Comment fut déclarée la guerre de 1914/05

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CHAPITRE V


UNE COMMUNICATION RUSSE. — RECOMMANDATIONS PACIFIQUES DU GOUVERNEMENT FRANÇAIS. — MESURES MILITAIRES EN RUSSIE ET EN ALLEMAGNE. — ÉCHECS SUCCESSIFS DES TENTATIVES DE PAIX. — SUPRÊMES EFFORTS DE M. VIVIANI. — HÉSITATIONS À SAINT-PÉTERSBOURG. — VISITE DE SIR FRANCIS BERTIE. — GUILLAUME II ET NICOLAS II. — NOUVELLES PROPOSITIONS DE SIR ED. GREY. — L’ALLEMAGNE ET L’AUTRICHE.


Jeudi 30 juillet. — J’étais à peine endormi, lorsque, avant deux heures du matin, M. Viviani est arrivé à l’Élysée. Il m’apportait une pièce que M. Sévastopoulo, chargé d’affaires de Russie, venait de remettre à M. de Margerie. C’était un télégramme de M. Sazonoff à M. Isvolsky, ainsi conçu : L’ambassadeur d’Allemagne vient de m’informer aujourd’hui de la décision prise par son gouvernement de mobiliser ses forces armées, si la Russie ne cesse pas ses préparatifs militaires. Or ces préparatifs ont été entrepris par nous uniquement à la suite de la mobilisation déjà effectuée de huit corps d’armée en Autriche et du refus manifeste de celle-ci de consentir à un règlement pacifique quelconque de son différend avec la Serbie. Ne pouvant pas accéder au désir de l’Allemagne, il ne nous reste qu’à hâter nos armements et à envisager l’imminence de la guerre. Veuillez prévenir de ce qui précède le gouvernement français et lui exprimer, en même temps, notre sincère reconnaissance pour la déclaration qui m’a été officiellement faite en son nom par l’ambassadeur de France que nous pouvons entièrement compter sur le concours d’alliée de la France. Dans les circonstances actuelles, cette déclaration nous est particulièrement précieuse. Il serait extrêmement désirable que l’Angleterre se joignît sans perdre de temps à la France et à la Russie, car c’est seulement ainsi qu’elle réussirait à éviter une rupture dangereuse de l’équilibre européen.

Il convient de noter immédiatement que, dans ce télégramme, M. Sazonoff n’invoque, et pour cause, aucune promesse faite à Peterhof ou ailleurs par le président de la République, aucun mot prononcé par moi, soit dans une conversation avec le ministre. Il va sans dire cependant que, si un engagement quelconque avait été pris par M. Viviani ou par moi pendant notre voyage, M. Sazonoff n’aurait pas manqué de s’en prévaloir dans un appel aussi pressant que celui qu’il adressait à Paris. Cette simple constatation permet de faire justice de l’absurde légende qu’on a essayé de répandre et à laquelle on a récemment tenté de donner corps en commentant avec une légèreté fantaisiste la dépêche de sir G. Buchanan envoyée le lendemain de mon départ à sir Ed. Grey. M. Sazonoff invoque et ne peut invoquer qu’une déclaration faite par M. Paléologue, non pas en mon nom, mais au nom du gouvernement français. Quand cette déclaration a-t-elle été faite ? Lorsque M. Paléologue a reçu de M. Viviani le télégramme parti de notre cuirassé le 27 juillet 1914 et contenant cette phrase : Veuillez dire à M. Sazonoff que la France, appréciant, comme la Russie, la haute importance qui s’attache pour les deux pays à affirmer leur parfaite entente au regard des autres Puissances et à ne négliger aucun effort en vue de la solution du conflit, est prête à seconder entièrement dans l’intérêt de la paix générale l’action du gouvernement impérial. Mais cette déclaration était indivisible. Elle avait été faite dans l’intérêt de la paix générale, à une heure où l’Autriche n’avait pas encore déclaré la guerre à la Serbie et où nous ne supposions pas que la Russie pût songer à mobiliser. M. Viviani trouvait donc, non sans raison, que M. Sazonoff interprétait maintenant, dans un sens un peu large, les assurances qu’avait pu lui donner M. Paléologue. Il tenait, me disait-il, à mettre immédiatement les choses au point. Il avait donc préparé, pour Saint-Pétersbourg, un télégramme que j’ai pleinement approuvé et dont voici le texte : Comme je vous l’ai indiqué dans mon télégramme du 27 de ce mois (celui-là même qui avait déterminé la déclaration de M. Paléologue), le gouvernement de la République est décidé à ne négliger aucun effort en vue de la solution du conflit et à seconder l’action du gouvernement impérial dans l’intérêt de la paix générale. La France est, d’autre part, résolue à remplir toutes les obligations de l’alliance. Mais, dans l’intérêt même de la paix générale et étant donné qu’une conversation est engagée entre les Puissances moins intéressées, je crois qu’il serait opportun que, dans les mesures de précaution et de défense auxquelles la Russie croit devoir procéder, elle ne prît immédiatement aucune disposition qui offrît à l’Allemagne un prétexte pour une mobilisation.

Cette recommandation n’était pas seulement sage ; elle était, aux termes mêmes du traité, conforme à nos droits de puissance alliée ; elle ne négligeait pas non plus nos devoirs et elle ne pouvait pas avoir pour effet de briser à la légère une alliance qui, depuis de longues années, avait contribué à notre sécurité.

M. Viviani s’est empressé d’envoyer copie de ce télégramme à M. Paul Cambon et, sur mon conseil, il a ajouté : Je vous prie de communiquer d’urgence ce qui précède à sir Ed. Grey et de lui rappeler les lettres que vous avez échangées avec lui en 1912 au sujet de l’examen auquel les deux gouvernements doivent procéder en commun en cas de tension européenne.

Chiffrés aussitôt que possible, ces deux télégrammes sont partis à sept heures du matin. Mais auparavant, au cours même de la nuit, M. Viviani avait fait communiquer à M. Isvolsky celui qui était destiné à M. Paléologue. L’ambassadeur de Russie est allé, dans la matinée du 30, voir le président du Conseil au Quai d’Orsay. Il lui a dit que son attaché militaire, le comte Ignatief, venait de demander à M. Messimy comment pouvait se traduire, en langage technique, la recommandation du gouvernement français et que M. Messimy avait conseillé la suspension de la mobilisation et particulièrement l’arrêt des transports de troupes en masse. M. Viviani a répondu que cet avis était, en effet, conforme à la pensée du gouvernement, et M. Isvolsky a promis de le communiquer à M. Sazonoff.

Au moment où la recommandation de M. Viviani arrive à Saint-Pétersbourg, quel est, autant qu’on en puisse juger, l’état d’esprit du gouvernement russe ? Le 28 juillet, après la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, le tsar Nicolas II a envoyé de Peterhof au Kaiser le télégramme que l’on connaît : Je suis heureux que tu sois rentré en Allemagne. En ce moment si grave, je te prie instamment de venir à mon aide. Une guerre ignoble a été déclarée à un faible pays… Pour prévenir la calamité que serait une guerre européenne, je te prie, au nom de notre vieille amitié, de faire tout ce qui sera en ton pouvoir pour empêcher ton alliée d’aller trop loin. Nicky. Guillaume lit ce télégramme suppliant. Il l’annote. Il met deux points d’exclamation en face des mots « guerre ignoble » et il ajoute : Aveu de sa propre faiblesse et essai de m’attribuer la responsabilité de la guerre. Le télégramme contient une menace cachée et une sommation pareille à un ordre d’arrêter le bras de l’alliée.

De son côté, Guillaume a envoyé à Nicolas un télégramme qui a pour objet l’apologie de l’action autrichienne :

C’est avec la plus grande inquiétude que j’ai appris l’impression qu’a produite sur ton Empire la marche en avant de l’Autriche-Hongrie contre la Serbie. L’agitation sans scrupule qui se poursuit depuis des années en Serbie a conduit au monstrueux attentat dont l’archiduc François-Ferdinand a été la victime. Sans doute, conviendras-tu avec moi que tous deux, toi aussi bien que moi, nous avons, comme tous les souverains, un intérêt commun à insister pour que ceux qui sont responsables de ce terrible meurtre reçoivent le châtiment qu’ils méritent. D’autre part, je ne me dissimule aucunement combien il est difficile pour toi et ton gouvernement de résister aux manifestations de l’opinion publique. En souvenir de la cordiale amitié qui nous lie tous deux étroitement depuis longtemps, j’use de toute mon influence pour décider l’Autriche-Hongrie à en venir à une entente loyale et satisfaisante avec la Russie. Je compte bien que tu me seconderas dans mes efforts tendant à écarter toutes difficultés qui pourraient encore s’élever. Ton ami et cousin très sincère et dévoué. Willy.

On a beaucoup discuté sur les dates et heures respectives de ces deux télégrammes. Il n’y a pas concordance entre le Livre blanc, les documents allemands et les publications soviétiques. Ce qui est certain, c’est que le télégramme du Tsar, écrit tout entier de sa main et conservé aux archives russes, est daté du 15 juillet (28 de notre style). Ce qui est également certain, c’est que Nicolas II a fait au Kaiser, le 29 juillet, à 20 h. 30, une réponse qui a été traîtreusement supprimée dans le Livre blanc et qui est d’une importance capitale : Je te remercie, disait le Tsar, de ton télégramme conciliant et amical, alors que les communications officielles de ton ambassadeur à mon ministère ont été d’un ton très différent. Je te prie de tirer au clair la cause de cette différence. Il vaudrait mieux soumettre le problème austro-serbe à la conférence de La Haye. J’ai confiance en ta sagesse et ton amitié. Signé : Ton Nicky qui t’aime. Ainsi, l’Autriche a déclaré la guerre à la Serbie, Belgrade est bombardée, l’ambassadeur d’Allemagne tient à Pétersbourg un langage comminatoire. L’empereur de Russie reste cependant prêt à accepter que l’affaire austro-serbe soit soumise à la Cour de La Haye. Que va répondre l’Allemagne ? L’Empereur jette un point d’exclamation ironique en marge des mots conférence de La Haye, et le chancelier de Bethmann-Hollweg télégraphie immédiatement au comte de Pourtalès : Je prie Votre Excellence d’expliquer, par une discussion immédiate avec M. Sazonoff, la prétendue contradiction entre votre langage et le télégramme de Sa Majesté. L’idée de la conférence de La Haye sera naturellement exclue dans le cas présent.

Jusqu’à la déclaration de guerre de l’Autriche à la Serbie, les décisions de principe, prises au Conseil russe des ministres, le 24 juillet, et au Conseil de la Couronne, le 25, n’avaient pas été exécutées. On s’était borné, comme nous l’avons vu, à prévoir un certain nombre de mesures défensives, qui n’avaient rien d’une mobilisation même partielle, et c’est seulement le 28 qu’on nous avait annoncé, pour le 29, la mobilisation des quatre circonscriptions militaires de Kief, Odessa, Moscou et Kazan.

D’après, le général Serge Dobrorolsky, alors chef du service de la mobilisation à l’État-major général russe, une longue discussion avait eu lieu le même jour, entre militaires, au sujet de cette résolution gouvernementale. C’est également ce que rapporte le général Youri Danilov, quartier-maître général des armées russes. Ce dernier, qui était en congé avant le 24 juillet, avait été rappelé en hâte à Saint-Pétersbourg à la nouvelle de l’ultimatum autrichien. Il avait été fort étonné que le Conseil des ministres et le Conseil de la Couronne eussent pu envisager une mobilisation partielle, qu’il considérait comme devant rendre, par la suite, une mobilisation générale pratiquement impossible et il avait cru devoir, à plusieurs reprises, conférer de la question avec le ministre de la Guerre, général Soukhomlinoff, le chef du grand État-major, général Yanoushkévitch, le chef du service de mobilisation, général Dobrorolsky et le chef des transports militaires, général Rongine. Il avait été unanimement reconnu dans ces conférences militaires que la mobilisation limitée à quatre districts, ceux de Kiew, Odessa, Moscou et Kazan, présentait les plus graves inconvénients techniques. Les plans de guerre n’avaient prévu, pour le cas de complications survenant sur le front occidental de la Russie, qu’une mobilisation générale s’étendant à l’armée tout entière. Toute mobilisation partielle ne pouvait être qu’une improvisation et devait, par suite, introduire des éléments d’hésitation et de désordre dans une organisation dont il était nécessaire de régler le fonctionnement avec une précision mathématique.

Pendant toute l’après-midi du 28, les généraux examinent de nouveau la possibilité d’une mobilisation partielle et continuent à conclure négativement, preuve péremptoire que rien n’est encore fait. À toutes fins utiles, l’État-major prépare, dans la soirée, deux projets d’ukase, l’un pour ordonner la mobilisation partielle, l’autre pour ordonner la mobilisation générale. L’incertitude se prolonge et même, lorsque, dans ses télégrammes, M. Sazonoff annonce la mobilisation dans quatre circonscriptions pour le 29, tout est encore en suspens, puisque aucun ukase n’est signé par le Tsar, et puisque, après la signature de l’ukase, il faudra, par surcroît, le contre-seing du Sénat dirigeant et enfin la signature des ministres de la Marine, de la Guerre et de l’Intérieur sur le télégramme de mobilisation. Aucune de ces formalités obligatoires n’est remplie lorsque M. Sazonoff prévient les chancelleries de la mesure qui, pense-t-il, va être prise dès le lendemain.

Cette journée du 29, qui a été si pleine d’angoisses pour le gouvernement français et pour moi, a été particulièrement critique en Russie. Dans la matinée, M. Sazonoff reçoit une première fois l’ambassadeur d’Allemagne. Le comte de Pourtalès avait annoncé au baron Schilling qu’il avait une agréable communication à faire au ministre. Il déclare, en effet, à M. Sazonoff que le gouvernement allemand est disposé à conseiller à l’Autriche-Hongrie d’entrer dans la voie des concessions et qu’il espère que son influence ne sera pas contrariée par une mobilisation prématurée. Le ministre répond au comte de Pourtalès que l’armée russe restera éventuellement des semaines entières sans franchir la frontière et qu’il va être seulement procédé à la mobilisation dans les districts voisins de l’Autriche.

M. Sazonoff reçoit également l’ambassadeur d’Autriche, M. de Szapary, et il lui tient un langage analogue. Les troupes resteront l’arme au pied jusqu’au jour où seront menacés les intérêts balkaniques de la Russie. Ni à l’un, ni à l’autre des ambassadeurs, le ministre ne parle d’une mobilisation générale, à laquelle jusqu’ici il n’a jamais songé.

À trois ou à six heures, suivant Schilling ou Pourtalès, l’ambassadeur d’Allemagne revient au ministère du Pont-aux-Chantres et lit à M. Sazonoff un télégramme du chancelier, portant que, « si la Russie continuait ses préparatifs militaires, même sans procéder à la mobilisation, l’Allemagne se trouverait elle-même dans l’obligation de mobiliser, auquel cas elle devrait prendre immédiatement l’offensive. — aintenant, répond vivement M. Sazonoff, je n’ai plus de doute sur les vraies causes de l’intransigeance autrichienne ». Le comte de Pourtalès se lève précipitamment de son siège et, à son tour, s’écrie : « Je proteste de toutes mes forces, monsieur le ministre, contre cette assertion blessante. — L’Allemagne a toujours l’occasion de prouver que je me trompe », riposte M. Sazonoff. Le ministre et l’ambassadeur se séparent froidement.

Peu après le départ de M. de Pourtalès, l’Empereur téléphone à M. Sazonoff et lui dit qu’il vient de recevoir un télégramme du Kaiser le pressant de ne pas laisser les événements se développer dans le sens d’une guerre. M. Sazonoff fait part à l’empereur Nicolas II de sa conversation avec l’ambassadeur et lui signale les contradictions entre les déclarations de Guillaume et celles de son représentant. Le Tsar répond qu’il va immédiatement télégraphier à Berlin pour demander l’explication de ces différences. Le ministre des Affaires étrangères sollicite l’autorisation de discuter le problème de la mobilisation avec le ministre de la Guerre et le chef d’État-major. Le Tsar y consent.

Le ministre civil confère, en effet, avec les autorités militaires et il arrive lui-même à la conviction qu’une mobilisation générale est préférable à une mobilisation partielle. La principale cause de cette décision nouvelle est, à n’en pas douter, comme le montre M. Renouvin, la démarche comminatoire du comte de Pourtalès. La délibération, en effet, se résume en ce motif : Considérant qu’il est peu vraisemblable que la guerre avec l’Allemagne puisse être évitée, il est nécessaire de se préparer en temps voulu à cette éventualité ; on ne doit donc pas risquer de compromettre la mobilisation générale ultérieure par l’exécution, à l’heure présente, d’une mobilisation partielle. La conclusion à laquelle est arrivée la conférence est communiquée par téléphone à l’Empereur, qui donne son assentiment.

Mais, dans la soirée, au moment où les ordres vont être lancés, il se ravise. Le Tsar, qui souhaitait très vivement la paix, venait d’échanger, comme nous l’avons vu, des télégrammes avec le Kaiser et, le 29, à 21 h. 40, il avait encore reçu de son cousin Willy un mot ainsi conçu : …Je crois possible et désirable une entente directe entre Ton gouvernement et Vienne et, ainsi que je Te l’ai déjà télégraphié, mon gouvernement continue ses efforts en vue de la provoquer. Évidemment des mesures militaires de la part de la Russie, qui seraient considérées par l’Autriche comme menaçantes, précipiteraient une catastrophe que tous deux nous désirons éviter et compromettraient mon rôle de médiateur, que j’ai volontiers accepté sur Ton appel à mon amitié et à mon assistance.

Le Tsar lit ces lignes, il entrevoit une possibilité de paix, il ne veut pas désespérer, il téléphone à Yanoushkévitch, qui le supplie de ne pas annuler l’ordre de mobilisation générale, mais en vain. La parole d’honneur de Guillaume l’emporte et l’Empereur ordonne de ne publier le lendemain qu’une mobilisation partielle.

Le vice-directeur de la chancellerie du ministère des Affaires étrangères, M. Basily, avait, d’abord, été chargé, au début de la soirée, d’annoncer à M. Maurice Paléologue l’ordre de mobilisation générale préparé pour le 30. Notre ambassadeur, surpris de cette décision, avait naturellement voulu nous en informer sans retard. Mais M. Basily lui avait fait remarquer qu’un télégramme chiffré à l’ambassade ne serait probablement pas impénétrable à Berlin. Le gouvernement russe, nous l’avons déjà vu, savait à quoi s’en tenir sur notre cryptographie. M. Basily avait donc insisté sur le caractère secret de la communication et avait prié M. Paléologue de faire, pour plus de sûreté, chiffrer au ministère russe des Affaires étrangères le télégramme destiné à M. Viviani. Sur les entrefaites, était intervenu le contre-ordre du Tsar et, après minuit, M. Paléologue avait été informé qu’il n’était plus question que de mobilisation partielle et que l’ukase du lendemain se bornerait à la publication de cette mesure restreinte.

Le 30, au reçu du télégramme envoyé par M. Viviani à sept heures du matin, M. Paléologue va trouver M. Sazonoff et lui exprime le désir qu’a le gouvernement français d’éviter toute mesure qui pourrait fournir à l’Allemagne un prétexte à mobilisation générale, et voici en quels termes il rend compte au Quai d’Orsay de sa mission : Ce matin même, j’ai recommandé à M. Sazonoff d’éviter toute mesure militaire qui pourrait offrir à l’Allemagne un prétexte à la mobilisation générale. Il m’a répondu que, dans le cours de la nuit dernière, l’État-major général russe avait précisément fait surseoir à quelques précautions secrètes, dont la divulgation aurait pu alarmer l’État-major allemand. Hier, le chef d’État-major général russe a convoqué l’attaché militaire à l’ambassade d’Allemagne et lui a donné sa parole d’honneur que la mobilisation qui a été ordonnée vise exclusivement l’Autriche. Signé : Paléologue.

Les formules employées par M. Sazonoff et par le chef d’État-major général russe nous renseignent assez mal sur ce qui s’est passé la veille, et la seconde surtout n’est pas très heureuse. Mais il semble bien qu’à Saint-Pétersbourg l’opinion publique soit très troublée. Le matin, les journaux russes ont annoncé que l’armée autrichienne a bombardé Belgrade et M. Paléologue a télégraphié au Quai d’Orsay : Le bombardement de Belgrade provoque dans toute la Russie la plus vive émotion. Les efforts modérateurs du gouvernement impérial risquent d’en être paralysés. D’autre part, dans un télégramme, parti de Saint-Pétersbourg le 30 à 13 h. 15, et arrivé au ministère à 15 h. 40, M. Paléologue annonce : D’après les renseignements reçus par l’État-major général russe, la mobilisation générale de l’armée allemande sera ordonnée demain.

Quarante minutes avant l’arrivée de cet inquiétant message, c’est-à-dire à 3 heures de l’après-midi, M. Isvolsky avait apporté à M. de Margerie une note ainsi conçue :

M. Sazonoff télégraphie ce matin que l’ambassadeur d’Allemagne, qui sort de chez lui, est venu lui demander si le gouvernement impérial ne pouvait pas se contenter de la promesse de l’Autriche de ne pas porter atteinte à l’intégrité de la Serbie. M. Sazonoff répondit qu’une pareille déclaration était insuffisante. En réponse à la demande insistante de l’ambassadeur de lui indiquer les conditions auxquelles la Russie consentirait encore à arrêter ses armements, M. Sazonoff a dicté à l’ambassadeur le texte joint ci-après, en vue de le transmettre d’urgence à Berlin. M. Sazonoff a saisi de ce qui précède l’ambassadeur de Russie à Berlin en le chargeant de l’aviser sans délai de l’accueil qui serait réservé par le gouvernement allemand à cette nouvelle preuve de la disposition du gouvernement russe de faire le possible en vue d’une solution pacifique de la crise ; il est entendu que la Russie ne saurait admettre que ces pourparlers servent uniquement à faire gagner du temps à l’Autriche et à l’Allemagne. Paris, le 30 juillet 1914.

Et voici le texte joint :

Si l’Autriche, reconnaissant que la question austro-serbe a assumé le caractère d’une question européenne, se déclare prête à éliminer de son ultimatum les points qui portent atteinte aux droits souverains de la Serbie, la Russie s’engage à cesser ses préparatifs militaires.

Il faut convenir que cette proposition retarde un peu et qu’après la déclaration de guerre de l’Autriche et le bombardement de Belgrade elle a maintenant bien peu de chances d’être accueillie. Comment donc M. Sazonoff a-t-il eu l’idée de la présenter ? C’est ce que M. Paléologue explique à M. Viviani dans deux télégrammes qui arrivent à Paris l’un à 16 heures, l’autre à 17 h. 25 : Mon collègue d’Allemagne est venu cette nuit insister de nouveau auprès de M. Sazonoff pour que la Russie cessât ses préparatifs militaires, en affirmant que l’Autriche ne porterait pas atteinte à l’intégrité territoriale, de la Serbie. « Ce n’est pas absolument l’intégrité territoriale de la Serbie que nous devons sauvegarder, a répondu M. Sazonoff ; c’est encore son indépendance et sa souveraineté. Nous ne pouvons pas admettre que la Serbie devienne vassale de l’Autriche. Si, par impossible, nous laissions sacrifier la Serbie, toute la Russie se soulèverait contre le gouvernement. » M. Sazonoff a ajouté : « L’heure est trop grave pour que je ne vous déclare pas toute ma pensée. En intervenant à Pétersbourg, tandis qu’elle refuse d’intervenir à Vienne, l’Allemagne ne cherche qu’à gagner du temps, afin de permettre à l’Autriche d’écraser le petit royaume serbe, avant que la Russie ait pu le secourir. Mais l’empereur Nicolas a un tel désir de conjurer la guerre que je vais vous faire en son nom une dernière proposition. » Et M. Sazonoff a remis au comte de Pourtalès le texte annexé à la note de M. Isvolsky et rapporté plus haut. L’ambassadeur d’Allemagne, dit M. Paléologue, a promis d’appuyer cette proposition auprès de son gouvernement, et notre ambassadeur ajoute : « Dans la pensée de M. Sazonoff, l’acceptation de l’Autriche aurait pour corollaire logique l’ouverture d’une délibération des Puissances à Londres. » À ces télégrammes de Pétersbourg, le Quai d’Orsay répond le 30, à 20 h. 40, en quelques lignes rédigées par M. Philippe Berthelot et signées par M. de Margerie, sur les instructions et au nom de M. Viviani : Je dois vous signaler que M. Isvolsky m’a, de son côté, fait connaître la proposition russe, mais en indiquant qu’elle s’est produite à la suite d’une demande insistante de l’ambassadeur d’Allemagne à Pétersbourg pour connaître les conditions auxquelles le gouvernement russe arrêterait ses préparatifs militaires. Quoi qu’il en soit, au cas où, comme il se peut, les conditions formulées par M. Sazonoff ne paraîtraient pas, dans leur teneur actuelle, acceptables à l’Autriche, il vous appartiendrait, en vous tenant en étroit contact avec M. Sazonoff et sans contrecarrer la tentative anglaise, de rechercher avec lui telle formule qui paraîtrait pouvoir fournir une base de conversation et d’accommodement.

Ainsi, le gouvernement français n’entend rien négliger de ce qui peut sauver la paix et il s’accroche désespérément à toutes les branches de salut. Mais, à 11 heures et demie du soir, arrive encore au Quai d’Orsay cette information de M. Paléologue : Dans un entretien qu’il a eu cette après-midi avec le comte de Pourtalès, M. Sazonoff a dû se convaincre que l’Allemagne ne veut pas prononcer à Vienne la parole décisive qui sauvegarderait la paix. L’empereur Nicolas garde la même impression d’un échange de télégrammes qu’il vient d’avoir personnellement avec l’empereur Guillaume. D’autre part, l’État-major et l’amirauté russes ont reçu d’inquiétants renseignements sur les préparatifs de l’armée et de la marine allemandes. En conséquence, le gouvernement russe a résolu de procéder secrètement aux premières mesures de mobilisation générale. En m’informant de cette décision, M. Sazonoff a ajouté que le gouvernement russe n’en continuera pas moins ses efforts de conciliation. Il m’a répété : « Jusqu’au dernier moment, je négocierai. »

Que s’était-il donc passé, depuis le matin du 30, à Saint-Pétersbourg ? L’Empereur avait effectivement reçu à 6 h. 30 du soir un télégramme de Guillaume parti de Berlin à 3 h. 30 et contenant ces mots : Si la Russie mobilise contre l’Autriche-Hongrie, la mission de médiateur, que j’ai acceptée sur ton instante prière, sera compromise, sinon même rendue impossible. Tout le poids de la décision à prendre pèse actuellement sur tes épaules, qui auront à supporter la responsabilité de la guerre ou de la paix.

Mais, avant même l’arrivée de ce télégramme, une évolution nouvelle s’était produite dans les esprits. Entre 9 et 10 heures du matin, M. Sazonoff s’était entretenu avec le ministre de l’Agriculture et tous deux s’étaient trouvés fort inquiets de l’arrêt de la mobilisation générale, parce qu’ils se rendaient compte que cette mesure menaçait de placer la Russie dans une position extrêmement difficile si les rapports avec l’Allemagne devenaient moins bons. À 11 heures, le ministre des Affaires étrangères se rencontre de nouveau avec le ministre de la Guerre et le chef d’État-major général. Les informations reçues pendant la nuit ont, paraît-il, renforcé leur opinion commune qu’il est indispensable de se préparer, sans perte de temps, à une guerre avec les Empires du Centre, et, par conséquent, de reprendre l’idée d’une mobilisation générale. Soukhomlinoff et Yanoushkévitch s’efforcent alors de nouveau, par téléphone, de convaincre l’Empereur que mieux vaudrait revenir à sa première décision de la veille et permettre enfin cette mobilisation générale. L’Empereur refuse net et coupe court à la conversation. En désespoir de cause, Yanoushkévitch lui demande d’entendre au moins M. Sazonoff à l’appareil. Après un silence qui marquait une hésitation, l’Empereur accepte. Le ministre des Affaires étrangères prie aussitôt le souverain de le recevoir à Peterhof dans l’après-midi et Nicolas II finit par lui donner audience à trois heures. M. Sazonoff est fidèle au rendez-vous et, en présence du général Tatischtcheff, attaché militaire russe à Berlin, qui compte regagner son poste le soir même, il insiste longuement auprès du Tsar, pour lui démontrer l’urgence d’une mobilisation générale. Il indique que la mobilisation allemande, si elle n’est pas officiellement décrétée, n’en est pas moins commencée. Il fait valoir les arguments des généraux Soukhomlinoff et Yanoushkévitch et très péniblement il obtient le consentement de l’Empereur. Vers six heures du soir, l’ukase qui ordonne la mobilisation générale est transmis aux circonscriptions militaires.

Pour que le gouvernement russe fît si bon marché des recommandations matinales de M. Viviani, il fallait évidemment qu’il fût sous l’influence dominante de très graves appréhensions. On était certainement très effrayé à Saint-Pétersbourg des préparatifs allemands et, comme on savait la mobilisation russe très lente, on craignait d’être dangereusement devancé.

En outre, le Lokal Anzeiger avait, vers 13 h. 30, lancé à Berlin la nouvelle de la mobilisation générale allemande et l’ambassadeur de Russie, Sverbéjef, prévenu par le représentant d’une agence, avait, à 14 h. 30 environ, télégraphié à M. Sazonoff : J’apprends que le décret de mobilisation générale de l’armée et de la flotte vient d’être promulgué. Informé très peu de temps après, par M. de Jagow lui-même, que la nouvelle était fausse, Sverbéjef avait immédiatement fait partir en clair et en chiffre deux télégrammes de rectification. Jusqu’à quel point la publication du Lokal Anzeiger a-t-elle influé sur la détermination russe ? C’est une question qui a fait couler beaucoup d’encre. Il reste toutefois que l’on n’a pas pu ne pas se dire à Saint-Pétersbourg, comme ailleurs, qu’il n’y avait pas de fumée sans feu et que l’information du Lokal Anzeiger était peut-être plus prématurée qu’inexacte. On a dû d’autant plus facilement s’arrêter à cette idée que l’État-major russe avait déjà reçu, par ailleurs, de telles indications sur les dispositions allemandes qu’il avait cru devoir, comme on l’a vu, nous annoncer l’imminence d’une mobilisation générale.

Il est, du reste, à noter que, tout en décrétant la mobilisation, la Russie, non seulement demeure, comme le dit M. Sazonoff, prête à négocier, mais négocie effectivement. Le ministre des Affaires étrangères voit longuement le comte de Pourtalès dans la journée du 30 ; et, à la demande de l’ambassadeur, il précise par écrit les conditions qu’il est disposé à accepter : l’Autriche reconnaîtra que le conflit austro-serbe a pris le caractère d’une question d’intérêt européen ; elle éliminera de son ultimatum les points qui portent atteinte aux droits souverains de la Serbie. En retour, la Russie s’engage à cesser tous préparatifs militaires et elle s’abstiendra, en attendant, de tout acte d’hostilité contre l’Autriche, si elle n’est pas provoquée par cette puissance. La proposition de M. Sazonoff mérite, à tout le moins, d’être examinée. Lorsque l’ambassadeur Sverbéjef la soumet, vers cinq heures de l’après-midi, à M. de Jagow, le ministre la déclare nettement inacceptable pour l’Autriche. Sir Ed. Grey lui-même ne la trouve guère satisfaisante et il prie sir G. Buchanan d’y faire substituer une autre rédaction : Si l’Autriche, ayant occupé Belgrade et les territoires serbes environnants, se déclare prête, dans l’intérêt de la paix européenne, à cesser son avance, et à discuter comment on peut aboutir à un règlement définitif de la question, j’espère que la Russie consentira aussi à une discussion et à la suppression de préparatifs militaires ultérieurs, à condition que les autres Puissances enflassent autant. Malgré l’insistance de l’Allemagne, Grey ne demande donc pas à la Russie la cessation de ses préparatifs ; il comprend, au contraire, qu’elle ne les suspende qu’après que l’Autriche aura elle-même arrêté sa marche en avant. L’Autriche aura pris des gages, elle les gardera provisoirement, et l’on causera. La Russie n’avait pas dit non, mais l’Autriche s’obstinait à ne pas vouloir dire oui. Elle repoussait avec indignation la formule Halt in Belgrad qu’avait imaginée sir Ed. Grey, que Bethmann-Hollweg avait recommandée, que M. Sazonoff n’avait pas écartée, et qui marquait cependant une victoire pour la monarchie dualiste. Ni Berchtold, ni Conrad de Hotzendorf, ni Forgach, ni Hoyos n’admettent qu’on puisse ainsi limiter les opérations militaires en cours. Berchtold et Conrad voient l’empereur François-Joseph dans l’après-midi. On décide d’écarter toute tentative de médiation. Bethmann-Hollweg, mécontent de cette résistance insensée, ne peut se défendre d’envoyer à Tschirschky un télégramme (no 200), qui contient ce jugement irrévocable sur la conduite de l’Autriche : Si l’Autriche se refuse à toute concession… il n’est guère possible de faire retomber sur la Russie la faute de la conflagration européenne qui peut éclater… Si l’Angleterre réussit dans ses efforts, tandis que Vienne se refuse à tout, Vienne affirme par là qu’elle veut absolument une guerre où nous serons impliqués, alors que la Russie en demeure innocente. Il en résulterait, vis-à-vis de notre propre nation, une situation intenable pour nous. Nous ne pouvons que recommander énergiquement à l’Autriche d’accepter la suggestion de Grey, qui sauvegarde sa position sous tous les rapports.

Ce télégramme part de Berlin le 30, à neuf heures du soir. Sans doute, à ce moment, le chancelier ignore que la Russie va publier le lendemain la mobilisation générale. Mais supposons que la Russie ait retardé cette décision, ou même ne l’ait jamais prise, il n’en reste pas moins que l’Autriche, après avoir, avec le consentement de l’Allemagne, envoyé à la Serbie un ultimatum inexcusable, après avoir déclaré la guerre, après avoir bombardé Belgrade, après avoir pénétré sur le territoire serbe, a refusé de s’arrêter et qu’en pleine connaissance de cause elle a allumé une mine qu’il ne va plus être possible d’éteindre.

Au demeurant, le gouvernement allemand n’a pas seulement sa responsabilité dans les premières fautes de l’Autriche ; il en a encore une dans la résistance actuelle de son alliée. Pendant, en effet, que M. de Bethmann-Hollweg prêche la modération, Moltke et l’État-major pressent la mobilisation générale autrichienne et même, dans la soirée, les militaires ont raison de la frêle sagesse du chancelier « civil ». Circonvenu par eux, il regrette le télégramme 200 qu’il vient d’expédier à Tschirschky et à 23 h. 30 il prend le parti d’en envoyer un autre : Je vous prie de ne pas exécuter provisoirement l’instruction no 200. Il renonce donc à retenir l’Autriche ; une fois de plus, il lui laisse le mors aux dents ; il se conduit comme s’il se repentait d’avoir été raisonnable.

C’est le moment où l’attaché militaire bavarois à Berlin, Wenninger, écrit dans un rapport qu’il envoie à Munich : S. M. l’Empereur est incontestablement de l’opinion de Moltke et du ministre de la Guerre… La décision de l’Empereur que ses propres fils partiraient comme simples officiers au front a produit un effet grandiose. Déjà, la veille, Wenninger a informé le ministre de la Guerre bavarois que Moltke usait de toute son influence pour que « la situation extraordinairement favorable » fût « utilisée pour commencer l’attaque ».

Tandis que les fils du Kaiser endossent leurs uniformes, nous autres, président et ministres français, nous ne cessons pas, durant cette pesante journée, de résister pied à pied aux approches de la guerre. Deux devoirs difficiles à concilier, mais également sacrés, s’imposent à nous : faire l’impossible pour empêcher un conflit, faire l’impossible pour que, si malgré nous il éclate, nous soyons prêts. Et deux autres devoirs encore, qui, eux aussi, risquent parfois de se contredire : ne pas briser une alliance, sur quoi la politique française repose depuis un quart de siècle et dont la rupture nous laisserait dans l’isolement, à la merci de nos rivaux ; faire cependant ce qui dépend de nous pour amener notre alliée à la modération dans des affaires où nous sommes beaucoup moins directement intéressés qu’elle. Telles sont les préoccupations qui se font jour dans nos conseils quotidiens, tels sont les objets complexes des conversations que j’ai, matin, après-midi et soir, avec les ministres qui, adversaires ou amis de la veille, me témoignent tous une égale confiance.

À l’intérieur comme à l’extérieur, se posent les plus difficiles problèmes qu’un gouvernement puisse avoir à résoudre. La situation financière devient inquiétante. Plusieurs établissements de crédit sont menacés par les retraits de fonds. La monnaie d’or et d’argent se raréfie. La Banque de France est forcée de dépasser son maximum d’émission. Pour mettre fin à ces embarras, le Conseil qui siège dans la matinée du 30 est conduit à examiner tout un ensemble de combinaisons exceptionnelles. Les Caisses d’épargne elles-mêmes commencent à se vider. Il va falloir faire jouer la clause de sauvegarde. Il n’y a cependant aucune panique dans le pays. Les Français se constituent des réserves, en prévision des événements ; mais nulle part n’apparaît le moindre indice de défiance envers l’État ou de doute sur l’avenir. En province comme à Paris, la population est admirable de calme et de sang-froid.

À onze heures, sir Francis Bertie fait remettre au Quai d’Orsay une note qui a le tort de beaucoup d’autres, dans cette phase si remplie d’événements : elle paraît retarder un peu. Il y est dit que l’ambassadeur d’Allemagne à Londres a été chargé par le chancelier impérial d’informer sir Ed. Grey que le gouvernement allemand s’efforce de s’interposer entre Vienne et Saint-Pétersbourg. Sir Ed. Grey a répondu au prince Lichnowsky qu’une entente conclue directement entre l’Autriche et la Russie serait la meilleure solution possible et qu’aussi longtemps qu’il y aurait espoir d’atteindre ce résultat le cabinet britannique laisserait en suspens toute autre proposition. Mais, depuis cette conversation, sir Ed. Grey a appris, dit-il, que l’Autriche s’était dérobée aux ouvertures du gouvernement russe. D’un autre côté, l’Allemagne semble croire que la méthode d’une conférence ou même de conversations entre quatre Puissances à Londres est too formal a method. Sir Ed. Grey nous prévient donc qu’il insiste auprès du gouvernement allemand pour que celui-ci indique, à son tour, une procédure qui permette à ces quatre Puissances de prévenir une guerre entre l’Autriche et la Russie. La France et l’Italie, constate le secrétaire d’État britannique, ont complètement adhéré à cette manière de faire. La médiation est, en fait, toute prête à être mise en œuvre dans la forme que désirera l’Allemagne, si seulement celle-ci est disposée à presser le bouton (press the button) dans l’intérêt de la paix.

Mais visiblement l’Allemagne ne veut pas presser le bouton. Autrement, il lui eût été facile d’empêcher le bombardement de Belgrade et d’accepter plus tôt et sans réticences la médiation. Même encore à l’heure présente, si les quatre Puissances se réunissaient à Londres, comme le demande sir Ed. Grey, comme l’Italie et nous, nous l’acceptons, elles seraient, sans doute, par leur rencontre même et par leur union, assez fortes pour agir à la fois sur l’Autriche et sur la Russie. Pourquoi l’Allemagne s’obstine-t-elle à faire bande à part ?

Cependant, M. Jules Cambon nous signale entre temps une faible éclaircie. Il a trouvé aujourd’hui M. de Jagow assez troublé. L’ambassadeur a demandé au ministre s’il était vrai que l’Autriche eût commencé à faire entrer ses troupes en Serbie. M. de Jagow n’en savait rien. « Remarquez, lui a dit M. Jules Cambon, que, si la nouvelle est vraie, le prestige de l’Autriche n’est plus en jeu et qu’elle peut maintenant accepter, sans la moindre atteinte à sa dignité, la médiation des quatre Puissances désintéressées. — En effet, a répondu M. de Jagow, c’est autre chose. » M. Jules Cambon a rapporté ce mot à son collègue d’Angleterre, qui en a été frappé et qui en a fait part à Londres. Mais attendons la suite.

À 2 h. 5, M. Jules Cambon adresse au Quai d’Orsay un télégramme qui arrive à 15 h. 50 : D’après ce que le sous-secrétaire d’État (M. Zimmermann) a dit à un de mes collègues, qui me l’a répété, les télégrammes de l’empereur d’Allemagne et de l’empereur de Russie, qui se sont croisés, étaient très cordiaux, mais n’ont rien changé à la situation. Je suis frappé combien, dans la masse du public et notamment à Hambourg, on se montre sceptique à l’égard de l’intervention de l’Angleterre. Il y a là un danger. Mon collègue sir Ed. Goschen, à qui je l’ai signalé, croit que, si l’Angleterre manifestait ouvertement ses intentions, il serait à craindre que la Russie ne se montrât intransigeante et que la détente ne fût plus difficile. Je lui ai répondu que, sans faire une manifestation publique comme celle de Lloyd George en 1911, une déclaration visant l’éventualité d’une attaque contre la France pourrait être faite verbalement soit par sir Ed. Grey au prince Lichnowsky, soit par l’ambassadeur d’Angleterre à M. de Jagow. Je crains, en effet, que le vague des déclarations de sir Ed. Goschen ne soit de nature à entretenir ici des illusions et il importerait de les dissiper. Les journaux allemands annoncent ce matin, d’après le Times, que l’Angleterre ne prendra de précautions que pour assurer sa sécurité personnelle. Il est possible que cette déclaration de la (mot passé) anglaise ait pour objet de ne pas envenimer le débat, mais il ne faudrait pas que le gouvernement (allemand) y puisât une confiance dangereuse. Cela impressionne même, d’après ce qui me revient, les Russes qui sont à Berlin. Signé : J. Cambon.

Par une heureuse coïncidence, sir Francis Bertie m’a demandé audience pour ce soir. Il m’apporte un message de félicitations de sir Ed. Grey sur le succès de ma visite à Saint-Pétersbourg. « Au milieu de la nuit dernière, lui dis-je, le gouvernement français a reçu avis que le gouvernement allemand avait informé le gouvernement russe que, si la Russie n’arrêtait pas sa mobilisation partielle, l’Allemagne mobiliserait. Cette après-midi, un nouveau rapport de Saint-Pétersbourg nous a appris que la communication allemande avait été modifiée et qu’il y avait été substitué cette question : « À quelles conditions la Russie consentirait-elle à démobiliser ? » La Russie a répondu : « Nous démobiliserons si l’Autriche veut bien donner l’assurance qu’elle respectera la souveraineté de la Serbie et si elle consent à soumettre à une discussion internationale certaines des demandes de la note autrichienne non acceptées par la Serbie. » Je ne crois pas que le gouvernement austro-hongrois accepte les conditions russes. Voyez-vous, mon cher ambassadeur, je suis convaincu que la préservation de la paix entre les Puissances est dans les mains de l’Angleterre. Si le gouvernement de Sa Majesté annonçait que, dans l’éventualité d’un conflit entre l’Allemagne et la France résultant du différend actuel entre l’Autriche et la Serbie, l’Angleterre viendrait en aide à la France, il n’y aurait pas de guerre, car l’Allemagne modifierait immédiatement son attitude. » Sir Francis Bertie, qui, dans son télégramme à sir Ed. Grey, a fidèlement rapporté mes déclarations, a toutefois omis d’écrire qu’il m’avait dit : « Personnellement, je pense comme vous. »

Autre télégramme de M. Jules Cambon, parti le 30 à 2 h. 30 et reçu à 16 heures : Secret… Le bruit court que la mobilisation aurait été décidée en Conseil ce matin et serait probablement décrétée demain. Aux correspondants de journaux, à la Wilhelmstrasse, on a déclaré qu’on ne pouvait ni démentir, ni confirmer des bruits de cette nature, mais que des résolutions graves avaient été prises. Il règne une grande émotion. Je sais qu’à Metz on garnit de troupes les forts. Signé : J. Cambon.

Une heure après, à 3 h. 30, M. Jules Cambon envoie de nouveau un télégramme, qui arrive cinq minutes après le précédent : Le secrétaire d’État me téléphone que la nouvelle de la mobilisation allemande est fausse. Il me prie de vous en informer d’urgence. Le gouvernement impérial fait saisir tous les suppléments de journaux qui l’annoncent. Signé : Jules Cambon. Ainsi, le bruit court à Berlin que la mobilisation a été décidée en Conseil le matin et qu’elle sera probablement publiée le lendemain. Les journalistes demandent à la Wilhelmstrasse confirmation ou démenti. On refuse de leur répondre. Un journal publie la nouvelle. On le saisit et M. de Jagow prend la peine de téléphoner à M. Jules Cambon, comme à l’ambassadeur de Russie, qu’il est faux que l’Allemagne mobilise. Comment cacher qu’au reçu de ces télégrammes nous ne nous sentons pas rassurés ? Tout se passe, dirait un mathématicien, « comme si » la mobilisation avait bien été décidée en Conseil et comme si le gouvernement allemand voulait encore la tenir secrète, de façon à devancer dans l’ombre les autres Puissances ; et, à vrai dire, si l’État-major général russe, dont les Soviets n’ont pas publié les archives, a eu, le 29 et le 30 juillet, des renseignements analogues à ceux que nous recevions de notre propre ambassadeur, on comprend que le gouvernement russe, préoccupé des lenteurs exceptionnelles de sa mobilisation, n’ait plus osé retarder sa décision. La suite des télégrammes de M. Jules Cambon ne nous laisse, du reste, aucune illusion sur les véritables dispositions de l’Allemagne.

Berlin, 30 juillet 1914, reçu à 18 h. 20. Secret. J’ai lieu de penser que toutes les mesures de mobilisation qui peuvent être prises avant la publication de l’ordre général de mobilisation vont être prises. On cherche évidemment à nous faire publier notre mobilisation les premiers. Il nous appartient de déjouer ce calcul et de ne pas céder aux impatiences qui se produiront certainement dans la presse et l’opinion à Paris. Ainsi, tout est prêt à Berlin, on prend secrètement toutes les mesures pour préparer la mobilisation, on va publier le décret, et, par calcul, on essaye de nous pousser à précipiter les choses. Nous ne tombons pas dans le piège.

Pendant que l’Allemagne s’équipe, elle se garde bien, d’ailleurs, de répondre aux instances de sir Ed. Grey.

Inquiet de tout ce qu’il voit et entend, M. Jules Cambon veut en avoir le cœur net. Il retourne chez M. de Jagow et lui demande ce qu’il faut penser de la nouvelle de la mobilisation allemande, lancée par le journal officieux le Lokal Anzeiger. Il m’a répondu que c’était un acte malpropre et qu’on avait abusé de suppléments préparés à toute éventualité par le journal. Pour moi, ajoute M. Jules Cambon, je vois là une maladresse significative ; elle indique que la mobilisation générale est très prochaine. Et il poursuit : Dans l’entrevue que j’ai eue aujourd’hui, j’ai demandé aussi à M. de Jagow quelle réponse il avait faite à sir Ed. Grey, qui lui avait demandé de donner lui-même la formule de l’intervention des Puissances désintéressées ou d’agir directement. Il m’a répondu que, pour gagner du temps, il avait pris ce dernier parti et qu’il avait demandé à l’Autriche de dire sur quel terrain on pourrait causer avec elle. Cette réponse a pour effet, sous prétexte d’aller plus vite, d’éliminer l’Angleterre, la France et l’Italie et de confier à M. de Tschirschky, dont les sentiments pangermanistes sont connus, le soin d’amener l’Autriche à une attitude conciliante. Enfin, M. de Jagow m’a parlé de la mobilisation russe. Il m’a dit que cette mobilisation compromettrait le succès de toute intervention auprès de l’Autriche et que tout dépendait de là. Il s’est étonné que le Tsar, après l’avoir signée, ait télégraphié à l’empereur Guillaume pour lui demander sa médiation[1]. J’ai fait remarquer au secrétaire d’État qu’il m’avait dit lui-même que l’Allemagne ne se considérait comme obligée de mobiliser que si la Russie mobilisait sur ses frontières (les frontières de l’Allemagne) et que tel n’était pas le cas. Il m’a répondu que c’était vrai, mais que les chefs de l’armée insistaient, car tout retard est une perte de forces pour l’armée allemande et que les paroles que je rappelais ne constituaient pas de sa part un engagement ferme. J’ai rapporté de cet entretien l’impression que les chances de paix avaient encore décru.

Il nous est difficile de n’avoir pas la même impression que M. J. Cambon. D’autant que, sur nos propres frontières, s’accentuent les mesures militaires de l’Allemagne. Sur la ligne de Cologne à Trêves, descendent des trains chargés de matériel d’artillerie. À Junkeralt, treize locomotives sont sous pression le 30 au matin. Les automobiles des environs de Metz, jusqu’à Hayange, ont été réquisitionnées. Les mouvements de troupe continuent sur Cologne, tous les ponts sont occupés militairement. Tous les officiers, sous-officiers et soldats de l’armée bavaroise rejoignent d’urgence leurs corps.

En présence de ces informations concordantes, pouvons-nous rester les yeux clos et les bras croisés ? M. Messimy, ministre de la Guerre, ne le pense pas. Au Conseil du matin, il a déjà fait part du désir que lui a fortement exprimé le général Joffre, que le dispositif de couverture fût pris sans plus de retard. Cela revenait à décréter la mobilisation des 2e, 6e, 7e, 20e, 21e régions et de toutes nos divisions de cavalerie. C’était ordonner le transport à la frontière des régiments de Reims, de Châlons-sur-Marne, de Besançon, de Paris, et même de certaines garnisons de l’Ouest. Grave résolution à prendre. Le Conseil des ministres est unanime à ne vouloir reculer devant aucune des précautions indispensables. Mais il craint que notre initiative ne soit exploitée contre nous par l’Empire d’Allemagne en Angleterre et en Italie, et qu’elle ne nous fasse, même contre l’évidence, attribuer le rôle d’agresseur. Il essaye donc de concilier les nécessités de la défense avec l’intérêt diplomatique et il s’arrête à la décision suivante : mise en place des troupes de couverture, avec ces restrictions : que seules seront portées à leur emplacement les unités pouvant s’y rendre à cheval ou à pied, que les réserves ne seront pas convoquées, qu’on achètera les attelages à l’amiable au lieu de les réquisitionner, que les troupes de couverture seront maintenues à dix kilomètres de la frontière, pour empêcher tout contact entre les patrouilles françaises et allemandes.

Cette dernière condition a été, par la suite, passionnément discutée. Pour la justifier, M. Messimy a dit : « Si j’avais demain, dans une circonstance analogue, à prendre une décision pareille, je la prendrais aussitôt, sans une minute d’hésitation. Je m’honorerai toujours de l’avoir prise. Je vous renvoie, pour tout cela, à l’admirable discours que prononça à ce sujet M. Viviani à la Chambre des députés. Rien n’impressionna à un tel point l’opinion britannique (tous les témoignages, là-dessus, concordent), rien ne lui prouva mieux nos intentions pacifiques que cette décision de maintenir les troupes légèrement éloignées de la frontière. »

Cette mesure n’a pas été, il faut bien le reconnaître, sans de graves inconvénients militaires. Elle prouve, du moins, que la France n’avait, à la fin de juillet 1914, aucune intention agressive. Le général Joffre s’était, d’ailleurs, rallié sans difficulté aux vues du Conseil. Il avait seulement demandé, et le gouvernement avait accepté, que, sur un certain nombre de points déterminés, nous eussions des postes avancés plus voisins de la frontière, dans des positions strictement défensives.

La décision prise, M. Viviani a télégraphié à M. Paul Cambon ; Je vous prie de porter à la connaissance de sir Ed. Grey les renseignements suivants, touchant les préparatifs militaires français et allemands. L’Angleterre verra que, si la France est résolue, ce n’est pas elle qui prend des mesures d’agression. Faites attirer l’attention de sir Ed. Grey sur la décision prise par le Conseil des ministres de ce matin. Bien que l’Allemagne ait pris ses dispositifs de couverture à quelques centaines de mètres de la frontière, sur tout le front du Luxembourg aux Vosges, et porte ses troupes sur leurs positions de combat, nous avons retenu nos troupes à dix kilomètres de la frontière en leur interdisant de s’en approcher davantage. Notre plan, conçu dans un esprit d’offensive, prévoyait pourtant que les positions de combat de nos troupes de couverture seraient aussi rapprochées que possible de la frontière. En livrant ainsi une bande de territoire sans défense à l’agression soudaine de l’ennemi, le gouvernement de la République tient à prouver que la France, pas plus que la Russie, n’a la responsabilité de l’attaque.

Dans sa Réponse au Kaiser, M. Viviani a écrit : Ainsi, je suis amené à parler des préparatifs de la France. On vient de voir qu’ils suivaient ceux de l’Allemagne, qu’ils ne les précédaient jamais, qu’ils étaient seulement une réponse légitime. Et, cependant, nous savions que nous avions une armée moins nombreuse. M. Viviani revendique, comme M. Messimy, l’honneur d’avoir proposé au Conseil, après s’être mis d’accord avec le généralissime, l’arrêt des troupes à dix kilomètres de la frontière. Gardien fidèle de mon irresponsabilité constitutionnelle, il a eu la délicatesse de ne pas indiquer dans son livre, qu’avant de faire, avec M. Messimy, sa proposition au Conseil, il était venu m’en référer dans mon cabinet. Mais je ne suis pas tenu aux mêmes scrupules et je puis bien dire qu’après avoir pesé, avec les deux ministres et avec le général Joffre, les avantages et les inconvénients de la mesure envisagée, j’y avais donné mon plein assentiment.

Dans la soirée et dans la nuit, nous arrivent de Vienne des télégrammes de M. Dumaine, qui donnent à penser que des conversations directes ont repris, malgré tout, entre l’Autriche et la Russie. M. Schebeko a été chargé par M. Sazonoff de dire au comte Berchtold que les préparatifs russes n’avaient d’autre but que de répondre à ceux de l’Autriche et d’indiquer l’intention et le droit du Tsar d’émettre son avis dans le règlement de la question serbe. À quoi le comte Berchtold a répondu que les mesures de mobilisation prises en Galicie n’impliquent non plus aucune intention agressive et visent seulement à maintenir la situation sur le même pied. Il a été convenu que, de part et d’autre, on tâcherait que ces mesures ne fussent pas interprétées comme des marques d’hostilité. Pour le règlement du conflit austro-serbe, on a décidé que les pourparlers allaient être repris à Pétersbourg entre M. Sazonoff et le comte Szapary. Il semble donc que les choses commencent à s’arranger entre l’Autriche et la Russie, au moment où elles risquent de se brouiller entre la Russie et l’Allemagne. Et c’est l’Allemagne qui est responsable de ce paradoxe. M. Dumaine écrit, en effet : L’entretien avec le comte Berchtold s’était maintenu très amical et, sans qu’on en pût concevoir un ferme espoir, il permettait de croire que toute chance de localiser le conflit n’était pas perdue. C’est alors qu’est parvenue la nouvelle de la mobilisation allemande. Et notre ambassadeur ajoute : Mon collègue russe reconnaît que la mobilisation allemande rendra un arrangement de plus en plus difficile. Est-il encore possible d’informer la chancellerie allemande de la responsabilité qu’elle assume en supprimant cette suprême chance de salut ? Comment cette nouvelle de la mobilisation allemande a-t-elle pu, si elle est fausse, se répandre si rapidement à Vienne, en même temps qu’à Pétersbourg ?

Devant les menaces dont il nous sent peu à peu encerclés, M. Viviani téléphone à M. Paul Cambon et insiste, pour qu’il tâche d’être fixé, le plus tôt possible, sur les intentions de l’Angleterre. M. Paul Cambon s’efforce de démontrer au secrétaire d’État que, du jour au lendemain, peut se déchaîner, malgré nous, une guerre générale et qu’il est urgent de discuter toutes les hypothèses. À onze heures et demie du soir, arrive un télégramme de Londres, parti à 8 h. 36. M. Paul Cambon nous dit que sir Ed. Grey a compris ses observations et doit saisir demain le Conseil des ministres. Le secrétaire d’État a donné rendez-vous à l’ambassadeur après le Conseil. Sir Ed. Grey ne semble pas cependant avoir perdu tout espoir d’une solution pacifique. Il a cherché un moyen nouveau. Il propose décidément à Pétersbourg d’admettre l’occupation de Belgrade par l’Autriche, à condition que cette Puissance s’engage à évacuer la ville dès qu’aura été trouvé un accommodement. M. Paul Cambon ne croit pas que la Russie donne son assentiment à cette proposition. Elle vient, en effet, un peu tard, après le bombardement de Belgrade.

Ignorants des futures résolutions de l’Angleterre, nous ne le sommes pas moins de celles de l’Italie. Obligée par nos accords de 1900-1902 à garder la neutralité si nous sommes attaqués, l’Italie reste, d’autre part, l’alliée de l’Autriche et de l’Allemagne. L’article 7 du traité de la Triple-Alliance stipule que les Puissances contractantes devront s’entendre entre elles avant de modifier l’état de choses dans les Balkans et que, si l’Autriche obtient un accroissement de territoire, l’Italie aura droit à un dédommagement. Nous avons appris depuis la guerre que l’interprétation de cet article avait donné lieu à de vives discussions. Le 24 juillet, l’ambassadeur d’Allemagne à Rome, M. Flotow, télégraphiait à Berlin qu’il avait eu un entretien assez agité avec le président du Conseil, M. Salandra, et avec le ministre des Affaires étrangères, marquis de San Giuliano. Ce dernier avait déclaré que l’esprit de la Triple-Alliance, pour une démarche agressive de l’Autriche, aussi fertile en conséquences, aurait exigé que l’Autriche s’entendît, d’abord, avec ses alliées. L’Italie, n’ayant pas été informée, ne pouvait pas se considérer comme engagée. Et le ministre italien avait porté ce jugement sévère, mais, semble-t-il, assez juste : Le texte de la note autrichienne est rédigé d’une manière si agressive et si maladroite que l’opinion publique de l’Europe et de l’Italie sera contre l’Autriche et qu’elle sera plus forte que tout gouvernement.Blague, écrit l’empereur d’Allemagne.L’Italie a déjà voulu filouter en Albanie et l’Autriche a froncé les sourcils… Tout cela n’est que du rabâchage et on verra bien au cours des événements.

Moins optimiste que Guillaume II, son gouvernement, un peu troublé par l’énigme italienne, a essayé de rapprocher les cabinets de Rome et de Vienne. L’Empereur lui-même, en dépit du magnifique dédain qu’il avait, d’abord, manifesté, a fini par se rendre à l’opinion de son État-major et, le 27, M. de Jagow télégraphiait à l’ambassadeur d’Allemagne en Autriche : Sa Majesté l’Empereur considère comme indispensable que l’Autriche s’entende avec l’Italie sur l’article 7 et sur la question des compensations. Sa Majesté a ordonné de communiquer ses instructions à Votre Excellence en le priant d’en faire part au comte Berchtold. Or, remarquons-le, l’article 7 n’avait à jouer que si l’Autriche s’agrandissait dans les Balkans. Elle avait donc, vraisemblablement, malgré ses déclarations publiques, l’intention de s’y agrandir, et l’Allemagne, on le voit, le savait et ne s’y opposait pas. Guillaume demandait seulement que Vienne s’entendît avec Rome, pour le partage des dépouilles, de façon que l’Italie, dans une guerre générale, n’abandonnât pas la Triple-Alliance. Mais l’Italie se réservait, elle veillait, elle observait, et le 30 juillet, à 13 h. 55, M. Barrère nous télégraphiait : L’attitude de l’Italie, en cas de conflagration, est incertaine, bien que l’opinion publique soit très anti-autrichienne. Des efforts considérables, de la part des Autrichiens et de leurs amis, sont faits en ce moment auprès des principaux journaux pour réagir contre cet état d’esprit.

  1. Il s’agit de la première décision russe, relative à la mobilisation des quatre districts militaires voisins de l’Autriche.