussissions, non seulement à ce que la France se tînt tranquille, mais à ce qu’elle invitât Pétersbourg à la paix, ce fait aurait pour nous une répercussion très favorable sur l’alliance franco-russe. » Quoi qu’en dise M. de Romberg, ce n’est donc pas M. Bienvenu-Martin qui a fait, en cette circonstance, échouer une tentative de conciliation.

La Triple-Entente s’ingéniait, au contraire, pour multiplier les essais d’arrangement. Lorsque, le lendemain 27, M. de Schœn, qui travaillait sincèrement, quant à lui, au maintien de la paix, revenait encore au Quai d’Orsay, revoyait M. Bienvenu-Martin et semblait, pour la première fois, approuver l’idée d’obtenir à la fois de la Serbie et de l’Autriche l’engagement de s’abstenir de tout acte d’hostilité, M. Bienvenu-Martin n’hésitait pas ; il appelait aussitôt M. Paul Cambon, qui était à Paris et allait repartir pour Londres, et il le priait de porter cet entretien à la connaissance de sir Ed. Grey.

Déjà, du reste, le secrétaire d’État britannique avait soumis aux cabinets de Berlin, de Rome et de Paris, une proposition qui s’inspirait heureusement des précédents de 1912 et de 1913 : les ambassadeurs de France, d’Allemagne et d’Italie seraient chargés de rechercher avec lui un moyen de dénouer la crise, étant entendu que, pendant cette conversation, la Russie, l’Autriche et la Serbie s’abstiendraient de toute opération militaire active.

Vains efforts. L’Allemagne se refusait toujours à retenir le cabinet autrichien. Il semblait qu’elle redoutât pour son propre prestige la seule apparence d’une atteinte au prestige de la monarchie alliée. Aussi continuait-elle à écarter délibérément tous les moyens pratiques de détourner l’Autriche d’une agression contre la Serbie. M. de Jagow répondait, le 27, à l’ambassadeur d’Angleterre et à M. Jules Cambon qu’il ne consentait pas à ce que les ambassadeurs d’Italie, de France et d’Allemagne fussent chargés de rechercher avec sir Ed. Grey une solution des difficultés pendantes, parce que, disait-il, ce serait instituer une véritable conférence pour traiter des affaires d’Autriche et de Russie. M. Jules Cambon insistait ; mais M. de Jagow se dérobait, en répétant que l’Allemagne avait des engagements envers l’Autriche. Elle voulait bien qu’on essayât de prévenir un conflit austro-russe, mais elle ne pouvait pas intervenir dans le conflit austro-serbe. Surpris de cette casuistique, M. Jules Cambon répondait : « L’un est la conséquence de l’autre, et il importe d’empêcher qu’il ne survienne un état de fait nouveau, de nature à amener une intervention de la Russie. » Puis, comme le secrétaire d’État persistait à dire qu’il était obligé de tenir les engagements de l’Allemagne envers l’Autriche, M. Jules Cambon lui demandait : « Êtes-vous donc engagé à la suivre partout, les yeux bandés ? Et n’avez-vous pas pris connaissance de la réponse de la Serbie à l’Autriche, que le chargé d’affaires de Serbie vous a remise ce matin ? — Je n’en ai pas encore eu le temps », répondait M. de Jagow et il maintenait son refus.


Mardi 28 juillet, — Voici notre dernier jour de navigation. Nous sommes entrés à l’aube dans la mer du Nord et nous filons sur Dunkerque.

La température a sensiblement baissé ; le ciel est gris ; il tombe par moments des ondées. Sur une mer un peu houleuse, la France tangue très légèrement.

Radiogrammes plus clairs. La proposition britannique y est mieux expliquée. Il s’agirait, pour les quatre Puissances désintéressées, d’intervenir, non seulement à Vienne et à Pétersbourg, mais aussi à Belgrade pour prévenir toute action militaire. On demanderait, par conséquent, à l’Autriche de surseoir à toute offensive contre la Serbie ; et l’on ne s’adresserait, en même temps, à Pétersbourg que pour permettre à l’Allemagne de renoncer à l’idée de circonscrire le conflit entre Vienne et Belgrade.

Après avoir conféré avec M. de Margerie, M. Viviani télégraphie à Paris qu’il accepte la proposition anglaise.

Sur ces entrefaites, M. Sazonoff, qui s’était déclaré « prêt à accepter la proposition anglaise ou toute autre proposition propre à une solution pacifique », a lui-même offert à l’ambassadeur d’Autriche, comte Szapary, d’engager, entre Pétersbourg et Vienne, des négociations directes et il a demandé à cette fin la « coopération » de l’Allemagne. Il faut, a-t-il dit, « trouver un moyen de donner à la Serbie une leçon méritée, tout en respectant ses droits de souveraineté ». Le comte Berchtold ne l’entend pas ainsi. Il refuse net et déclare à l’ambassadeur de Russie que la guerre va être déclarée par l’Autriche à la Serbie.

L’initiative de M. Sazonoff était certainement bien intentionnée. Le ministre des Affaires étrangères, télégraphiait M. Paléologue, s’applique avec persévérance à faire prévaloir une solution pacifique. — Jusqu’au dernier instant, déclarait-il à notre ambassadeur, je me montrerai prêt à négocier. M. Paul Cambon avait craint cependant que la tentative russe ne fournît à l’Autriche un prétexte pour écarter la proposition britannique. Sir Ed. Grey venait d’insister auprès du prince Lichnowsky et de lui dire : « La Russie s’est montrée modérée depuis le début de la crise, notamment dans ses conseils au gouvernement serbe. Je serais très embarrassé pour lui faire des recommandations pacifiques. C’est à Vienne qu’il convient d’agir et que le concours de l’Allemagne est indispensable. » Sir Ed. Grey avait, en même temps, chargé son ambassadeur à Berlin de demander l’adhésion de M. de Jagow à son projet de conférence. Le ministre allemand avait répondu : « Il convient d’attendre le résultat de la conversation engagée entre Pétersbourg et Vienne » ; et, en présence de cette défaite, sir Ed. Grey avait dû prescrire à sir Ed. Goschen de suspendre ses démarches. Mais, en réalité, ce n’était pas l’entretien de M. Sazonoff avec l’Autriche qui avait fait échouer à Vienne et à Berlin la motion britannique. Dès le 27, le chancelier Bethmann-Hollweg avait télégraphié au prince Lichnowsky : Nous ne pouvons participer à une telle conférence, car nous ne pouvons traîner l’Autriche devant un tribunal européen, à l’occasion de son différend avec la Serbie. Et, recevant sir Ed. Goschen qu’il avait convoqué, le chancelier lui disait : « Nous n’avons pu accepter une proposition qui semblait imposer l’autorité des Puissances à l’Autriche. » M. de Bethmann-Hollweg assurait l’ambassadeur de son sincère désir de paix ; il lui parlait des efforts que lui-même, prétendait-il, faisait à Vienne, mais il ajoutait que la Russie était seule maîtresse de maintenir la paix ou de déchaîner la guerre. Sir Ed. Goschen lui répondait qu’il ne partageait pas son sentiment et que, si la guerre éclatait, l’Autriche aurait la plus grande part de responsabilité ; car il était inadmissible qu’elle eût rompu avec la Serbie après la réponse de celle-ci. Sans discuter sur ce point, le chancelier concluait : « Nous poussons autant que nous le pouvons aux conversations directes entre l’Autriche et la Russie. »

Ainsi, l’Allemagne prétendait qu’elle poussait aux conversations directes, pendant que son alliée les refusait dédaigneusement. De plus en plus préoccupé de cette attitude singulière, M. Jules Cambon se demandait si, pour faire accepter la proposition de sir Ed. Grey, on ne pourrait pas la modifier de nouveau dans le sens d’une double démarche diplomatique à Pétersbourg et à Vienne. Il s’entretenait à ce sujet avec ses collègues d’Angleterre et de Russie : J’ai ajouté, écrivait-il à Paris, qu’à raison de l’espèce de répugnance manifestée par M. de Jagow devant toute espèce d’action à Vienne il serait peut-être bon de le mettre au pied du mur et que sir Ed. Grey pourrait charger sir Ed. Goschen de demander au secrétaire d’État quelle forme, suivant lui, aurait à prendre l’action diplomatique des quatre Puissances… Nous devons nous associer à tous les efforts en faveur de la paix compatibles avec nos engagements vis-à-vis de notre alliée, mais, pour laisser les responsabilités où elles sont, il importe d’avoir soin de demander à l’Allemagne de préciser ce qu’elle veut.

Pendant que la France s’empressait ainsi de saisir tous les rameaux d’olivier qu’elle trouvait à portée de sa main, le cabinet de Vienne s’arrangeait, de nouveau, pour envenimer les choses. Dans l’après-midi du 27, l’ambassadeur d’Allemagne Tschirschky télégraphiait à Jagow que la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie était imminente. La Wilhelmstrasse recevait ce télégramme à 16 h. 37 et personne ne paraissait s’en émouvoir. Le même jour, le comte Berchtold avait audience de l’empereur François-Joseph et obtenait l’autorisation d’accomplir le lendemain matin 28 l’acte irréparable. L’Allemagne aurait pu intervenir. Elle n’avait pas bougé. « Pourquoi tant de hâte ? » se demande M. Pierre Renouvin, et il ajoute : « Il s’agit, en réalité, de mettre l’Europe en face du fait accompli et principalement d’empêcher toute tentative d’intervention. Berchtold le dit nettement à l’Empereur : Je crois qu’une nouvelle tentative des Puissances de l’Entente, tendant à une solution pacifique du conflit, reste possible, tant que, par la déclaration de guerre, une situation nette n’aura pas été créée. Cette phrase cynique, qui suffit, pour tout esprit impartial, à fixer les responsabilités de la guerre, figure dans un rapport à l’Empereur, rédigé par Hoyos et présenté par Berchtold à la date même du 27 juillet. Mais à des documents authentiques comme celui-là, M. Henry Elmer Barnes, qui a la stupéfiante prétention de prononcer « a revised verdict on guilt for world war », croit suffisant d’opposer l’opinion, évidemment décisive, de MM. Victor Margueritte, Fabre Luce, Armand Charpentier, Demartial et tutti quanti.

Est-il vrai que, du 27 au 29 juillet, il se soit produit, comme l’ont prétendu quelques émules de Mr. Barnes, un revirement en Allemagne dans le sens de la raison et de la paix ? M. Pierre Renouvin, à qui son impartialité scrupuleuse a quelquefois valu l’honneur inattendu d’être présenté par les « innocentistes » d’outre-Rhin et d’outre-Atlantique comme un partisan de leur thèse, a définitivement démontré qu’en dépit de quelques apparences l’attitude de l’Allemagne ne s’est nullement modifiée.

Le 27 juillet, dans une nouvelle conversation avec le prince Lichnowsky, sir Ed. Grey, qui venait de prendre connaissance de la réponse serbe, avait remarqué qu’elle donnait satisfaction aux exigences autrichiennes « dans une mesure qu’il n’aurait jamais cru possible ». Il lui semblait évident, disait-il, que ces concessions de la Serbie devaient être attribuées exclusivement à une pression de Pétersbourg. C’était donc maintenant l’Autriche qui devait se montrer conciliante. Si elle commençait des opérations militaires, si elle occupait Belgrade, la Russie verrait là une provocation directe, et ce serait la guerre, la plus terrible guerre que l’Europe eût jamais connue.

Lichnowsky s’empresse de communiquer à Berlin les déclarations du secrétaire d’État britannique et il ajoute : Pour la première fois, j’ai trouvé le ministre mécontent. Il m’a parlé avec le plus grand sérieux… Je suis convaincu que si, maintenant, on en venait à la guerre, nous n’aurions plus à compter sur les sympathies anglaises et sur l’appui anglais, car on verrait dans la conduite de l’Autriche des signes manifestes de mauvaise volonté. Quelques heures plus tard, Lichnowsky insiste encore dans un nouveau télégramme. Ces avertissements de l’ambassadeur arrivent à Berlin, au moment où le cabinet de Londres vient de décider de ne pas disperser la grande flotte. Ils donnent un instant à réfléchir au gouvernement impérial et, dans la soirée, à 23 h. 50, le chancelier envoie des instructions nouvelles à Tschirschky, son ambassadeur à Vienne : Si nous refusions toute action médiatrice, nous serions regardés par le monde entier comme responsables de la conflagration et représentés comme les véritables fauteurs de la guerre. Cela rendrait également notre situation impossible dans le pays, où nous devons apparaître comme étant ceux qui ont été contraints à la guerre. En conclusion, le chancelier demande à connaître l’opinion du comte Berchtold et aussitôt il se flatte auprès de Lichnowsky d’avoir immédiatement entamé une action médiatrice à Vienne dans le sens désiré par sir Ed. Grey.

Mais, comme l’a remarqué M. Sazonoff, « la principale occupation de M. de Bethmann-Hollweg était alors, non de sauver la paix, mais de présenter les événements sous un jour qui pût faire croire que l’Allemagne avait été contrainte à la guerre ».

Ce n’est donc qu’une couverture que cherche à se procurer le chancelier impérial. À l’heure où il écrit, il sait, par le télégramme de Tschirschky, parvenu à Berlin à 16 h. 30, que le comte Berchtold va expédier la déclaration de guerre à la Serbie ; il sait que la proposition anglaise a été subordonnée par sir Ed. Grey à la condition essentielle que l’Autriche s’abstiendrait de toute opération militaire ; et cependant il ne renonce pas à son idée obstinée de ne pas intervenir entre l’Autriche et la Serbie ; et il ne fait pas un geste, il ne dit pas un mot, pour arrêter le premier coup de canon.

Bien mieux, à la fin de la journée du 27, M. de Jagow reçoit à la Wilhelmstrasse l’ambassadeur d’Autriche-Hongrie à Berlin, le comte Szogyéni, et il lui tient confidentiellement un langage qui n’est pas fait pour assagir l’Autriche. L’Allemagne, dit-il en résumé, est prête à porter prochainement à la connaissance de l’Autriche des propositions anglaises de conciliation. Le gouvernement de Berlin ne les prend pas à son compte, il ne les transmet que pour accéder au désir de l’Angleterre, et il espère bien qu’elles ne seront pas accueillies.

Aussi bien, l’Autriche ne s’y trompe-t-elle pas. Elle connaît, non seulement par le télégramme de Szogyéni, mais par les conversations de Tschirschky, les véritables intentions du gouvernement allemand. Elle attend, pour répondre à Berlin, l’après-midi du 28 et elle se borne alors à prendre acte de la démarche et à réserver sa décision. Mais, dès maintenant, elle déclare que la suggestion anglaise s’est produite trop tard. Et, sur la foi d’une nouvelle fausse, qui annonçait une violation de frontière par les Serbes, le comte Berchtold ajoute froidement : « La guerre est déclarée, après l’ouverture des hostilités par la Serbie. » Sur quoi, il attend le lendemain 29, pour répondre à l’ambassadeur d’Allemagne qu’il regrette de ne pouvoir adhérer à la proposition britannique et pour dire crûment à l’ambassadeur d’Angleterre qu’il ne saurait admettre « aucune discussion sur la base de la note serbe », que la guerre entre l’Autriche et la Serbie est « inévitable », et que la question sera réglée « directement entre les deux parties immédiatement intéressées ». Avec un peu plus de hâte et d’insistance, le chancelier d’Allemagne eût peut-être obtenu mieux.

Mais, à défaut de M. de Bethmann-Hollweg, quelque autre personnage en Allemagne a-t-il cherché à conjurer la catastrophe ? On l’a prétendu et c’est à Guillaume II lui-même qu’on a voulu attribuer cette heureuse velléité. Dans la soirée du 27, la Wilhelmstrasse avait envoyé au cabinet impérial une copie complète de la note serbe, en même temps que le premier télégramme du prince Lichnowsky. Le 28, à cinq heures du matin, le cabinet impérial avait également reçu le second télégramme de l’ambassadeur à Londres. L’Empereur prend connaissance de ces pièces au commencement de la matinée, et, tout à coup, il est illuminé par un de ces éclairs de raison qui traversaient parfois son cerveau de mégalomane. La réponse serbe ! « C’est un brillant résultat pour un délai de quarante-huit heures seulement ! C’est plus qu’on ne pouvait attendre. Un grand succès moral pour Vienne ; mais il fait disparaître toute raison de guerre, et Giesl aurait dû rester tranquille à Belgrade. Après cela, je n’aurais jamais ordonné la mobilisation. » Et à peine a-t-il ainsi exprimé une opinion qui devrait définitivement condamner aux yeux du monde l’Autriche, qui vient d’annoncer la guerre, et le gouvernement allemand lui-même, qui n’a pas cherché à retenir son alliée, il écrit à Jagow : Je suis convaincu que, dans l’ensemble, les désirs de la monarchie du Danube sont accomplis. Les quelques réserves que la Serbie fait sur certains points peuvent, à mon avis, être réglées par des négociations. Mais la capitulation la plus humble est annoncée urbi et orbi et par là tout motif de guerre disparaît. Jusque-là, c’est le bon sens qui parle, mais voici la démence : malgré cette capitulation, Guillaume II veut encore que l’Autriche ait une satisfaction d’honneur plus éclatante ; il veut aussi qu’elle prenne des gages : Les Serbes sont des Orientaux et, par conséquent, menteurs, faux et maîtres consommés dans l’emploi des moyens dilatoires. Pour que ces belles promesses deviennent une vérité et une réalité, il faut exercer une « douce violence » (ces mots « douce violence » en français dans le texte). On pourrait donc occuper Belgrade comme garantie ; moyennant quoi, dit l’Empereur, je suis prêt à servir de médiateur de la paix en Autriche ; je rejetterai toutes propositions ou protestations d’autres États en sens opposé… Je le ferai à ma manière, et en ménageant autant que possible le sentiment national de l’Autriche et l’honneur de son armée, car son chef suprême a déjà fait appel à elle et elle doit obéir à cet appel. Dans ces conditions, elle doit sans contredit avoir une « satisfaction d’honneur » (en français dans le texte) apparente ; c’est la condition sine qua non de ma médiation. Je, je, je… Ich, ich, ich y a-t-il rien de plus haïssable que ce moi, en des heures où est menacée la vie de tant d’êtres humains ?

Le moi de Guillaume II nous éloigne, d’ailleurs, sensiblement de la proposition de sir Ed. Grey. Celle-ci écartait fermement toute opération militaire. Celui-là réclame l’occupation d’un territoire serbe. Il n’importe. Après avoir reçu les ordres un peu incohérents de son empereur, M. de Jagow va s’entendre avec le chancelier pour les traduire dans des instructions qu’on enverra à l’ambassadeur Tschirschky. Avant d’avoir rédigé ce télégramme, M. de Bethmann-Hollweg reçoit du prince Lichnowsky des renseignements imprévus. L’ambassadeur d’Autriche à Londres, comte de Mensdorff, a confidentiellement communiqué à son collègue allemand les décisions secrètes prises, le 19 juillet précédent, par le conseil des ministres austro-hongrois. Le cabinet de Vienne, qui avait antérieurement proclamé son désintéressement territorial, qui avait annoncé à l’Europe qu’il n’entendait annexer aucune parcelle de la Serbie, avait, en réalité, l’intention de dépecer le territoire serbe et d’en donner des morceaux aux États balkaniques voisins. Cet aveu du comte de Mensdorff indigne M. de Bethmann-Hollweg, qui ne savait rien encore de ces beaux projets.

Sous l’impression de cette découverte irritante, le chancelier va-t-il télégraphier à Vienne : « Arrêtez-vous ou nous ne suivons plus ? » Point. Les instructions qu’il envoie le soir seulement à l’ambassadeur à Vienne sont singulièrement plus réservées. Malgré les avis qu’il vient de recevoir de Londres, Bethmann-Hollweg ne demande nullement à l’Autriche de promettre l’intégrité du territoire serbe, il se borne à constater que le gouvernement austro-hongrois, en dépit de questions réitérées, a laissé l’Allemagne dans l’ignorance de ses intentions, que la situation devient embarrassante, et que, si l’Autriche persiste dans une intransigeance absolue, pendant que l’Allemagne est en butte, de la part des autres Puissances, à des propositions de conférence ou de médiation, l’Empire dualiste sera finalement exposé à porter, devant l’étranger et même devant l’Allemagne, la responsabilité du conflit. Dès lors, que conseille-t-il à l’Autriche ? Non pas de dire : « Le territoire serbe ne sera donné à personne », mais simplement de dire : « L’Autriche ne fera, quant à elle, aucune annexion définitive. Mais elle procédera à une occupation temporaire de Belgrade et d’autres points déterminés du territoire serbe, pour contraindre le gouvernement serbe à l’exécution complète de ses exigences. » L’Autriche avait montré à l’Europe, en 1908-1909, comment elle savait transformer en annexion une occupation autorisée par les Puissances. En acceptant la combinaison de Guillaume II, elle aurait donc eu pleine satisfaction. Mais il lui était aisé de comprendre que l’Allemagne n’avait aucune intention de la retenir et voulait seulement pouvoir dire à l’Angleterre qu’une démarche avait été faite. M. de Bethmann-Hollweg avait, en effet, pris soin d’adresser à Tschirschky cette recommandation : « Vous devrez éviter soigneusement de créer l’impression que nous désirions retenir l’Autriche. » Et le chancelier avait, mieux encore, précisé sa pensée maîtresse dans cette phrase révélatrice : Il est de toute nécessité que, si le conflit s’étend aux Puissances qui n’y sont pas directement intéressées, ce soit la Russie qui de toutes façons en porte la responsabilité. Voilà, mis par lui-même en pleine lumière, l’objectif du gouvernement impérial allemand. Le comte Berchtold comprend à demi-mot. Il gagne du temps, attend la soirée du 29 et finit par dire à Tschirschky qu’il est tout prêt à renouveler, au nom de l’Autriche, une déclaration de désintéressement territorial ; mais il ne parle point du partage de la Serbie et, en ce qui concerne les mesures militaires, il s’évade, en prétextant qu’il n’est pas en mesure de donner une réponse immédiate. La mollesse et la complaisance de la chancellerie allemande lui avaient rendu facile cette échappatoire. C’est pour couper court aux tentatives de médiation que le comte Berchtold a décidé de lancer dès le 28 juillet la déclaration de guerre à la Serbie.

Rien encore de tout cela ne parvient jusqu’aux antennes de la France. Le cuirassé accélère sa marche autant que le lui permettent ses machines. La nuit tombe. Le cœur partagé entre la joie de retrouver le sol natal et la vague appréhension d’un lendemain mystérieux, je passe une dernière nuit en mer, sans que le sommeil s’attarde plus de trois heures dans ma cabine amirale.


Mercredi 29 juillet. — À huit heures du matin, nous arrivons en rade de Dunkerque. Le temps de stopper, de jeter l’ancre, de préparer l’enlèvement des bagages, et nous débarquons. Une multitude innombrable venue de la ville et des environs — bourgeois, commerçants, ouvriers, dockers, hommes, femmes et enfants, — s’est précipitée sur les jetées et sur les quais. C’est vraiment la France qui nous attend et qui vient au-devant de nous. Je me sens pâle d’émotion et je fais effort pour ne pas laisser apparaître mon trouble. Les inquiétudes qui nous ont assaillis depuis quatre jours, cette foule a dû les éprouver au centuple. De loin, nous n’avons pas mesuré la profondeur du sentiment populaire. Nous n’avons pu lire un journal. Nous n’avons pas suivi les mouvements de l’âme française. Si je comprends bien le sens de ces acclamations, elles signifient : « Enfin, vous voilà. Pourquoi n’êtes-vous pas revenus plus vite, alors que l’Europe est dans l’anxiété et que la France peut se trouver bientôt en danger ? Nous ne vous retenons pas à Dunkerque. Retournez vite à votre poste. Nous vous faisons confiance pour tâcher d’éviter la guerre. Mais, si elle éclate, vous pouvez compter sur nous. »

J’échange quelques mots rapides avec M. Terquem, maire de Dunkerque, avec les sénateurs Trystram et Debierre, avec les députés Defossé et Cochin. Je les retrouve quelques minutes après, dans mon wagon, où je me suis empressé de monter. Tous me disent, et le préfet me confirme, qu’en cas de malheur le gouvernement est assuré du concours unanime du pays. Ce qui me frappe, c’est qu’ici beaucoup de personnes semblent croire la guerre imminente. Un de mes interlocuteurs, et non des moindres, auquel j’ai récemment rappelé son propos, va, un peu plus tard, jusqu’à me dire : « Nous en avons assez ! C’est toujours à recommencer ! Mieux vaut en finir une bonne fois. » Je le calme et lui réponds : « Ne parlez pas ainsi, de grâce. Il faut tout faire encore pour éviter une guerre. »

De Dunkerque à Paris, pendant tout le trajet du train, dans les villes, les villages, les corons, aux passages à niveau, partout, nous voyons les habitants massés des deux côtés de la voie, et ce sont sans cesse les mêmes saluts, les mêmes vivats, les mêmes vœux de paix, les mêmes promesses de courage et de résignation.

Deux membres du gouvernement, MM. Renoult et Albel Ferry, sont venus au-devant de nous à Dunkerque et rentrent avec nous à Paris. M. Abel Ferry, sous-secrétaire d’État aux Affaires étrangères, nous dit que, dès le début de la crise, M. Bienvenu-Martin s’est entendu avec ses collègues de la Guerre, de la Marine, de l’Intérieur et des Finances pour que fussent immédiatement prises toutes les mesures qu’une période de tension peut rendre nécessaires. En fait, les permissionnaires ont été rappelés ; les troupes qui se trouvaient dans les camps d’instruction ont rejoint leurs garnisons ; les préfets sont alertés ; tous les fonctionnaires ont reçu l’ordre de rester à leurs postes ; des approvisionnements ont été achetés pour Paris. Bref, on n’a négligé aucune des dispositions qui pourraient, le cas échéant, permettre une mobilisation immédiate.

M. Messimy a lui-même exposé depuis la guerre à M. Raymond Recouly les principales mesures qu’il avait jugé bon de prendre avant notre retour de Russie et les raisons de prudence élémentaire qui l’avaient inspiré. « C’est, déclare M. Messimy, dans la nuit du 25 au 26 juillet que m’arrivent les premières nouvelles inquiétantes. Le service des renseignements du 20e corps m’informe, en effet, que, de l’autre côté de la frontière, certaines garnisons sont consignées ; plusieurs régiments ont reçu des instructions secrètes, et enfin tous les Allemands d’Alsace annoncent la guerre inévitable. Dans toute la matinée du lendemain, le dimanche 26, des télégrammes confirment cette mauvaise impression. Les régiments allemands prennent la tenue de guerre. Les forts de Metz sont occupés ; partout on installe des lignes téléphoniques ; des officiers en automobiles parcourent la frontière, etc. L’ensemble de ces informations ne me laisse aucun doute. Elles me dictent mon devoir… Peu de gens, durant ces premières journées, se rendaient exactement compte de la gravité et même de l’imminence du péril. Le jeu de l’Allemagne ne s’était pas encore dévoilé… Seuls, quelques hommes très bien renseignés, des spécialistes, pouvaient discerner, à travers les mensonges et les réticences de l’Allemagne, l’implacable volonté de guerre qui résidait en elle. » Et M. Messimy énumère à M. Recouly les décisions prises par le gouvernement de Paris en mon absence, dispositif restreint


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MESSIMY


JOFFRE


LA GARE DE L’EST LE 2 AOÛT 1914, JOUR DE LA MOBILISATION


de sécurité sur les chemins de fer, rappel des permissionnaires, rapatriement d’une partie des troupes algériennes et marocaines, surveillance de la frontière. Ce sont là, en effet, les mesures que m’a indiquées, à mon arrivée, le ministre de la Guerre. Il m’attend à la gare du Nord, avec tous les membres du cabinet. Avant notre sortie sur la place, il me dit : « Monsieur le Président, vous allez voir Paris ; c’est splendide. »

C’est splendide, en effet. Par suite de je ne sais quel malentendu, on avait confondu l’heure de mon retour avec celle de mon débarquement à Dunkerque. On avait annoncé que je devais rentrer à Paris vers huit heures du matin. Dès l’aube, la foule s’était portée aux abords de la gare. Elle était restée là patiemment jusqu’à l’arrivée du train. Les préfets, les représentants du conseil municipal, des sénateurs, des députés, M. Maurice Barrès et une délégation de la Ligue des Patriotes, des hommes de tous âges et de toutes opinions sont là, qui m’attendent. À ma sortie, je suis accueilli par une manifestation grandiose, qui me remue jusqu’aux moelles. Beaucoup de personnes ont les larmes aux yeux et j’ai peine à refouler les miennes. De milliers de poitrines s’échappent les cris répétés de : « Vive la France ! Vive la République ! Vive le Président ! »

Je monte dans un landau, qu’encadre un peloton de cuirassiers. De la gare à l’Élysée, c’est une acclamation continue. Place de l’Opéra, la foule s’entasse sur les trottoirs, sur le terre-plein, sur les marches du théâtre, aux fenêtres et aux balcons. Jamais je n’ai rien éprouvé de si poignant. Jamais je ne me suis senti aussi bouleversé. Jamais je n’ai eu plus de mal, moralement et physiquement, à tâcher de demeurer impassible. De la grandeur, de la simplicité, de l’enthousiasme, de la gravité, tout contribue à faire de cet accueil quelque chose d’imprévu, d’inimaginable et d’infiniment beau. Voilà la France unie. Voilà les querelles politiques oubliées. Voilà le cœur du pays qui se révèle dans sa généreuse réalité. La Cour d’assises a prononcé hier l’acquittement de Mme  Caillaux, après plusieurs jours de débats mouvementés. Que cette affaire est déjà loin ! Et comme maintenant l’attention publique est ailleurs ! Pour que les Français apprennent à s’aimer, faut-il donc qu’ils sentent sur eux la menace du malheur ?

Je retrouve l’Élysée désert. Mme  Poincaré, qui est partie pour la Meuse avec mon frère et ma belle-sœur, achève là-bas les préparatifs de notre installation d’été. Elle a emmené avec elle notre fidèle siamois et notre mignonne petite chienne bruxelloise. Elle pensait que j’irais la rejoindre à mon retour et que nous passerions ensemble, sur la modeste colline du Clos, devant notre paisible vallée, quelques heures de repos. Dès qu’elle a su que je rentrais précipitamment à Paris, elle a décidé de venir me retrouver, mais elle ne peut arriver que ce soir à sept heures et, dans la solitude maussade de mon cabinet, je me sens assailli par des idées noires.

Un Conseil des ministres se réunit à l’Élysée, sous ma présidence, de cinq à sept heures, pour prendre connaissance des derniers télégrammes et délibérer sur la situation. Tous les membres du gouvernement se félicitent de mon voyage ; tous également sont heureux que M. Viviani et moi, nous l’ayons interrompu. Je les trouve étroitement unis dans la résolution de faire l’impossible pour éviter la guerre et aussi dans celle de ne négliger aucun préparatif de défense. MM. Thomson, Malvy, Augagneur, Messimy se prononcent avec une énergie particulière sur la nécessité de prendre dès maintenant toutes précautions civiles et militaires. Sur ma demande, tous les ministres acceptent d’avoir désormais un conseil quotidien.

Mme  Poincaré rentre vers sept heures. Après avoir passé quelques instants auprès d’elle, je me plonge dans la lecture des télégrammes qui sont arrivés ou ont été expédiés depuis mon départ, et que vient de me communiquer le Quai d’Orsay. Bien des choses obscures commencent à s’éclairer devant moi. Je remarque, en particulier, ces informations de M. Dumaine : Parmi les soupçons qu’inspire la soudaine et violente résolution de l’Autriche, le plus inquiétant est que l’Allemagne l’aurait poussée à l’agression contre la Serbie, afin de pouvoir elle-même entrer en lutte avec la Russie et la France dans les circonstances qu’elle suppose lui devoir être le plus favorables. Le personnel de l’ambassade d’Italie affirme que, au contraire, le cabinet de Berlin s’est efforcé de détourner celui de Vienne d’en venir aux armes, mais que la certitude d’une imminente dislocation de la monarchie a déterminé les décisions de l’Empereur et du comte Berchtold. Celui-ci a dit ce matin à mon collègue anglais qu’il fallait bien que la situation fût des plus grave pour que son vieux souverain et lui-même, si critiqué pour son attachement aux solutions pacifiques, eussent pris parti pour la guerre. À l’appui de ces déclarations, je dois signaler que le ministre de Serbie, croyant impossible que l’Empire s’attaque à son pays, se fondait sur les résultats de l’enquête ouverte dans tous les pays sud-slaves. « Le sol est miné, disait-il ; les dominateurs austro-hongrois ne pourraient remuer sans amener un effondrement. Il est même bien regrettable que le danger vienne de leur être ainsi révélé ; car, dans trois ans, la jeunesse actuellement dans les écoles (d’Autriche et de Hongrie) assurait l’affranchissement. » Ce serait donc pour prévenir cette inévitable insurrection que la monarchie tente un suprême recours à la force, avec l’espoir que les conséquences incalculables de cette entrée en campagne deviendront pour elle une diversion qui la sauvera. (Vienne, 28 juillet.)

Les renseignements recueillis par M. Dumaine mettent en lumière les profondes lézardes de l’édifice austro-hongrois. C’est peut-être, en effet, pour échapper à l’effondrement redouté que l’Autriche se hâte déjà d’entrer en guerre. La voici qui donne l’ordre de bombarder Belgrade.

Le mercredi 29, à onze heures et quart du matin, pendant que M. Viviani et moi, nous étions encore dans le train, M. Isvolsky s’est présenté à la direction politique et y a communiqué le texte de deux télégrammes que le gouvernement russe venait d’adresser à Berlin et à Londres. Télégramme à Berlin : À la suite de la déclaration par l’Autriche de la guerre à la Serbie, nous déclarerons demain (c’est-à-dire le 29 juillet) la mobilisation dans les arrondissements d’Odessa, Kiew, Moscou et Kazan. En portant ceci à la connaissance du gouvernement allemand, veuillez confirmer l’absence chez la Russie de toute intention agressive contre l’Allemagne. Notre ambassadeur à Vienne, pour le moment, n’est pas rappelé de son poste.

Télégramme à Londres : À la suite de la déclaration de guerre à la Serbie, les conversations directes de M. Sazonoff avec l’ambassadeur d’Autriche n’ont plus de raison d’être. Il est nécessaire que l’Angleterre exerce aussi rapidement que possible une action dans le but de la médiation et que les opérations de guerre de l’Autriche soient immédiatement arrêtées. Autrement la médiation servira seulement de prétexte pour traîner en longueur la solution de la question et donnera la possibilité à l’Autriche d’écraser entre temps la Serbie.

Ce n’est pas sans de nouvelles inquiétudes que je prends connaissance de la note laissée au Quai d’Orsay par M. Isvolsky. D’autre part, les informations venues d’Allemagne signalent l’accélération des mesures militaires. M. Farges, notre consul général à Bâle, télégraphie qu’un Français arrivant d’Alsace lui a rapporté les faits suivants : un certain nombre des maires des environs de Mulhouse auraient reçu des mains des gendarmes les plis de mobilisation ; le régiment de dragons de Mulhouse aurait été alerté le matin à quatre heures. Notre consul à Dusseldorf, M. Néton, assure que le groupe d’artillerie montée de cette ville est parti dans la direction de Cologne. Des troupes nombreuses sont arrivées en tenue de campagne dans la région de Francfort. Du côté de Darmstadt, de Cassel, de Mayence, les chemins de fer et les ponts sont gardés. Les militaires en congé ont reçu l’ordre télégraphique de rejoindre leurs régiments. Deux trains passent par Mannheim, transportant des troupes venues d’Augsbourg. M. Mollard, ministre de France à Luxembourg, signale, lui aussi, des mouvements militaires, à proximité de la frontière. Si bien que M. Messimy a prié, dans la matinée du 29, le ministère des Affaires étrangères de prévenir nos officiers en congé hors de France qu’ils doivent rejoindre leurs corps.

Malgré tant de symptômes alarmants, M. de Schœn est encore venu au Quai d’Orsay avant le retour de M. Viviani, et il a dit que rien n’était perdu, que l’Autriche ne précipiterait sans doute pas ses opérations et que l’Allemagne était d’avis de ne pas renoncer aux efforts de conciliation. Le baron de Schœn a promis que son gouvernement s’informerait à Vienne des intentions de l’Autriche.

Dès qu’il s’est réinstallé au Quai d’Orsay, M. Viviani s’est empressé d’étudier tous les documents. Il a conféré avec MM. Bienvenu-Martin, Philippe Berthelot, Bourgeois, Ribot, Pichon, et il a rédigé, à destination de Londres, un télégramme, qu’il a communiqué au Conseil des ministres et dans lequel il insiste sur la nécessité de reprendre sans retard le projet de médiation.

M. Viviani a également reçu M. de Schœn. L’ambassadeur lui a parlé des mesures de précaution qu’a prescrites le gouvernement français pendant notre absence. M. Viviani ne les a pas niées. Il a seulement fait remarquer que pas une seule n’était de celles dont nos voisins eussent à prendre ombrage et que notre volonté de nous prêter à toute négociation pour le maintien de la paix ne pouvait être mise en doute. M. de Schœn a spontanément reconnu que la France était libre d’agir comme elle le faisait, mais il a ajouté qu’en Allemagne les préparatifs ne pouvaient être secrets et qu’il ne faudrait pas que l’opinion française s’émût si l’Allemagne se décidait à des mesures publiques. Dans un télégramme déchiffré depuis par nos services cryptographiques, M. de Schœn a rapporté cette conversation à Berlin. Il concluait par ces mots, qui sont à retenir : « Viviani ne veut pas abandonner l’espoir dans le maintien de la paix, que l’on souhaite ici vivement. » M. de Schœn, vivant à Paris, connaissait donc la vérité et ne songeait pas à contester l’esprit pacifique du gouvernement et du pays.

Je passe encore, de mon côté, plusieurs heures à dépouiller les tristes papiers où se reflète le désarroi de l’Europe. Cette lecture me tient éveillé fort avant dans la nuit. Elle me prouve, hélas ! que la situation est plus grave que ne me l’avaient laissé supposer, pendant mon voyage, les radios recueillis par la France. Très tard m’est communiqué un télégramme de M. Paul Cambon, qui n’est pas fait davantage pour me rassurer : Dans son entretien d’aujourd’hui avec mon collègue d’Allemagne, sir Ed. Grey a fait observer que l’ouverture de M. Sazonoff pour une conversation directe entre la Russie et l’Autriche n’ayant pas été accueillie à Vienne, il conviendrait d’en revenir à sa proposition d’intervention amicale des quatre Puissances non directement intéressées. Cette suggestion a été acceptée en principe par le gouvernement allemand, mais il a fait des objections à l’idée d’une conférence ou d’une médiation. Le secrétaire d’État des Affaires étrangères a invité le prince Lichnowsky à prier son gouvernement de proposer lui-même une formule. Quelle qu’elle soit, si elle permet de maintenir la paix, elle sera agréée par la France et l’Italie. L’ambassadeur d’Allemagne a dû transmettre immédiatement à Berlin la demande de sir Ed. Grey… Mon collègue d’Allemagne ayant interrogé sir Ed. Grey sur les intentions du gouvernement britannique en cas de conflit, le secrétaire d’État aux Affaires étrangères a répondu qu’il n’avait pas à se prononcer quant à présent. J’ai posé la même question à sir Ed. Grey et je résume sa réponse : « La situation actuelle n’a pas d’analogie avec celle qui s’est produite à l’occasion du Maroc. Là, il s’agissait des intérêts de la France avec qui nous avions des engagements. Ici, il s’agit de la suprématie de l’Autriche ou de la Russie sur les populations slaves des Balkans. Que l’une ou l’autre de ces Puissances obtienne la prééminence, peu nous importe, et, si le conflit reste limité entre l’Autriche et la Serbie ou la Russie, nous n’avons pas à nous en mêler. Il n’en serait pas de même si l’Allemagne entrait en jeu pour soutenir l’Autriche contre la Russie et si éventuellement la France se trouvait entraînée dans le conflit. Alors, ce serait une question intéressant l’équilibre européen, et l’Angleterre devrait examiner si elle doit intervenir. À tout événement, nous prenons secrètement quelques dispositions militaires. Je m’exprimerai d’ailleurs dans ce sens, lorsque le prince Lichnowsky m’apportera la réponse de Berlin à ma demande d’aujourd’hui. » J’ajoute que sir Ed. Grey ne m’a pas caché qu’il trouvait la situation très grave et qu’il avait peu d’espoir dans une solution pacifique. Signé : Paul Cambon.

Ainsi, Grey lui-même n’a plus grand espoir dans une issue favorable et l’Angleterre en est encore à se demander si elle interviendra dans une guerre généralisée.

Je lis et relis ces télégrammes et plus je cherche à découvrir une lueur dans ces ténèbres, plus l’obscurité me semble épaisse. Ce n’est pas sans doute demain que ma femme et moi, nous pourrons reprendre ensemble le chemin discret de notre cher Sampigny. Ce n’est pas demain que là-bas, dans la claire maison meusienne, où nous étions si joyeux naguère de passer les vacances avec nos vieux parents, nous retrouverons pour quelques jours le bonheur champêtre, en face du paisible bois d’Ailly et du fort silencieux qui couronne d’inoffensives batteries la colline gazonnée du camp des Romains.

Je serais sans doute encore plus préoccupé de l’avenir si je pouvais deviner le drame qui commence à se dérouler au delà de nos frontières. C’est aujourd’hui que le général de Moltke a remis à M. de Bethmann-Hollweg un mémoire où il expose, d’avance, la suite fatale des événements qui se préparent : mobilisation partielle russe, mobilisation générale autrichienne, mobilisation allemande, mobilisation française. C’est aujourd’hui également que le chancelier d’Allemagne a reçu de l’ambassadeur de Szogyéni une note pressante de l’État-major autrichien. Il y est demandé qu’aussitôt que la Russie aura mobilisé les quatre districts voisins de la frontière austro-hongroise l’Allemagne elle-même prenne « les contre-mesures militaires les plus étendues ». C’est aujourd’hui qu’à Potsdam, dans l’après-midi, l’Empereur a reçu le chancelier, le ministre de la Guerre Falkenhayn, le chef d’État-major Moltke, et ensuite les autorités navales. Les militaires ont exprimé le vœu de pouvoir proclamer immédiatement « le danger de guerre menaçant », qui équivaut à la mobilisation, mais le chancelier a obtenu qu’on se bornât, pour le moment, à la protection militaire des voies ferrées et à quelques autres dispositions préparatoires : rappel des permissionnaires, construction de places d’armes dans les forteresses, bref des décisions comparables à celles que pouvait comporter la « prémobilisation » russe. C’est aujourd’hui encore que M. de Jagow fait adresser par courrier spécial au ministre d’Allemagne à Bruxelles, M. de Below, le texte, rédigé par Moltke lui-même depuis le 26, de l’ultimatum qui, à un jour ultérieurement désigné, devra être remis à la Belgique. C’est aujourd’hui que tard dans la soirée, à son retour de Potsdam, le chancelier mande sir Ed. Goschen et essaye de lui arracher une promesse de neutralité de l’Angleterre. « Nous assurons votre gouvernement, lui dit-il, que, s’il garde la neutralité, l’Allemagne, même en cas de guerre victorieuse, ne recherchera pas en Europe, aux dépens de la France, des compensations territoriales. » En d’autres termes, l’Allemagne se contentera de nos colonies. C’est aujourd’hui que le télégramme où, de son propre mouvement, le Tsar proposait à Guillaume II de soumettre le problème austro-serbe à la conférence de La Haye, étant parvenu à Potsdam à 20 h. 42, l’empereur d’Allemagne l’a annoté d’un refus méprisant ; et c’est cette nuit même que Bethmann-Hollweg a télégraphié à Pourtalès : L’idée de la conférence de La Haye sera naturellement écartée. C’est cette nuit que, l’Autriche n’ayant pas répondu aux propositions russes d’entente directe, le chancelier d’Allemagne a cru prudent, pour rassurer l’Angleterre, de télégraphier à Vienne : La Russie se plaint que les conversations n’aient continué, ni par l’entremise de M. de Schebeko, ni par celle du comte de Szapary. Nous devons, en conséquence, pour éviter une catastrophe générale ou, en tout cas, pour mettre la Russie dans son tort, désirer instamment que les conversations commencent et se continuent. C’est cette nuit, enfin, à 21 heures et quelques minutes, qu’est arrivé à Berlin un télégramme où le prince Lichnowsky annonce une nouvelle et suprême tentative de sir Ed. Grey. Le secrétaire d’État britannique insiste pour que l’Allemagne accepte une médiation. Il fait un grand pas vers la thèse allemande. Il concède que l’Autriche occupe Belgrade ou d’autres villes serbes, mais il demande qu’ensuite elle fasse connaître ses intentions. Il ajoute, pour donner à réfléchir à l’Allemagne, que, si celle-ci venait à être entraînée dans un conflit avec la France, le gouvernement britannique pourrait se voir, dans certaines circonstances, acculé à de promptes résolutions, et qu’en ce cas il ne lui serait pas possible de rester longtemps à l’écart. Ce télégramme, qui, remis demain à Guillaume II, fera pester Sa Majesté impériale (l’Angleterre se découvre au moment où elle est d’avis que nous sommes traqués… Cela veut dire que nous devrions abandonner l’Autriche), pousse ce soir Bethmann-Hollweg à insister derechef auprès de l’Autriche : Nous sommes prêts, télégraphie-t-il, à remplir nos obligations d’alliance ; mais nous devons refuser de nous laisser entraîner par Vienne à la légère, et sans que nos conseils soient écoutés, dans une conflagration universelle. Et il télégraphie à Lichnowsky, pour rassurer sir Ed. Grey ; et il télégraphie à Pourtalès : Je vous prie de dire à M. Sazonoff que nous continuons notre médiation, mais à la condition que la Russie, en attendant, s’abstienne de tout acte d’hostilité contre l’Autriche. Il ne proteste plus contre la mobilisation partielle annoncée en Russie ; il ne demande plus qu’elle soit suspendue ; il se borne à poser la condition qu’il ne soit entrepris contre l’Autriche aucune action offensive. Mais l’Autriche continue à se réserver, à louvoyer, à biaiser, et le comte Berchtold déclare qu’il n’est pas encore en mesure de donner une réponse immédiate. L’Autriche veut, de toute évidence, prendre le temps d’en finir avec la Serbie. Le gouvernement allemand lui a mis les rênes sur le cou ; elle s’est échappée et, comme il aurait dû le prévoir, il ne peut plus l’arrêter.