Comment j’ai retrouvé Livingstone/Introduction

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Traduction par Henriette Loreau.
Texte établi par Jules Belin de LaunayLibrairie Hachette et Cie (p. v-xxxvi).


Henry M. Stanley


INTRODUCTION

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Il y a huit ans, dans notre introduction à l’abrégé intitulé Explorations dans l’Afrique australe par David et Charles Livingstone, nous écrivions : « Le sort de David Livingstone perdu au milieu de l’Afrique intéresse la terre entière… Personne, mieux que lui, n’a mérité cet intérêt universel. Tous ceux qui ont lu ses livres l’avoueront. Ils savent quelle gratitude Livingstone montre pour les services reçus et l’indulgence avec laquelle l’illustre voyageur raconte les traits de la malveillance qu’on lui a témoignée. David est un excellent homme qu’on aime plus à mesure qu’on le connaît davantage. Combien il est loin de la morgue du prédicant ! Chez lui l’absence de la rogue intolérance de certains révérends méthodistes étonnerait, si l’on ne voyait bientôt qu’il n’a aucun esprit de secte… Grâce à la largeur même de ses opinions, il n’écarte aucun des hommes qu’ont attirés vers lui les qualités de son cœur et les charmes de son esprit. »

Eh bien, voici M. Stanley qui prouve complètement, par son témoignage, l’exactitude de notre jugement sur Livingstone, et, par la mission même qu’il a remplie, la justesse de notre opinion, que le sort de cet homme intéressait la terre entière.

Effectivement, M. Henry Moreland Stanley est un Américain, un reporter, un de ces collaborateurs que les grands journaux envoient sur tous les points du globe chercher des informations qui puissent intéresser leurs lecteurs.

Au mois d’octobre 1869, la dernière lettre publiée en Europe de D. Livingstone était datée du 7 juillet 1868, écrite du lac Banguéolo. Tantôt on le disait mort, tantôt on le faisait revenir à Zanzibar, à Bombay ou à Suez. Le 8 octobre 1869, les journaux anglais publièrent sous la date de Falmouth, 7 octobre, ce télégramme : « Un missionnaire arrivé hier ici de Zanzibar apporte la nouvelle que le consul Kirk avait reçu des lettres de D. Livingstone datées du lac Tanguégnica. Livingstone était en bonne santé, mais tous ses compagnons européens l’avaient quitté à cause de l’extrême rareté des vivres ; il n’avait plus près de lui que quelques Arabes et ne vivait que de riz et de fruits. » Le renseignement fut démenti par un télégramme de même daté envoyé de Londres : il assurait que «la nouvelle concernant la sécurité de Livingstone et apportée par un missionnaire qui venait de débarquer à Falmouth n’avait aucune espèce de fondement ». La succession de ces télégrammes montre bien l’état d’anxiété dans lequel le public anglais attendait des nouvelles du voyageur. Malgré les termes du démenti, il était incontestable que M. et Mme Lee, missionnaires, partis de Zanzibar au mois de juin, étaient arrivés à Falmouth le 6 octobre ; il l’était également, comme ils le disaient, qu’un Arabe avait rencontré Livingstone, environ quatorze mois auparavant, à l’ouest du Tanguégnica ; bien plus, M. Kirk, le 31 août 1869, avait reçu un billet daté du 12 juin où il apprenait l’arrivée de Livingstone à Djidji, et le 10 septembre, il envoyait une lettre du docteur datée le 13 mai, du même endroit.

Mais, jusqu’à la fin de novembre, avant l’arrivée de ce document, l’Angleterre et même tout le monde conservaient leur inquiétude au sujet du sort de l’illustre voyageur.

C’est alors que, le 16 octobre, M. Stanley reçut à Madrid, par le télégraphe, l’ordre de se rendre immédiatement à Paris. M. G. Bennett, fils d’un directeur du New York Herald, journal américain, lui ordonnait d’aller à la recherche de Livingstone, et, chemin faisant, d’assister à l’inauguration du canal de Suez ; et de voir les préparatifs de sir Samuel White Baker, investi depuis le 1er avril du titre de pacha avec un pouvoir absolu pour faire une expédition sur le Haut Nil. Ensuite, il devait rédiger un guide pratique à l’usage des voyageurs sur ce fleuve, examiner les découvertes du capitaine Warren à Jérusalem, se rendre compte à Constantinople du différend survenu entre le sultan et le khédive, visiter les champs de bataille de la Crimée, examiner l’expédition préparée contre Khiva par les Russes, décrire Persépolis et s’embarquer enfin à Bombay pour Zanzibar à la recherche de Livingstone. Lorsqu’il eut exécuté son programme, M. Stanley, le 6 janvier 1871, arrivait à Zanzibar. Depuis près d’une année déjà, on avait alors, pour la seconde fois, répandu en Europe la fausse nouvelle de la mort de Livingstone.

Pendant les quinze mois que M. Stanley venait d’employer à se rendre de Madrid à Zanzibar, Baker avait eu à lutter pour son expédition contre les obstacles présentés par la traversée du désert, par la malveillance des fonctionnaires égyptiens et par les digues herbeuses du Nil Blanc, de la rivière des Girafes et du fleuve des Montagnes ; car il n’atteignit Gondocoro que le 15 avril 1871.

À cette date, Stanley, débarqué le 5 février à Bagamoyo, entrait dans la vallée de l’Ougérengéri en route vers Djidji, où, malgré la guerre entre les Arabes et Mirambo, il allait retrouver Livingstone le 10 novembre.

Quant à celui-ci, le 1er janvier de cette même année, encore détenu à Bambarré, il s’était écrié, avec la foi ardente qui le soutenait : « Ô Père ! aide-moi à finir mon œuvre en ton honneur ! » Le 20 juillet, après avoir assisté malgré lui aux horribles violences commises sur des populations paisibles par les infâmes Arabes, marchands d’esclaves, il s’était remis péniblement en route pour Djidji, où, comme guidé par la Providence, il était parvenu cinq jours avant Stanley. Celui-ci, en lui apportant les moyens de vivre, renouvelait les forces et les espérances de Livingstone.

Les dates relatives à cette rencontre célèbre diffèrent dans le récit de Stanley et dans le dernier journal laissé par Livingstone. Le docteur place son retour à Djidji le 23 octobre et l’arrivée de son sauveur le 28 ; tandis que Stanley indique la rencontre au 10 novembre. Cette différence de douze à treize jours ne peut s’expliquer que par des erreurs qui se seront introduites dans un des journaux des voyageurs ; mais, comme Stanley était récemment parti de Zanzibar tandis que Livingstone avait erré plusieurs années, perdu au milieu de l’Afrique, sans communication avec les Européens, l’erreur semble vraisemblablement avoir dû se glisser plus aisément dans le compte que celui-ci tenait de ses journées. Quoi qu’il en soit, la différence est de médiocre importance.

Il en est bien autrement de la véracité du récit apporté par Stanley. Nous avons retranché de notre abrégé tout ce qui est relatif aux discussions inqualifiables et aux accusations de mensonge et de charlatanisme qui éclatèrent à l’arrivée de M. Stanley en Europe ; mais nous en emprunterons la mention, à la fin de son livre, pour la reproduire ici.

M. Stanley, débarqué à Marseille le 23 juillet 1872, y retrouvait son confrère M. Hosmer, correspondant comme lui du New York Herald : quelques jours après, il dînait avec M. Thiers à l’hôtel de la présidence de la République française, et, le 1er août, la colonie américaine fêtait son retour à Paris par un banquet qu’elle lui donnait à l’hôtel Chatham.

Les journaux du temps disent : « M. Stanley est encore jeune ; il a tout au plus trente ans. Ses cheveux blonds sont devenus gris pendant son expédition par suite de la température à laquelle il a été soumis et des accès de fièvre répétés dont il a souffert. »

Ailleurs, nous lisons : « Parmi les convives de M. Thiers, on remarquait et l’on montrait, non sans curiosité, un personnage au teint brûlé par le soleil et portant la barbe en éventail, chère aux Yankees. Ce convive aux allures exotiques était M. Henry Stanley, le reporter fameux du journal américain le New York Herald. »

Ainsi M. Stanley avait été honorablement accueilli en France ; mais la réception qu’on lui fit en Angleterre fut différente.

« Je ne suis pas étonné des erreurs de la presse, ni des contestations qu’elles ont provoquées, écrit M. Stanley à la fin de son volume ; ce qui me surprend, c’est de voir les journalistes anglais jaloux de ce qu’il a été donné à un reporter américain de retrouver Livingstone. Presque tous ont exprimé leur opinion à cet égard en termes non équivoques ; bien qu’en même temps les principaux et les plus honorables d’entre eux ne m’aient pas épargné les éloges : qu’on voie le Times, le Daily News, le Daily Telegraph, le Morning Post.
Je vous remercie, messieurs, de ces compliments que vous avez adressés à un jeune homme qui, selon moi, n’a rien de remarquable. Mais franchement, permettez-moi de vous le dire, votre jalousie n’est pas fondée. Je ne suis qu’un special correspondent, à la disposition du journal que j’ai l’honneur de servir, contraint par mon engagement à partir pour n’importe quel point du globe où il m’est enjoint de me rendre. Je n’ai pas sollicité l’honneur de chercher Livingstone, j’en ai reçu l’ordre. Il me fallait obéir ou résilier mon engagement ; j’ai préféré l’obéissance.
Cependant, comment m’avez-vous traité pour avoir fait ce qu’à ma place vous auriez fait vous-mêmes ? Mon voyage a été mis en doute, mon récit contesté ; les lettres que j’apportais à l’appui furent taxées de faux ; mes publications raillées. Bafoué par les uns, malmené par les autres, je me suis vu assailli de grondements, comme si j’avais fait un crime.
Ah ! que Livingstone se doutait peu que son humble ami recevrait un pareil accueil ! Qu’il était loin d’imaginer que mes efforts, tentés et soutenus de bonne foi, sans conscience de la malice ou de l’envie qu’ils pouvaient susciter, me vaudraient de pareilles attaques !…
Sans votre aide, sans votre conseil, on est allé à la recherche du grand explorateur, on l’a retrouvé, et on vous a dit : “Livingstone est vivant, rien ne lui manque, et il se dispose à poursuivre ses découvertes avec plus de vigueur que jamais.”
Quelle a été votre réponse ? “Il est un point sur lequel un peu d’éclaircissement serait nécessaire. On paraît croire en général que M. Stanley a trouvé et secouru Livingstone, tandis que, sans vouloir méconnaître l’énergie et la loyauté de M. Stanley, s’il y a eu découverte et assistance, c’est Livingstone qui a trouvé et secouru M. Stanley, car celui-ci était à peu près dans la misère, et le docteur abondamment pourvu. Il convient de rétablir la position respective des deux parties. Nous avons le ferme espoir que l’expédition envoyée par la Société au secours de Livingstone et de M. Stanley permettra à ces deux voyageurs de continuer leurs recherches… ”
Puis-je vous demander, messieurs, pourquoi, si Livingstone était dans l’abondance, vous lui avez envoyé des secours ? Lorsque j’arrivai à Londres, vous aviez depuis huit jours les lettres du docteur. Qu’avez-vous fait alors ? L’ami Punch va nous le dire : “Le président de la Société royale de Géographie, qui a découvert que Livingstone avait découvert Stanley, a fini par découvrir que Stanley était en Angleterre. Cette heureuse découverte paraît avoir exigé de longs efforts, car il y avait une semaine que M. Stanley était arrivé, lorsqu’il apprit l’importante découverte dont il était l’objet. ”
En même temps, le Standard avait remarqué que les lettres attribuées à Livingstone étaient dans un style plus américain qu’anglais. Les géographes se joignaient aux journalistes pour attaquer la sincérité des récits de Stanley. Non seulement le célèbre Rawlinson exprimait des doutes ; mais encore un non moins célèbre Allemand, M. Kiepert, affirmait que « M. Stanley ayant dû inventer une partie de son récit, le reste était sans valeur aucune, et qu’il n’était pas impossible absolument que M. Stanley n’eût jamais vu Livingstone. »

Il ne suffisait donc pas que Livingstone, en le quittant, lui eût dit : « Vous avez accompli ce que peu, d’hommes auraient fait, et beaucoup mieux que certains grands voyageurs. » C’était M. Stanley qui répétait ce témoignage, comme c’était lui qui avait apporté en Europe les lettres dont l’authenticité était mise en doute. Il fallait qu’il obtînt des certificats de véracité. Il les eut. Le 3 août 1872, les journaux anglais publièrent les lettres suivantes dont la traduction fut reproduite par les feuilles françaises. La première est du fils aîné de D. Livingstone.


« Londres, le 2 août.
M. Henry Stanley m’a remis aujourd’hui le journal du docteur Livingstone, mon père, scellé et signé par lui, avec des instructions écrites extérieurement, signées par mon père. Pour tous les soins qu’il y a apportés et pour tout ce qu’il a fait concernant mon père, nos meilleurs remerciements lui sont dus. Nous n’avons pas la moindre raison de douter que ce ne soit là le journal de mon père, et je certifie que les lettres apportées ici par M. Stanley sont des lettres de mon père et non d’autre.
Tom D. Livinstone »


La seconde est de lord Granville, ministre des Affaires extérieures.


« Le 2 août 1872.
Je n’ai pas appris, avant que vous me l’eussiez fait connaître, qu’il existât aucun doute sur l’authenticité des dépêches du docteur Livingstone, que vous avez communiquées à lord Lyons, le 31 juillet. Mais, en conséquence de votre communication, j’ai fait sur cette affaire une enquête, d’où il résulte que M. Hammond, sous-secrétaire d’État au Foreign office, et M. Wylde, chef du département des consulats et de la traite des esclaves, n’ont pas le moindre doute sur l’authenticité des documents reçus par lord Lyons et qui ont été livrés à l’impression. Je ne veux pas laisser échapper cette occasion de vous témoigner mon admiration pour les qualités qui vous ont permis de venir à bout de votre mission et d’obtenir un résultat qui a été salué. avec un si grand enthousiasme aux États-Unis et dans ce pays.
Je suis, monsieur, etc.
Granville. »


À ces certificats, est venu plus tard s’ajouter celui que l’illustre explorateur a, pour ainsi dire du fond même de sa tombe, donné à son jeune ami par la publication posthume de son journal. On y trouve que pas un mot de Stanley « malgré la joie du succès, malgré la verve et l’enthousiasme de la jeunesse », n’est contredit pas Livingstone ; au point que le récit de celui-ci semble être le résumé du récit publié par le journaliste américain.

Lorsqu’il eut fait embarquer la caravane qu’il envoyait au docteur, M. Stanley écrivit : « Je me trouvais alors comme isolé. Ces compagnons de route, ces noirs amis qui avaient partagé mes périls, s’éloignaient, me laissant derrière eux. De leurs figures affectueuses, en reverrais-je jamais « aucune ? » Ce sentiment est si naturel qu’on l’é- prouve et qu’on l’exprime souvent quand on quitte des personnes avec lesquelles on a vécu plusieurs an- nées d’une vie commune. N’est-il pas une preuve que la nature humaine est meilleure, en somme, qu’on ne se plaît à le reconnaître ? D’ailleurs l’impro- bable et l’imprévu se rencontrent moins rarement dans la vie qu’on ne le pense. M. Stanley, sans qu’il s’en doutât alors, était destiné à reprendre, pour le compte de deux journaux, le Herald de New-York et le Daily Telegraph de Londres, la route de l’Afrique, afin d’y continuer les entreprises de ses devanciers, Grant, Speke, Burton et surtout Livingstone. Il est reparti de Londres au mois d’août 1874 et, en no- vembre suivant, il a recruté tous les anciens fidèles qu’il a pu retrouver à Zanzibar, pour recommencer avec eux une laborieuse existence, pleine d’aventures, de fatigues et de périls.

Enfin, dans une lettre de M. Stanley, publiée le 15 octobre 1875 par le Daily Telegraph, nous trou- vons des nouvelles de ce brigand de Mirambo, qui occupe une place importante dans le voyage dont nous publions aujourd’hui l’abrégé. On se rappelle que, le 31 janvier 1872, à Mouéra, M. Stanley et D. Li- vingstone, venant de Djidji, rencontrèrent un esclave de Séid ben Habib. « Ah ! Mirambo ! leur disait celui-ci. Où en est-il à présent ? Réduit à manger le cuir de la bête : on le tient par la famine. Séid ben Habib s’est emparé de Kirira. Les Arabes font leur tonnerre aux portes de Vouillancourou. Séid ben Medjid, qui est arrivé de Djidji à Sagozi en vingt jours, a tué le roi Moto. Simba, de Caséra, a pris les armes pour défendre son père, Mkésihoua, du Gnagnembé. Le chef du Gounda a fait de même, avec nq cents hommes. Aough ! Mirambo ! Où en est-il ! Dans un mois, il sera mort de faim. » (n. p. 182 et suiv.) Certes, voilà bien une nouvelle preuve qu’on ne doit jamais vendre la peau d’un ours qu’on n’a pas abattu. En effet, trois ans après, vers la fin de janvier 1875, Stanley, en entrant dans l’Iramba, se trouvait dans un pays où, à l’apparition d’étrangers, les naturels s’écriaient : « C’est Mirambo, avec ses brigands, qui arrive ! » Et il ajoute : « En dépit de tous les sortiléges employés contre lui, Mirambo vit encore. Dans le nord du pays de Gogo, on annonçait son approche ; les habitants de Kimbou tremblaient à son nom ; ceux du Gnagnembé continuaient de le combattre ; dans l’Iramba, on l’avait combattu et l’on attendait son retour ; plus tard, près du gnanza Victoria, il se battait contre les naturels, à peine à une journée de marche de nous, et la renommée de notre couleur seule nous a préservés d’être pris pour ses partisans. » Que les brigands ont donc la vie dure !

Notre introduction à l’abrégé du premier voyage de Stanley en Afrique finit ici en réalité. Ce qui suit est une explication concernant l’orthographe des noms propres qu’on y lira : elle diffère de celle qu’on leur a donnée, soit dans l’édition complète soit dans d’autres publications. Le lecteur qu’une telle explication n’intéresse pas peut s’abstenir de la parcourir : elle n’offre aucun attrait à la curiosité ; ce n’est qu’une espèce d’examen de conscience scientifique.

L’éditeur n’a été amené que progressivement, par l’application logique de certains principes, à l’adoption d’un système orthographique. En 1865, lorsqu’il traduisait le Voyage de l’Atlantique au Pacifique par lord Milton et le Dr Cheadle, il disait : « Si l’idiome des habitants d’un pays n’a pas d’orthographe européenne, les sons des noms propres, exprimés dans une de nos langues, doivent pour être vraiment représentés, être rétablis suivant l’orthographe de celle de la traduction. » Deux ans plus tard, frappé de la confusion causée dans l’esprit du lecteur par les préfixes qu’ajoutaient les hommes de Zanzibar aux noms topiques, ethniques ou hiérarchiques, dans les terres situées entre l’océan Indien et le lac Victoria, il se décidait pour rendre plus clairs les récits de Speke, à supprimer ces préfixes. Deux ans après, en s’occupant du voyage de Palgrave, il rappelait la nécessité « de ramener, autant que possible et sans espérer y réussir toujours, l’orthographe des noms propres à celle que leur auraient donnée des Français, ou du moins à une orthographe que nous puissions prononcer ». De cela résultait ensuite que, faisant attention à l’absence en anglais des l mouillés et du son doux de notre gn, il se résolvait à écrire Tanguégnica, au lieu de Tanganyika, dans l’abrégé des voyages du capitaine Burton. Son système orthographique des noms propres se trouva dès lors à peu près complet ; mais, quand il tenta de l’appliquer logiquement à l’ensemble d’une carte d’Afrique, notre géographe fut pris d’une espèce d’épouvante en voyant les changements nombreux qui en étaient la conséquence, en se trouvant isolé dans son système, et en réfléchissant que le peu qu’il est et qu’il vaut dans la science ne l’investissait en aucune façon d’une autorité suffisante pour essayer, et moins encore pour faire adopter, une réforme si complète. Néanmoins, le temps d’y réfléchir était passé, le coup avait été porté d’instinct pour ainsi dire, par une déduction logique ; c’était un acte accompli, désormais ineffaçable. L’auteur ne pouvait plus reculer dans une voie qu’il trouvait être la bonne ; il n’avait plus qu’à s’armer de courage en acceptant la position telle qu’elle s’était produite et en s’efforçant de la faire adopter par les savants en ces matières.

Nous allons donc nous occuper un peu plus à fond de toutes ces difficultés.

Du reste, dans cette ligne, on ne peut pas, quant à la théorie, être aussi isolé qu’on le pensait d’abord. On doit s’y rencontrer avec quelqu’un. Voici d’abord, en effet, un extrait de l’Explorateur (10 février 1876, n° 54) où un correspondant, dont la signature n’est pas donnée, s’exprime en ces termes : « L’orthographe des noms et des mots étrangers (j’entends ceux des peuples qui ne se servent pas de nos lettres latines) est une difficulté sérieuse en géographie comme en philologie. Je vois avec plaisir que vous semblez vous en préoccuper, ou, du moins, que l’on fait des progrès sous ce rapport en France. Les noms venant de l’Algérie sont mieux orthographiés qu’on ne le faisait autrefois, et c’est avec raison que vous écrivez Achantis, au lieu de l’orthographe anglaise (Ashantees) qu’on a vue si souvent dans les journaux. Permettez-moi, pourtant, de vous dire que c’est à tort que vous regardez presque toujours l’y initial comme une voyelle. Cette lettre représente une véritable consonne (le j des Allemands, l’y initial des Anglais) ; il ne faut donc pas écrire l’Yunnan, mais bien le Yunnan, comme on dit le yacht… » Ajoutons à cela un passage d’un excellent article publié, dans la Revue des deux Mondes du 1er septembre 1875, par M. A. Maury, sous ce titre l’Invention de l’Écriture. On y lit à la page 158 : « Grande est la difficulté qu’offre le problème de l’adoption d’un même système de transcription pour rendre les mots appartenant aux langues orientales. Chaque peuple, presque chaque auteur, a pris l’habitude de représenter à sa guise et selon l’orthographe de sa langue, les sons qui traduisent tel ou tel mot de ces idiomes, de représenter telle lettre de l’alphabet arabe ou tibétain, tel son chinois ou japonais par une lettre ou un assemblage de lettres. Il règne à cet égard une singulière confusion qui a pour effet de dénaturer les noms orientaux lorsque ceux-ci passent d’une population européenne à une autre. C’est ce qui arrive notamment pour tous ces noms géographiques que nous fournissent les Anglais et les Anglo-Américains, qu’ils apportent de l’Inde ou du Far West, sous le déguisement de leur propre prononciation ; nous adoptons leur orthographe et nous nous faisons alors souvent, de ce que les mots sont réellement, la plus fausse idée. » La première partie de cette citation traite d’un sujet trop élevé pour nous. Le problème de la transcription des noms suivant un système unique, qui a si fort préoccupé de Brosses et Volney, et dont la solution paraît abandonnée même par l’Académie des inscriptions et belles-lettres, n’est pas de notre compétence. Nous ne visons pas si haut. Mais la seconde partie rentre tout à fait dans notre sujet et exprime parfaitement la même pensée que nous. « Les Anglais et les Anglo-Américains nous transmettent les noms géographiques sous le déguisement de leur propre prononciation ; nous adoptons leur orthographe et nous nous faisons alors souvent de ce que ces mots sont réellement la plus fausse idée. » C est bien cela. Décidément nous sommes moins isolés que nous ne le craignions.

Tout bien considéré, le problème qui nous occupe, même réduit aux proportions que nous lui assignons, est fort complexe. Il ne s’agit pourtant que de représenter les noms propres comme les prononcent les peuples qui ne se servent pas de l’alphabet latin, et conséquemment de retrouver, sous le déguisement que leur donne l’orthographe des autres langues européennes, et principalement l’orthographe anglaise, qui est celle de la plupart des voyages dont nous avons abrégé le récit, la prononciation qu’auraient ces mots écrits par des Français.

Mais plusieurs circonstances contribuent à compliquer davantage ce problème et nous devons en parler avant tout.

Par exemple, il serait extrêmement désirable qu’on donnât aux lieux ou aux personnes les noms qu’ils portent dans la langue du pays auquel ils appartiennent. Mais, si on commence à le faire souvent à l’étranger, nous sommes toujours assez arriérés en France à cet égard. Sans rappeler la fâcheuse confusion apportée dans les noms des antiques divinités et des personnages historiques par la transmission que nous en ont faite les Grecs et surtout les Romains, dont nous avons accepté sans contrôle la nomenclature dans l’usage vulgaire, et en nous bornant ici aux noms géographiques, il paraît certain que, si, dans nos écoles militaires et savantes, nous commençons à employer les noms étrangers, l’usage prévaudra longtemps encore, parmi les gens du monde, de se servir des noms français, non seulement pour les lieux qui sont appelés de deux façons comme Solothurn-Soleure, Trier-Trèves, et Stuhlweissenburg-Albe Royale ; mais même pour ceux qui appartiennent à des pays d’une seule langue. Ainsi nous dirons longtemps encore Forêt-Noire au lieu de Schwarzwald, Danube au lieu de Donau, Munich et non München, Tamise pour Thames, Londres pour London ; et il est fort douteux que nous appelions jamais Damas Cham et Jérusalem Kods.

Une autre difficulté géographique, indépendante aussi de la prononciation et de l’orthographe, c’est que, lorsque des accidents topiques sont de nature à s’étendre en longueur, comme les chaînes de montagnes et surtout les cours d’eau, ils sont exposés à porter des noms différents, soit selon les individus ou les peuplades auxquels ils appartiennent ; soit d’après les idiomes parlés le long de leur parcours, soit même par suite d’usages dont l’origine est inconnue. En Europe même, bien des fleuves ont pour sources des rivières : la Gironde est formée par la Garonne et la Dordogne, comme le Weser l’est par la Fulda et la Werra. Le Humber nous offre de ce phénomène un exemple frappant : quand l’Ure a reçu à gauche la Swale et à droite la Nidd, on l’appelle l’Ouse, qui passe à York ; et lorsque l’Ouse a reçu à droite la Wharfe, à gauche la Derwent, à droite l’Aire, la Don et la Trent, elle prend le nom de Hull et plus ordinairement celui de Humber. Pour l’Afrique, Barth a cherché à établir, par une douzaine d’exemples, que, dans le centre du Soudan, on n’emploie pour désigner une rivière que les mots signifiant eau et fleuve. Or une note de la page 128 du Bulletin de la Société française de Géographie, août 1873, paraît lui donner raison, pour le fleuve Kingani. Ce mot signifie embouchure ; en remontant, le cours d’eau s’appelle, à Bagamoyo, Abso ; dans le Cami, Mbési ; dans le Zaramo, Barifou, et, suivant les différents dialectes, ces trois mots ont pour unique signification celle de fleuve. Mais plus haut, ainsi que M. Stanley nous l’apprend, ce cours d’eau est nommé Hamdallâ et enfin Roufou, mots dont le sens est inconnu pour nous. De même, le Vouami, en remontant, porte successivement, d’après le même voyageur, les noms de Roudehoua, Macata et Moucondocoua.

Quant à ce qui devrait être particulier à un lieu ou sédentaire par nature, et ce qui l’est ordinairement, comme les bourgs, les stations ou zéribas et les villes, il arrive, du moins en Afrique, que c’est momentané ou changeant de place. Bâtiments, construits en matériaux peu solides, bois, écorces, pétioles de palmier, vannerie de rotin, ils tiennent là plus du campement que de la ville. Minés par des légions d’êtres rongeurs, grouillants, destructeurs et rampants, ils tombent en ruine, et, quand ils ne sont pas incendiés, sont du moins abandonnés pour des bâtiments neufs, faciles et peu chers à construire. Ces assemblages de huttes ne durent guère plus d’une dizaine d’années dans le même endroit. S’ils ont conservé le nom, ils ont du moins changé de place ; mais ordinairement ils s’appellent autrement, parce que leur chef est différent. Lechoulatébé, Mosilicatsi et Séchéké ont ainsi donné leur nom à leur capitale. Cependant les localités sont aussi désignées d’après certaines circonstances physiques ou politiques, et c’est alors d’elles que leurs seigneurs et maîtres reçoivent un nom au lieu de leur donner le leur. Ainsi Kisabengo, ayant fondé la cité Lion (Simbamouenni), a quitté le sien pour celui de sa ville. Puis, d’autres portent plusieurs noms comme Cazê-Tabora ou comme les villages de la Suisse allemande qui jouissent d’une appellation différente suivant chaque personne à laquelle on demande comment ils se nomment.

Les peuples eux-mêmes sont différemment appelés par les populations limitrophes. Schweinfurth en donne un curieux exemple. Ceux que les Dincas nomment Niams-Niams s’appellent eux-mêmes Zandès ; mais, pour les Bongos, ils sont des Moundos ou Manianias ; pour les Diours, des O-Madiâcas ; pour les Mittous, des Maccaraccâs ou des Caccaracâs ; pour les Golos, des Coundas, et pour les Mombouttous, des Babounghéras.

Si embarrassantes qu’elles soient pour le géographe, les difficultés que nous venons d’exposer résultent de la différence, de la multiplicité et de la variabilité des noms portés par un même cours d’eau, par une seule localité ou par un même peuple ; arrivons à celles qui résultent des différences de prononciation d’un seul et même nom.

D’après Schweinfurth, les Nubiens de Khartoum n’ont pas la faculté de retenir les noms indigènes ; ils les estropient d’une façon si complète, quels qu’ils soient, que leurs renseignements en perdent à peu près toute valeur géographique. De leur côté, les Arabes de Zanzibar font subir de nombreuses altérations aux noms du pays ; par exemple, ils appellent Cousouri un village que les habitants nomment Counsouli ; Roussizi et Rouannda le cours d’eau et le pays qui, pour Livingstone, dont les compagnons ne sont pas Arabes, sont le Loussizé et le Louannda.

Quant aux Africains, qui, au contraire des Arabes, préfèrent la lettre l à la lettre r, jusqu’à l’employer, suivant Burton, par goût, au commencement et au milieu des mots, ils modifient, ajoute ce savant voyageur, les noms arabes. « Leurs organes ne supportent pas qu’un mot finisse par une consonne ; il leur faut une voyelle finale à tous les noms et l’accent sur la pénultième. C’est ainsi que d’Aboubekr, ils ont fait Békhari ; de Khamis, Kamisi ; d’Osman, Tani ; de Nasib, Chibou. »

Nous parvenons enfin à l’idiome Kisouahili [swahili] c’est-à-dire à celui qu’on parle sur la côte du Zanguebar. Ici, d’après une indication de Stanley, que nous reproduisons dans le dernier chapitre du présent abrégé, et où l’auteur discute la signification du mot Ounyamouezi, « ou signifie pays, terre, nya est la préposition de, mouezi veut dire lune ; » mais, en traduisant ounyamouezi par « terre de lune », Krapf, Rebman, Speke et Burton lui paraissent avoir expliqué le mot de la langue parlée dans le bassin du Tanguégnica par celle qu’on emploie sur le littoral de l’océan Indien ; et Stanley affirme que Mouezi est le nom d’un illustre souverain décédé, qui serait demeuré à une partie de l’empire fondé par lui et démembré après sa mort. Ounyamouezi, d’après cela, signifie le Pays de Mouezi, dont un habitant est désigné mnyamouezi, et plusieurs ou tous, vouanyamouezi, les enfants de Mouezi ; ce qui rappellerait le sens des noms de nos tribus algériennes commençant par le substantif beni, et les terminaisons grecques comme pélopides, héraclides, etc.

Stanley pense donc qu’on peut se tromper en expliquant le sens des noms topiques de l’intérieur par l’idiome du littoral. Dans celui-ci, comme il le disait tout à l’heure, avant un mot, on met m pour désigner l’unité, voua pour la pluralité, ou pour le pays, ki afin de lui donner la force d’un adjectif qualificatif. Speke avait si bien emprunté cette habitude à ceux qui l’entouraient qu’il appelle Vouanyaberi, les hommes de Béri, ceux sur le territoire desquels s’élève Gondocoro aujourd’hui Ismaïlia, et qui sont nommés par Baker les Bari (lisez Béri). Du reste le livre de Speke et celui de Burton, comme ceux de tous les voyageurs qui sont partis de Zanzibar pour pénétrer en Afrique, offrent une lecture difficile malgré le talent des narrateurs, et cette difficulté a pour cause les préfixes toujours semblables, dont tous les mots topiques, ethniques et hiérarchiques sont précédés. Les premiers presque invariablement commencent par ou. Les autres, selon le nombre singulier ou pluriel, par m et mou ou par voua : mnyamouezi, un mouézien, vouanyamouezi, des mouéziens ; ougogo, pays de Gogo ; mgogo, un habitant ; vouagogo, des habitants du Gogo ; mousoungou, un blanc ; vouasoungou, des blancs, etc. Les engagés sont des vouanguana ; les conseillers ou barbes grises, des vouanyapara ; les commandants et les courtisans, des vouakungou ; les enfants du roi, des vouahinda ou vouanaouani ; les hôtes du roi, des vouageni ; les tambours royaux, des vouanangalavi ; et les gardes du corps, des vouanangalali. « En sorte que, écrivais-je dans mon introduction pour l’abrégé du voyage de Speke (Les Sources du Nil), à chercher le sens de tous ces mots commençant de même, on perd celui des phrases. Aussi, comme nous ne sommes pas sur le littoral (ousouahili), un indigène (msouahili), parlant aux autres indigènes (vouasouahili), la langue du pays (kisouahili) ; mais un Français qui veut être compris de ses compatriotes, nous jugeons à propos de ne pas nous servir de l’idiome du Zanguebar. » Et nous avons pris dès lors le parti de retrancher tous ces préfixes en les traduisant ou les remplaçant par des désinences françaises, quand nous l’avons cru possible. Pareille difficulté se présente nécessairement à quiconque veut rendre dans une langue à flexion les substantifs d’une langue dont les mots sont formés par juxtaposition de racines et de syllabes formatrices et ceux d’une langue monosyllabique.

Cependant nous avons eu quelques scrupules et particulièrement pour le nom d’Oujiji, que nous avons cru devoir logiquement rendre par Pays de Djidji. Nous nous trouvions là en présence d’un nom devenu pour ainsi dire classique. Le changer, lorsque nous éprouvions le sentiment que Stanley exprime avec tant de justesse en disant « l’endroit qu’un homme de bien a foulé de ses pas reste à jamais consacré », nous était pénible. Mais, d’une part, nous avions fait la modification avant l’arrivée de D. Livingstone à Djiji et, d’autre part, ce nom n’est pas, si l’on s’en rapporte à Baker, prononcé par les indigènes comme les voyageurs européens l’ont écrit. En effet dans Ismaïlia, le pacha sir Samuel White Baker déclare que les ambassadeurs du roi Mtésé prononcent Ouyéyé et non pas Oudjidji. D’où il résulte, après tout, que ce nom n’est pas encore si définitivement établi qu’on n’ait plus le droit d’y toucher. Et nos scrupules sur cet endroit s’en sont trouvés diminués d’autant.

L’avantage qu’offre l’orthographe arabe, c’est que, du moins, les noms topiques et ethniques y sont fixés par l’écriture. Cette considération a suffi, paraît-il, à la Société royale de Géographie de Londres pour qu’elle se décidât à décréter qu’elle adoptait les noms de lieux et de peuples tels qu’ils étaient écrits par les Arabes. Que cette décision n’ait pas de fort graves inconvénients, par exemple de nous exposer à recevoir des noms défigurés par des gens qui ne peuvent pas les prononcer et d’apporter une intolérable confusion dans les récits par l’emploi de préfixes toujours invariables, c’est ce dont tout ce qui précède prouve que nous ne sommes pas convaincu. Nous le sommes si peu même que nous demeurons aussi résolu que jamais à n’y pas obéir dans l’avenir et à continuer à rechercher, à travers les mots écrits sous la dictée des Zanzibariens comme sous celle des Khartoumiens, les vrais noms des pays et des peuplades.

D’ailleurs ces noms déjà défigurés par les Arabes, nous ne les rencontrons que déguisés sous la forme dont les affuble à notre avis l’orthographe anglaise plus que celle d’aucun autre peuple européen. En réalité c’est ici la partie la plus difficile de notre tâche à ce. point de vue.

Effectivement, si nous prenons l’allemand pour point de comparaison, nous trouvons que, d’une part, si cette langue a des lettres ou des groupes de lettres dont le son n’existe pas en français, cependant la va- leur des voyelles, des consonnes ou des groupes de lettres y a une remarquable certitude. Nous pouvons les mal prononcer, mais nous ne doutons guère de la façon dont ces lettres doivent l’être, ni de l’orthographe par laquelle nous pouvons essayer d’en représenter la prononciation en français. D’autre part, si l’allemand n’a ni les voyelles nasales ni les sons mouillés du français, du moins en a-t-il toutes les voyelles et les diphthongues longues et brèves.


II en est bien autrement de l’anglais. Non-seulement on n’y découvre rien d’analogue à nos sons nasaux ou mouillés ni à notre j ; mais encore les groupes de lettres y ont un son étrangement représenté, ch valant tch, et sh valant ch, articulation qu’ont également ci et ti, dans precious et nation. De plus, aucune voyelle n’y reproduit notre e muet ni notre u, et toutes les voyelles y ont plusieurs valeurs. Le son de l mouillé s’y rend tantôt, comme le veut Spiers, par fiyeul pour filleul ; tantôt, comme l’écrit Burton, par Wilyankourou pour Vouillancouru ; ou enfin, comme le donne un Guide to english and french Conversation, ung veeayleear représente « un vieillard, » ün veeayeeuh feeleeuh est « une vieille fille. » S’il s’agit du gn mouillé, l’ñ des Espagnols, les Anglais écrivent kanyon pour cañon ; Spiers figure bénignité par beninnyité, et le Guide cité tout à l’heure écrit des phrases de ce genre : « Kel ay luh nong duh set kangpaneeuh, duh suh veelazh ?» pour « Quel est le nom de cette campagne, de ce village ? » Il rend : « Je suis français » par « zhuh süee frângsay », et cette phrase risible : « Eel nee a pâ longtâng kung vooaeeazhuhr saytângt angdormee avek ung seegar alümay mee luh feu a la vooatür ay kôza lay plu fâshuhz akseedâng, » veut dire : « Il n’y a pas longtemps qu’un voyageur s’étant endormi avec un cigare allumé mit le feu à la voiture et causa les plus fâcheux accidents. »

Quant aux voyelles anglaises, l'a se prononce ordi

nairement é, mais aussi a (par exemple à la fin des noms propres tirés des langues latines), ou â, ou même ao ; e se prononce î, é, eu ; î, aï, i, eu ; u, iou, eu, ou, bref et long. Comment s’y reconnaître ? Je ne dis pas, dans la langue usuelle, dont les sons peuvent être sus par l’usage ; mais, dans les mots reproduisant des noms étrangers, que l’Europe ignore, avec un idiome où la prononciation est si incertaine et si différente de la nôtre ? Quand les Anglais écrivent zariba pour zériba, vakil pour vékil, ameer pour émir, sheek pour cheik, les personnes instruites retrouvent aisément les formes réelles ; Trebinge et Trebinje pour Trebigne ; Cettinge et Cettinje pour Cettigne ; Nosse-Bay pour Nossibé ; Shilluks pour Chiloucs ; Fashoda pour Fachoda, même Unyamwezi pour Ounyamouezi, passent encore. Mais combien y a-t-il de personnes qui aient rapidement compris que Atchin désignait un des états les plus considérables de l’île de Sumatra, nommé pour nous Achem ? Et qui pourrait se figurer que les Vouahihyou de Stanley sont les Vouahiao, dont Burton s’est efforcé de reproduire le nom dans une orthographe qui ne fût pas anglaise ? Quand nous avons traduit le Voyage de l'Atlantique au Pacifique, nous avons déjà écrit Chouchou et non Shushu, Kînémontiéyou et non Keenamontiayoo. Dans un récent numéro du San Francisco Bulletin, on trouve une localité appelée Siskiyou ; nous serions étonné si ce nom illisible ne devait pas être prononcé Sixcayou.

Stanley, à sa lettre publiée par le Daily Telegraph du 15 octobre 1875, ajoute un post-scriptum qui doit être traduit ainsi : « Vous avez sans doute remarqué que je n’écris pas comme Speke le mot nyanza. J’ai pris la liberté de l’orthographier comme il est réellement prononcé par les Arabes et par les naturels, Niyanza, ou Nee-yanza. » Là, pour nous, est la confirmation de l’orthographe française avec laquelle nous écrivons gnanza, l’anglais n’ayant aucun moyen de prononcer ce mot, qui signifie, si nous n’avons pas été trompé, lac ou grand amas d’eau dormante. Dans la lettre même de Stanley, ce passage : « La rivière Leewumbu, après un cours de 170 milles, est connue dans l’Usukuma sous le nom de rivière Monangah. Cent milles plus loin, son nom est changé en celui de Shimeeyu, sous lequel elle se jette dans le Victoria à l’est de cette portion du Kagehyi » contient des noms propres illisibles pour des Français. Nous proposons de l’écrire ainsi : « La rivière Lîoumbou, après un cours d’environ 275 kilomètres, est connue dans le pays de Sioukeuma sous le nom de Monangâ, qui, 160 kilomètres plus loin, est changé en celui de Chaïmîllou, sous lequel elle tombe dans le lac Victoria à l’est de cette portion du Kédgeilli. » On ne peut pas nier que l’hypothèse ne joue dans cette façon de traduire un certain rôle ; mais est-il possible de faire autrement quand on veut rendre les sons de l’orthographe anglaise à la française ? Après tout, les mots que nous venons d’écrire peuvent être lus et prononcés par ceux qui ne savent pas l’anglais et doivent beaucoup approcher de la réalité des noms entendus par M. Stanley.

C’est de même pour être mieux compris que, partout où nous l’avons cru possible, nous avons remplacé, par le c, le k, dont l’usage est chez nous réservé à quelques mots tirés du grec, ou des langues étrangères ; que, partout, nous avons traduit les longitudes étrangères exprimées dans les livres ou sur les cartes par celles que nous avons l’habitude de suivre et qui sont comptées, à l’E. et à l’O., à partir du méridien de Paris ; et que, partout enfin, nous avons rapporté les mesures et les monnaies au système métrique et décimal que nous suivons en France.

Nous prions donc ceux qui auront eu la patience de nous suivre dans ces longs développements d’avoir la bienveillance de se rappeler que nous avons été conduit à ce système parce que nous faisions des livres destinés non aux savants mais aux enfants et aux ignorants ; et parce que nous voulions, en conséquence, que tous nos lecteurs, ayant reçu l’instruction primaire, pussent nous comprendre sans difficulté, c’est-à-dire avec utilité et surtout avec plaisir.

Si les savants habitués aux mots arabes anglaisés, qu’ils rencontrent dans les éditions complètes de ces livres et dans les cartes qui ont été faites et écrites d’après elles, sont déconcertés d’abord par la nouveauté des noms qu’ils liront sur nos cartes et dans nos abrégés, nous nous en inquiétons peu : d’abord, parce que leur science les aura bientôt mis à même de s’y reconnaître ; ensuite et surtout parce que nous persistons à croire que la voie que nous suivons est, sinon irréprochable dans ses détails, au moins la seule bonne dans son ensemble.

Nous finirons donc en répétant ici ce que nous écrivions dans l’introduction à l’abrégé du Voyage de Palgrave : Nous avons voulu rendre facile et agréable la lecture de ces relations des voyages contemporains. Nos abrégés nous ont paru devoir servir les intérêts de la science et de la vérité. Par conséquent, nous nous sommes attaché à cette œuvre de réduction et de vulgarisation sans autre prétention et sans autres partis pris que ceux d’être utile et de rendre des services, réels quoique modestes, à la cause de l’instruction du peuple et des jeunes gens.


J. Belin de Launay.


Bourges, 30 avril 1876.