Comment j’ai retrouvé Livingstone (Stanley, 1884)/11

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CHAPITRE XI

De Kouihara à Mréra.


Le lendemain, 20 septembre, était le jour fixé pour notre départ. La fièvre m’avait laissé une extrême faiblesse ; et il était peu raisonnable de me mettre en route dans un pareil état ; mais j’avais hâte de rompre avec tous les prophètes de malheur dont les avertissements, les récits, les craintes m’obsédaient et démoralisaient mes gens. Il le fallait, d’ailleurs ; j’avais dit à Ben Nasib que jamais un blanc ne manquait à sa parole ; et j’aurais été perdu de réputation si, pour cause de faiblesse, je n’étais pas parti comme je l’avais annoncé.

Toute la caravane, drapeaux au vent, fut passée en revue devant la porte du tembé ; chacun près de son ballot, qui était posé contre le mur. Il y eut un feu roulant d’acclamations, de rires, de cris de joie, de fanfaronnades africaines. Les Arabes s’étaient rassemblés pour nous voir partir. Tous étaient là, excepté Ben Nasib que j’avais offensé par mon entêtement à ne pas suivre ses conseils. Le vieux cheik, se disant malade, s’était couché, et m’envoyait par son fils une dernière tartine philosophique, précieux trésor que me léguait le fils de Nasib, fils d’Ali, fils de Séif.


Pauvre cheik ! si tu avais su ce qu’il y avait au fond de cette opiniâtreté asinienne, de cette détermination à prendre une voie fatale, qu’aurais-tu dit, ô fils de Nasib ?

Mais il se consolait en pensant que je devais savoir mieux que lui ce que j’avais à faire, chose qui n’était pas douteuse ; car il ne pouvait se rendre compte, pas plus que tout autre, du motif qui me faisait marcher au couchant, à travers tant d’obstacles, quand la route du levant était si aisée.

Les braves qui devaient me suivre n’importe où, hors de l’Ounyanyembé, se nommaient :
John William Shaw,xxx natif dexxx Londres.
Sélim Heshmy, na de Jérusalem.
Sidi Mbarak Bombay, na de Zanzibar.
Mabrouki Speke, na de Zabar
Oulimengo, na de Zabar
Ambari, na de Zabar
Oulédi, na de Zabar
Asmani, na de Zabar
Sarmian, na de Zabar
Zaïdé, na de Zabar
Khamisi, na de Zabar
Choupéreh, na de Bagamoyo.
Kingarou, na de Zabar
Bilali, na de Zabar
Rojab, na de Zabar
Férous, na de Onnyanyembé.
Mabrak Ounyanyembé, na de Zabar
Mtamani, na de Zabar
Chanda, na de Maroro.
Sadala, na de Zanzibar.
Kombo, na de Zabar
Sabari le Grand, na de Maroro.
Sabari le Petit, na de Zabar
Marora, na de Zabar
Férajji, na de Zanzibar.
Mabrak Sélim, na de Zabar
Baraka, na de Zabar
Ibrahim, na de Maroro.
Mabrak Férous, na de Zabar
Barati, na de Bagamoyo.
Oumgaréza, na de Zanzibar.
Hamadi, (guide) na de Zabar
Asmani, g na de Zabar
Mabrouki, g na de Zabar
Hamdallah, g na de Tabora.
Djoumah, na de Zanzibar.
Maganga, na de Mkouenkoué
Muccadam, na de Tabora.
Dastari, na de Zabar
Tamayona, na de Oujiji.
Mparamoto, na de Zabar

Ouakîri, natif de Oujiji.
Moufou, na de Zabar
Mpépo, na de Zabar
Kapingou, na de Zabar
Machichanga, na de Zabar
Mahiraké, na de Zabar
Missossi, na de Zabar
Tafoum Byah, na de Zabar
Abdoul-Kader, (tailleur) na de Malabar.
Madjouara, (enfant) na de Ouganda.
Bilali, na de Ouhemba.
Kaloulou, na de Londa.

Cinquante et un hommes et trois enfants, choisis par moi pour m’accompagner dans cette recherche, inutile en apparence, d’un voyageur perdu. La cargaison qui leur était confiée était composée de mille dotis faisant quatre mille mètres d’étoffe[1], de six ballots de rassade, de quatre charges de munitions, d’une tente, d’un lit, d’effets personnels, d’une caisse renfermant des drogues, un sextant et quelques livres ; de deux charges de thé, de sucre et de café, d’une charge de farine et de bougie, d’une charge de comestibles : viande, sardines en boites, choses diverses ; enfin d’un ballot d’ustensiles de cuisine.

Tous mes hommes avaient pris leur rang, excepté Bombay, qui n’était pas là. On finit par le trouver, pleurant dans les bras de sa Dulcinée.

« Pourquoi vous éloigner, Bombay, quand vous savez qu’on doit partir et que vous êtes attendu ?

— Oh ! maître, je disais adieu à ma maîtresse.

— Vraiment !

— Oui, maître ; est-ce que vous n’en faites pas autant quand vous partez ?

— Silence, monsieur !

— Oh ! c’est juste.

— Qu’est-ce que vous avez, Bombay ? — Je n’ai rien. »

Comme je le vis en humeur de me chercher querelle devant tous ces Arabes qui nous regardaient et que je n’étais pas disposé à le souffrir, non plus qu’à supporter ce qui retardait mon départ, je frappai Bombay de mon fouet de chasse, opération qui fit tomber sa colère, mais pleuvoir sur moi les remontrances des cheiks, mes prétendus amis :

« Arrêtez, bana, arrêtez ! ne le battez pas ; le pauvre homme sait mieux que vous ce qui l’attend, ainsi que vous-même, sur la route que vous allez prendre. »

Si quelque chose pouvait augmenter la fureur où m’avait mis l’insolence publique de Bombay, c’était bien cette intervention gratuite dans un fait qui ne regardait que moi. Je parvins cependant à me contenir ; mais je répondis très-haut que je n’entendais pas qu’on se mêlât de mes affaires, à moins qu’on ne voulût me chercher querelle.

« Non, non, bana ! s’écrièrent-ils. Nous ne voulons pas nous quereller avec vous. Au nom d’Allah ! partez en paix.

— Adieu donc, et prospérez, leur dis-je en leur tendant la main.

— Adieu, maître, adieu. Nous vous souhaitons tout le bonheur possible. Que Dieu soit avec vous et qu’il vous conduise ! »

La salve du départ fut tirée. Les guides élevèrent leurs drapeaux, et chaque porteur prit sa charge. Peu de temps après, au milieu des cris et des chants, la tête de la colonne avait tourné l’angle occidental du tembé, et suivait la route qui mène à l’Ougounda.

« Maintenant, Shaw, veuillez partir. Je vous attends, monsieur. Si vous ne pouvez pas marcher, montez à âne.

— Excusez-moi, monsieur Stanley ; mais j’ai peur de ne pas pouvoir vous suivre.

— Pourquoi ?

— Je ne sais pas ; mais je me sens très-faible.

— Moi aussi je suis faible ; ce n’est qu’hier, et assez tard, que la fièvre m’a quitté ; vous le savez vous-même. Ne reculez pas devant ces Arabes, monsieur ! Rappelez-vous la race à laquelle vous appartenez ; vous êtes un blanc. Sélim, Bombay, Mabrouki, aidez M. Shaw à se mettre à âne, et marchez auprès de lui.

— Oh ! bana, bana, dirent les Arabes, laissez-le ; ne voyez-vous pas qu’il est malade ?

— Reculez-vous, messieurs ; rien ne m’empêchera de l’emmener ; il partira. En marche, Bombay ! »

Le dernier de mes hommes était sur la route. Notre demeure, si récemment pleine d’animation, avait déjà l’aspect triste et morne des lieux abandonnés. Je me tournai vers les Arabes, je leur dis un nouvel adieu, leur fis un dernier salut ; et je me dirigeai vers le sud, avec Sélim, Kaloulou, Madjouara et Bilali, qui portaient chacun une de mes armes.

À peine avions-nous fait cinq cents pas, que l’âne sauvage sur lequel était Shaw, aiguillonné par le rusé Mabrouki, fit une ruade, et envoya son cavalier, qui n’avait jamais été fort en équitation, piquer une tête à côté d’un buisson d’épines. Les cris perçants de maître Shaw nous firent accourir.

« Qu’y a-t-il, mon pauvre camarade ? Êtes-vous blessé ?

— Oh ! miséricorde ! Je vous en prie, monsieur Stanley, je vous en prie, laissez-moi retourner.

— À cause de cette chute ? Voyons, un peu de courage. Il me serait si pénible d’avoir à dire que vous avez reculé. Dans quelques jours vous en rirez vous-même. Il n’est personne qui, au départ d’un lieu agréable, n’éprouve quelque tristesse. Remontez sur votre âne, mon pauvre ami ; dites que vous avez la ferme résolution de venir, c’est le moyen d’en avoir la force. »

Nous l’aidâmes à se remettre en selle. Néanmoins, tout en avançant, je me demandais s’il ne vaudrait pas mieux le renvoyer, que de traîner avec soi, pendant des centaines de milles, un homme qui vous suivait malgré lui. « Et s’il mourait en route ! me disais je. Il est peut-être vraiment malade. Non ; il ne L’est pas ; sa maladie est feinte. » J’avoue cependant que si j’avais été sûr de n’être pis raillé par les Arabes, je l’aurais fait reconduire immédiatement.

Mais bientôt la scène devint intéressante ; il y eut dans le mouvement des collines une hardiesse qui releva les esprits. Shaw fut distrait ; Sélim se félicita de quitter une province où il avait tant souffert de la fièvre. Bombay avait oublié notre querelle et renaissait à l’espoir. « Une fois, disait-il, que nous aurons passé le pays de Mirambo, nous tiendrons le Tanganika. » Mabrouki, l’ancien serviteur de Speke, ne le mettait pas en doute ; moi-même je me sentais ranimé par la vue de ces collines d’un aspect si fier, et qui dominaient de si beaux vallons.

Une heure et demie après le départ, nous étions à Mkouenkoué, lieu de naissance de Maganga, notre premier chanteur.

Les ballots furent serrés dans l’une des maisons du village, et ma tente fut dressée. Déjà la moitié de mes hommes étaient repartis pour Kouihara, afin d’embrasser une fois de plus leurs femmes ou leurs maîtresses.

Vers le soir je fus repris de la fièvre ; elle me quitta avant le point du jour, mais en me laissant une faiblesse excessive. J’avais entendu la veille mes hommes causer autour des feux et s’entretenir de ce qui arriverait le lendemain. La plupart étaient d’avis que, puisque j’étais malade, on ne marcherait pas ; et tous de s’en féliciter. Une obstination superlative me poussait en avant, ne fût-ce que pour dépiter leur paresse. Mais quand, le matin, je sortis pour les appeler, il en manquait plus d’une vingtaine ; et Kéif-Halek, celui des gens de Livingstone qui était chargé des dépêches du docteur, n’avait pas encore paru.

Je choisis vingt des plus fidèles et des plus forts de ceux qui étaient là, et je les envoyai à la recherche des absents. En outre, je fis demander à Ben Nasib une longue chaîne à esclaves, que je priais le vieux cheik de me prêter ou de me vendre.

Le soir neuf des coupables étaient ramenés ; on ne retrouva pas les autres. En même temps, Sélim me rapportait une forte chaîne, à laquelle se trouvaient une douzaine de carcans, et Kéif-Halek arrivait avec les dépêches qu’il devait remettre à Livingstone.

Je réunis mes hommes, et leur montrant la chaîne : « Je suis, leur dis-je, le premier voyageur blanc qui ait mis cet objet dans ses bagages. C’est la désertion qui m’y force. Les bons n’ont rien à craindre ; cette chaîne n’est que pour les voleurs, qui, après avoir touché une partie de leur salaire, s’enfuient avec leurs charges, leurs fusils, leurs munitions. Jusqu’à présent je n’ai garrotté personne ; mais à compter d’aujourd’hui, si l’un de vous déserte, je m’arrêterai assez longtemps pour qu’on le retrouve, et il sera enchaîné jusqu’à la fin de la route. Avez-vous entendu ?

— Oui, maître.

— Avez-vous compris ?

— Oui, maître. »

Le camp fut levé à six heures du soir, et l’on se mit en marche pour Inésouka, où nous arrivâmes après une étape d’une couple d’heures.

Le jour suivant, quand il fallut partir, il nous manquait deux hommes : Asmani et Kingarou. Baraka et Bombay furent envoyés à leur poursuite, avec ordre de ne pas revenir sans eux. Nous passâmes la journée dans le village pour faire plaisir à Shaw, plus que par tout autre motif.

Les déserteurs furent ramenés dans la soirée ; c’était la troisième fois que Kingarou prenait la fuite. Le pardon n’était pas possible.

Après avoir été fustigés d’importance, mes récidivistes furent mis à la chaîne ainsi qu’ils en avaient été prévenus.

Baraka et Bombay nous firent un récit pittoresque de leur capture ; et comme j’étais de fort bonne humeur, je récompensai leurs services par deux mètres de belle étoffe, donnés à chacun d’eux.

Le lendemain matin un autre porteur avait disparu avec son fusil, et les trente mètres de colonnade qui étaient le prix de son engagement.

En outre, Abdoul-Kader, le tailleur, qui était parti de Bagamoyo avec des idées de fortune si brillantes, et qui devait faire de si grands achats d’ivoire au centre de l’Afrique, vint me trouver le matin de ce même jour en me suppliant de lui accorder son congé. Il se disait malade, incapable d’aller plus loin. On se rappelle qu’il m’avait déjà ennuyé d’une pareille supplique. Il se portait bien ; mais la route lui faisait peur. Toutefois, comme j’étais las de sa personne, je lui donnai son compte et je le laissai partir.

C’était encore une désertion. Tant que nous serions dans l’Ounanyembé il devait en être ainsi ; l’unique moyen de parer au mal était de gagner rapidement les jungles. Mais les obstacles se multipliaient. À moitié chemin de Kaségéra, Mabrak Sélim fut pris tout à coup de vomissements et de diarrhée, avec rejet d’une quantité de vers. Je lui administrai un grain de calomel et deux onces d’eau-de-vie. Il ne pouvait pas marcher ; je le fis mettre sur un âne. Zaïdé eut une attaque de rhumatisme. Shaw tomba deux fois ; et ce ne fut qu’avec des prières sans nombre et un temps énorme qu’on parvint à le faire remonter sur sa bête. On eût dit qu’un destin contraire poursuivait l’expédition, que les Parques voulaient nous faire abandonner l’entreprise ; tout semblait conspirer notre ruine. Si j’étais seulement à quinze jours de Kouihara, pensais-je, je serais sauvé ! Mais de ces quinze étapes, il en restait douze à franchir.

Kaségéra, que nous atteignîmes dans l’après-midi, était en fête. Les absents venaient d’arriver de la côte, et les jeunes pagazis brillaient du vif éclat du sohari, du barsati, du kanibi tout battants neufs, dont ils s’étaient drapés derrière quelque buisson avant d’apparaître aux yeux charmés de leurs compatriotes. Les femmes poussaient des hi-hi-hi ! des lou lou-ou-ou ! dignes des Ménades, et qui retentirent jusqu’au soir. Des sylphides contemplaient avec l’admiration la plus ardente les traits des arrivants ; les matrones entouraient ces jeunes héros qu’elles accablaient de leur tendresse ; et les vieillards, le dos courbé, appuyés sur leurs bâtons, les bénissaient. Telle est la gloire dans l’Ounyamouezi. En échange de cette ovation, les heureux voyageurs parlèrent jusqu’à l’aurore suivante, racontant les merveilles qu’ils avaient trouvées au bord de la mer et dans l’Oungoudja, ainsi qu’ils appellent l’île de Zanzibar ; les grands vaisseaux des hommes blancs, la quantité de Vouasoungou qu’ils avaient vus ; puis les périls, les épreuves de la route, les dangers courus chez les Vouagogo ; enfin tous les incidents du voyage que nous connaissions alors, et que nous avons relatés nous-même dans les pages précédentes.

Nous levâmes le camp le 24 ; et après trois heures de marche au sud-sud-ouest, dans une forêt d’imbité, nous arrivâmes à Kigandou. Au moment où nous nous arrêtions devant ce village, qui était gouverné par la fille de Mkasihoua, nous fûmes avertis que pour y entrer il fallait payer la taxe. N’en voulant rien faire, nous nous retirâmes à un mille du bourg dans un vieux khambi, infesté par les rats, et où nous poursuivirent les invectives des indigènes, qui nous accusaient de fuir lâchement la guerre, et d’abandonner Mkasihoua à l’heure du péril.

Au seuil de la palissade, Shaw voulant mettre pied à terre, perdit les étriers et tomba de tout son long. Cette pantomime commençait à devenir trop fréquente. Lors donc que mes hommes se précipitèrent pour relever le maladroit, je leur donnai l’ordre de ne pas s’occuper de lui. L’insensé resta immobile, en plein soleil ; et quand, au bout d’une heure, je lui demandai s’il n’était pas dans une position peu confortable, il finit par s’asseoir et pleura comme un enfant.

« Vous voulez retourner à Kouihara, mister Shaw ?

— Oh ! oui, s’il vous plaît. Je ne pourrais pas aller plus loin ; et si vous étiez assez bon pour le permettre, je m’en retournerais avec joie.

— Très-bien, monsieur ; j’en suis venu à croire que cela vaudrait mieux pour nous tous. Ma patience est à bout ; j’ai fait tous mes efforts pour vous aider à surmonter ces misères, que vous entretenez dévotement. Vous vous figurez que vous ne pouvez pas faire la route, rien ne vous en dissuadera. Cependant, pesez bien mes paroles : si vous retournez là-bas, vous y mourrez. Qui vous soignera, si vous tombez malade ? Aujourd’hui vous ne l’êtes pas ; ce n’est que de l’hypocondrie ; mais si la fièvre vous prend, si vous avez le délire ? Comment saura-t-on ce qu’il vous faut ? Pas un des hommes que je peux vous laisser ne connaîtra ce dont vous aurez besoin, ce qui pourrait vous soulager, ce qui vous sera nécessaire. Je vous le répète, mister Shaw : si vous retournez là-bas, vous y mourrez.

— Ah ! malheur ! Que je regrette d’être parti ! Je croyais l’Afrique si différente de ce qu’elle est ! Je vous en prie, monsieur, laissez-moi retourner. »

La journée du lendemain fut consacrée à tous les préparatifs qu’exigeait le départ de Shaw. Une forte litière fut construite ; quatre hommes vigoureux furent loués à Kigandou pour porter le malade. Je fis faire du pain, remplir de thé un grand bidon, et rôtir une gigue de chevreau pour qu’il eût à manger pendant la route.

Dans la soirée — nous la passâmes ensemble, — il prit un accordéon que je lui avais donné à Zanzibar, et joua différents airs. Un pitoyable instrument que cet accordéon d’une dizaine de dollars ; cependant, les chants simples et familiers qui s’en exhalèrent ce soir-là me firent l’effet de mélodies célestes ; et quand, pour finir, mon pauvre camarade joua l’air de : Home, Sweet home ! (Pays natal, doux pays !) il n’avait pas achevé, que nos cœurs émus s’élançaient l’un vers l’autre.

Le 27 nous étions tous levés de bonne heure. Il y avait dans nos mouvements une force inaccoutumée. Nous avions en perspective une marche très-longue ; mais nous laissions derrière nous les malades, les souffreteux ; Mabrak Sélim restait confié aux soins d’un docteur indigène, qui s’engageait à le traiter en échange de quelques mètres d’étoffe, payés d’avance. Je ne prenais avec moi que les hommes sains et robustes, ceux qui pouvaient marcher vite et longtemps.

La trompe sonna enfin le départ. Shaw dans sa litière fut pris par ses porteurs. Mes hommes formèrent deux rangs, les drapeaux furent déployés ; et, entre cette double haie, sous les plis de ces bannières qu’il ne devait plus revoir, Shaw fut emporté vers le nord. Puis je me tournai vers le sud, allant d’un pas vif et léger, comme un homme qui a un poids de moins sur les épaules.

Nous gravîmes une pente hérissée d’énormes blocs de syénite, dont les masses dominaient un fouillis d’arbres nains. La scène qui, du sommet de cette côte, frappa nos regards n’avait rien de nouveau pour nous. C’était la forêt sans borne ; de longues crêtes boisées, moutonnant à perte de vue, s’élevant au-dessus les unes des autres dans une atmosphère chaude et vibrante, qui, limpide dans le voisinage, bleuissait au loin et devenait impénétrable. Des bois, des bois, des bois, toujours des bois ; rameaux dressés, globes et parasols feuillus, verts ou bruns ; forêts sur forêts, s’élevant, s’enfonçant et reculant toujours : un océan de feuillage.

Partout le même aspect. Au loin, une colline pouvait se dessiner vaguement, ou, çà et là, un arbre plus élevé que les autres se détacher sur le ciel translucide ; mais partout la même atmosphère, les mêmes teintes, le même soleil, jetant ses gouttes lumineuses dans les profondeurs des bois ; partout les mêmes lignes, le même horizon, partout des arbres : de jour en jour, de semaine en semaine. Carlyle a dit quelque part, à propos de Saint-Pierre de Rome, que si grand qu’il fût ce n’était qu’un fragment de coquille d’œuf, comparé à la voûte où resplendissent Arcturus et Orion. Je dis à mon tour que les parcs d’Angleterre et de New-York, si vastes qu’ils paraissent auprès des bosquets des grandes villes, ne sont que de minces fagots relativement à ces éternelles forêts.

Au bout de trois heures je fis faire halte ; mes gens paraissaient fatigués. Énervés par leur séjour à Kouihara, ils n’étaient pas encore réhabitués aux longues marches, et avaient besoin d’être remis en haleine. Au moment de repartir il s’éleva même plusieurs protestations ; mais quelques plaisanteries sur la paresse des opposants, plaisanteries faites de bonne humeur, remirent tout le monde en train ; et après quatre heures d’une nouvelle étape nous arrivions à Ougounda, vers deux heures de l’après-midi.

Nous étions alors sortis de l’Ounyanyembé, dont nous venions de franchir la frontière méridionale. Ougounda, situé dans le district du même nom, est un gros bourg qui peut compter quatre cents familles, environ deux mille âmes. Il est défendu par une estacade ayant embrasures, fossé et contrescarpe. Des bastions rapprochés, percés de meurtrières, d’où les tireurs les plus habiles peuvent viser les chefs ennemis, dominent cette enceinte, dont le bois a trois pouces d’épaisseur, et dont la base est protégée par un talus de quatre pieds d’élévation. Autour de la place, dans un rayon d’un mille ou deux, le sol a été dépouillé de tout ce qui permettait à l’ennemi de dissimuler son approche. Trois fois Mirarabo a essayé de prendre le village, trois fois il a été repoussé ; et les Vouagounda se vantent à juste titre d’avoir résisté au plus hardi forban qu’ait vu l’Ounyamouézi depuis plusieurs générations. Mais quelque braves qu’ils soient derrière leurs murailles, ils n’en partagent pas moins la crainte qui s’empare de tout Mnyamouézi en temps de guerre ; et bien qu’habituellement ils s’offrent en foule aux caravanes qui vont chercher l’ivoire dans les régions lointaines du sud, je ne pus jamais décider aucun d’entre eux à me suivre, tant leur frayeur de Mirambo et de ses bandits était grande. Il faut dire que de toute part venaient des bruits alarmants. On assurait que Mbogo se dirigeait vers l’Ougounda avec un millier d’hommes ; que les Vouazavira avaient attaqué une caravane ; que Simba parcourait le pays à la tête d’une bande de féroces mercenaires ; et beaucoup d’autres choses du même genre.

Les Vouagounda ont leur principal village entouré de cultures d’une étendue d’environ trois mille acres (douze cents hectares) carrés. Ces champs produisent assez de grain non-seulement pour la consommation des indigènes, mais pour l’approvisionnement des nombreuses caravanes qui prennent cette route pour aller dans l’Oufipa et dans le Maroungou.

Le sentier serpenta d’abord au milieu de ces cultures, puis entra dans les défrichements qui entourent les villages de Kisari. Nous trouvâmes dans l’une de ces bourgades un chef de caravane qui avait besoin de porteurs et qui tambourinait du matin au soir pour en faire venir. Il voulait gagner l’Oufipa, était là depuis deux mois, battant le rappel sans aucun succès, et fit tous ses efforts pour m’enlever mes pagazis, procédé qui ne contribua pas à nous mettre bien ensemble. J’appris à mon retour qu’il avait dû renoncer au projet d’aller dans le sud, et qu’il avait rebroussé chemin peu de temps après notre départ.

En sortant de Kisari, nous traversâmes un éparpillement de chênes noirs, sur un terrain craquelé par le soleil, où se montrait çà et là un étang desséché, dont la vase durcie était criblée d’empreintes d’éléphants et de rhinocéros. Les traces de buffle et de zèbre étaient maintenant fréquentes et nous faisaient espérer qu’avant peu nous verrions du gibier.

Une marche de trois heures et quart, à partir d’Ougounda, nous fit gagner une petite bourgade enfouie dans la feuillée et, qui s’appelle Benta. Il y avait là, non-seulement beaucoup de maïs mais beaucoup de choroko, une sorte de grain qui me parait être une gesse et dont je m’approvisionnai pour mon usage personnel, car c’est un aliment des plus salubres[2].

À Benta, comme ailleurs, le grain est mis sur le toit du tembé, dans des caisses cylindriques faites avec l’écorce du mtondou, et c’est là que j’ai vu la plus énorme de toutes les boîtes ; on l’eût prise pour l’étui à chapeau d’un Titan : dix pieds de haut sur sept de large.

Le 29, après une étape de cinq heures, toujours dans la direction du sud-sud-ouest, nous atteignîmes Kikourou. La marche s’était faite comme la veille sur un sol craquelé, où, cette fois, le dalbergia se joignait au chêne noir, en compagnie d’arbres nains, au-dessus desquels s’élevaient de nombreuses fourmilières bâties en terre jaunâtre et qui ressemblaient à des dunes.

La fièvre couve en permanence dans cette région boisée, où la nature n’a rien fait pour l’écoulement des eaux. Pendant la saison sèche, on ne la croirait pas malsaine. L’herbe roussie et les traces pétrifiées des animaux, qui les ont fréquentées à l’époque humide, donnent bien aux clairières un sombre aspect, mais qui n’a rien d’inquiétant. Si dans le fourré des monceaux d’arbres gisent çà et là à tous les degrés de délabrement, des milliards d’ouvriers ardents travaillent sans relâche à les faire disparaître, et rien n’offense ni la vue ni l’odorat. Cependant il s’échappe de cette terre desséchée, de cette végétation morte, un poison subtil qui vous pénètre et qui n’est pas moins dangereux que celui qu’on respire, dit-on, à l’ombre de l’upas.

Les premiers effets de la malaria se produisent dans les entrailles, où ils restent d’abord confinés ; puis une langueur oppressive vous envahit, une somnolence irrésistible, une tendance continuelle au bâillement. La langue prend une couleur maladive, presque noire, avec une teinte jaunâtre : les dents elles-mêmes deviennent jaunes et se recouvrent d’un enduit nauséabond. Les yeux brillent d’un singulier éclat et sont remplis d’eau. Quand ces symptômes paraissent, la fièvre commence et ne tarde pas à se déchaîner, faisant rage dans tout le corps, et terrassant le malheureux qu’elle supplicie.

Parfois elle est précédée d’un violent frisson, pendant lequel des monceaux de couvertures peuvent écraser le malade, sans diminuer le froid mortel qui le secoue. Vient ensuite un mal de tête d’une intensité peu commune ; puis des douleurs excessives naissent dans les lombes, remontent la colonne vertébrale, s’étendent dans les épaules, gagnent le cou et se logent définitivement dans le front et dans l’occiput.

Mais le plus souvent il n’y a pas de frisson ; la fièvre, avec son douloureux cortège, succède immédiatement à la somnolence. La tête vous brûle, les tempes ont des battements précipités ; des tenailles rougies vous déchirent ; le feu est dans vos veines, la soif vous dévore. L’air embrasé est plein de monstres hideux, reptiles connus et inconnus, qui grandissent et se multiplient confusément, toujours plus compliqués, toujours plus affreux, et se transformant sans cesse pour devenir plus horribles. Chaque effort que vous faites pour échapper à cette vue la rend plus effroyable et crée de nouvelles souffrances. Nombreuses, nombreuses sont les heures que j’ai passées gémissant et me débattant sous le poids de cet infernal délire. Oh ! les angoisses, dont cette fièvre d’Afrique vous accable ! Tortures de l’esprit, tortures du corps. Oh ! l’atroce agonie ! Rien ne l’apaise ; les soins les plus patients, les attentions les plus douces, le dévouement le plus humble, tout vous irrite, tout vous affole. Dans ce terrible état, Job lui-même fût entré en fureur.

Celui qui est en proie à cette fièvre s’envisage comme le foyer de toutes les misères. Vient la guérison, il se sent purifié : c’est une délivrance ; il redevient sociable, il est de belle humeur, aimable et prêt à rire. Ce qui la veille était mauvais présage lui est une source de joie ; il regarde ses gens avec affection ; tout lui parait beau ; la nature est souriante, les bois le ravissent, un rien le met en extase. Je parle pour moi-même, qui ai noté avec soin toutes les phases de la crise.

Le 1er octobre, poursuivant notre route au sud-sud-ouest, nous arrivâmes au bord d’un zihouani ou large étang. Près de la rive, sous un arbre magnifique, était un vieux kraal à demi brûlé, qui, en moins d’une heure, fut transformé en un camp Splendide. L’arbre était un figuier-sycomore, le géant des forêts de l’Ounyamouézi. Jamais je n’en ai vu de plus beau : trente-huit pieds de circonférence, et il eût abrité un régiment ; son ombre avait cent vingt pieds de diamètre.

La santé, la vigueur que j’avais alors me permettait d’admirer tout ce qui m’environnait. J’éprouvais un sentiment de bien-être, d’entière satisfaction que je n’avais pas connu à Kouihara, où je me rongeais dans l’inactivité. Je causais avec mes gens comme avec des égaux ; nous parlions ensemble des éventualités du voyage et nous les discutions d’une façon tout amicale.

L’œuvre du jour était finie ; le camp nous donnait une sécurité complète ; chacun tira sa pipe, heureux d’avoir achevé sa tâche, et avec le contentement qui suit tout travail bien exécuté.

Le soleil baissait à l’horizon ; il couvrit le ciel d’or et d’opale, il empourpra la cime des arbres. Une sérénité profonde régna partout, et fît sentir, même aux natures incultes qui m’entouraient, l’exquise jouissance du repos dans les vastes solitudes.

Au dehors, pas d’autres bruits que l’appel d’un florican ou d’une pintade égarés ; la voix rauque des grenouilles, coassant dans l’eau voisine, ou le chant des grillons, qui semblait bercer le jour et l’inviter au sommeil. À l’intérieur du kraal, le glouglou provoqué par l’aspiration de l’éther bleuâtre que les fumeurs tiraient des gourdes qui leur servaient de narghilés. Couché sur mon tapis, ayant pour dôme l’épais feuillage, aux lèvres ma courte écume de mer, je laissai courir mon esprit. Malgré la beauté de cette lueur grise dont le ciel était éclairé, malgré la sérénité de l’air qui nous enveloppait, il s’éloigna d’abord et me conduisit en Amérique, près de ceux que j’aime. Puis revenant à la réalité, il me ramena à ma tâche incomplète, à l’homme qui, pour moi, était un mythe ; à celui que je cherchais, qui peut être était mort, peut-être bien loin, peut-être à côté de nous, dans cette même forêt dont les arbres me dérobaient l’horizon ; tout près de moi et aussi caché à mes regards que s’il eût été dans son petit cottage d’Ulva. Qui pouvait le savoir ?

J’étais cependant heureux ; et bien qu’ignorant ce qu’il m’importait le plus de connaître, je ressentais une certaine quiétude, une satisfaction indéfinissable.

Mais pourquoi cette impuissance de l’homme ? Pourquoi faut-il qu’il aille si lentement où l’appellent ses désirs, qu’il franchisse pas à pas des centaines de milles, pour éclaircir les doutes qui le tourmentent ? Que ne pouvais-je, d’un vol aussi rapide que ma pensée, résoudre cette question qui me revenait sans cesse : « Vit-il encore ? »

« Oh ! sois patient, me dis-je à moi-même. Tu as un bonheur que les autres hommes peuvent t’envier : la conscience que la mission que tu as à remplir est sainte. Qu’aujourd’hui, cela le suffise. Marche et espère ! »

Le lendemain, 2 octobre, nous étions en route pour Manyéra, une longue étape de six heures et demie. Le soleil était d’une ardeur excessive, mais les mtondous et les miombos, qui composaient la forêt, ne laissaient entre eux que l’intervalle nécessaire à leur développement et nous protégeaient de leur ombre. Le sentier se déroulait sur un sol rouge et ferme que rien n’obstruait ; la marche était facile ; pas d’autre ennui que les attaques de la tsétsé, qui abonde en cet endroit, et, qu’en raison de sa piqûre, les indigènes ont nommée panga, c’est-à-dire épée.

Nous approchions d’une vaste contrée giboyeuse, ce qui nous mettait sur le qui-vive, désireux que nous étions de nous procurer quelques spécimens des habitants de ces forêts.

Tandis que nous marchions sur le pied d’environ trois milles à l’heure, je vis mes gens s’écarter de la route et y revenir après un circuit d’une cinquantaine de pas. En arrivant à la place d’où ils s’étaient éloignés, j’aperçus l’objet qui avait motivé leur détour ; c’était le cadavre d’une victime de la petite vérole, l’horrible fléau de cette partie de l’Afrique. Le défunt, dont la mort paraissait dater de la veille, appartenait à la bande d’Oséto,
Figuier-sycomore.
bande de maraudeurs au service de Mkasihoua, de l’Ounyanyembé, sortes de guérillas qui battaient la forêt pour y surprendre les partisans de Mirambo. Cette bande revenait de l’Oukonongo, où elle avait été faire une razzia sur les terres de Mbogo, lorsqu’elle avait vu tomber celui des siens dont nous trouvions le cadavre.

Nous dirons à ce sujet qu’il nous arrivait souvent de rencontrer un squelette ou un crâne au bord du sentier ; presque pas de jour où l’on ne vit un de ces restes humains laissé à l’abandon, et quelquefois plusieurs.

Peu de temps après nous débouchâmes dans une plaine, où tout d’abord nous aperçûmes deux girafes dont le grand cou dominait un buisson qui leur servait de pâture. Cette vue fut saluée par un cri de joie ; elle nous annonçait que nous approchions du Gombé, rivière ou plutôt noullah près duquel nous devions faire halte, et que nous allions l’atteindre à l’endroit où ces animaux sont nombreux.

Trois heures de marche sur cette terre brûlante nous conduisirent aux champs de Manyéra. La porte du village fut gagnée ; toutefois l’entrée nous fut interdite : la guerre étant partout, les habitants n’admettaient dans leurs murs aucune bande étrangère. On nous envoya dans un khambi situé près d’un chapelet d’étangs dont l’eau était bonne ; mais l’enceinte du camp ne renfermait qu’une demi-douzaine de cases en ruine, très-peu confortables pour des gens fatigués.

Lorsque les huttes furent reconstruites, je donnai de l’étoffe au kirangozi, et je l’envoyai au village pour y faire des achats. Nous avions en perspective neuf jours de marche dans une contrée déserte, il nous fallait nécessairement des provisions. Pour toute réponse, il fut dit à mon homme que la vente des grains était strictement défendue, et il revint les mains vides.

Le cas était sérieux. Envoyer à Kikourou, c’était nous faire rester là plusieurs jours ; mieux valait essayer d’un peu de diplomatie. Ouvrant donc un ballot d’étoffes précieuses, j’en tirai deux choukkas royales que je fis porter au chef par Bombay, avec les compliments du Mousoungou et l’assurance de son amitié. Le chef renvoya le commissionnaire et les choukkas, en faisant dire au Mousoungou de le laisser tranquille.

Pas moyen de fléchir cet homme. Bombay y perdit son éloquence, et mes gens, affamés et d’une humeur exécrable, en furent réduits à se coucher sans souper.

Les discours de Njara, un marchand d’esclaves, parasite de Ben Nasib, me revinrent à la mémoire. « Ah ! bana, bana, me disait-il, les obstacles seront plus forts que vous ; croyez-le, vous ne passerez pas. Les Vouamanyara sont méchants, les Vouakonongo sont très-méchants, les Vouazavira le sont encore plus. Mauvais moment pour voyager quand le pays est en guerre, et la guerre est partout. »

À en juger d’après les conversations qui se tenaient dans le camp autour des feux, il semblait que Njara dût avoir raison. Des projets de désertion en masse étaient discutés. Je dis cependant à mes hommes de reprendre courage, que le lendemain ils auraient des vivres.

Le jour suivant, dès le matin, le ballot d’étoffes de choix fut rouvert, et je renvoyai Bombay avec quatre manteaux de prix, huit mètres de cotonnade et une masse de compliments. La politique était nécessaire avec un homme aussi revêche que Ma-Manyéra, et trop puissant pour qu’on s’en fît un ennemi. Que devenir s’il lui prenait fantaisie d’imiter Mirambo ?

Mais l’effet de ma munificence ne tarda pas à se produire. Au bout d’une heure je vis arriver une douzaine de villageois portant sur la tête des caisses remplies de sorgho, de riz, de maïs, de haricots, de gesses. Puis apparut le chef lui-même, accompagné de trente mousquets et de vingt lances, suivi d’un présent de volailles, de chèvres, de miel, et d’une quantité de grain suffisante pour nourrir mes hommes pendant quatre jours, bref une valeur grandement équivalente à celle de mon envoi.

J’allai recevoir le chef à la porte du camp, et l’invitai à venir dans ma tente, que j’avais arrangée avec tout le luxe dont je pouvais disposer ; mon tapis de Perse avait été déployé, ma peau d’ours étendue, mon lit recouvert d’un beau drap rouge tout battant neuf.

Ma-Manyéra, un homme robuste et de grande taille, fut prié de s’asseoir, ainsi que les officiers qui l’accompagnaient. Tous me contemplèrent avec un étonnement indicible ; ma figure, mes habits les plongeaient dans une agréable stupéfaction. Ils se regardèrent ensuite les uns les autres, puis éclatèrent de rire en faisant claquer leurs doigts à plusieurs reprises. Maganga, mon interprète — tous ces notables parlaient le kinyamouézi — fut chargé d’exprimer au chef tout le plaisir que j’avais à les voir.

Après quelques minutes dépensées en échanges de politesses, et de leur part en une compétition de rires qui paraissaient inextinguibles, Ma-Manyéra témoigna le désir de voir mes armes. La carabine à seize coups suggéra mille observations flatteuses, et la beauté des revolvers, leur travail qui parut surhumain à tous ces yeux ravis, inspirèrent au chef des éloges d’une telle éloquence que je crus devoir continuer l’exhibition.

Les fusils de gros calibre, tirés avec une forte charge de poudre, firent sauter mes visiteurs en une feinte alarme ; puis chacun reprit son siège avec des rires convulsifs.

Au milieu de l’admiration générale, j’expliquai la différence qu’il y avait entre les blancs et les Arabes. L’explication donnée, j’ouvris ma boîte à médicaments ; ce fut une extase ; mes hôtes s’accrochèrent les deux index, et, leur enthousiasme croissant toujours, ils se les tirèrent à me faire craindre de les voir se disloquer.

Le chef demanda à quoi servaient ces petites bouteilles dont la transparence et l’arrangement lui arrachaient, ainsi qu’aux autres, des soupirs d’admiration.

« Dohoua, répondis-je solennellement ; dohoua ! » mot qui désigne tout ce qui a rapport à l’art de guérir ; et là-bas, on se le rappelle, médecine veut dire magie.

« Oh-h ! oh-oh ! oh ! » murmura le cercle admirateur. La chose était certaine : j’avais sur les Arabes du plus haut mérite une supériorité inqualifiable.

« Voici, dis-je en prenant une fiole d’eau-de-vie médicinale, voici le pombé kisoungou » (la bière des blancs). J’en mis dans une cuiller que je présentai au chef.

« Hacht ! hacht ! oh ! hacht ! eh-eh ! Quelle forte bière ont les Vouasoungou ! Oh ! la gorge me brûle !

— Oui ; mais c’est bon, répondis-je. Un peu de cette liqueur rend les hommes forts et généreux ; il est vrai qu’une forte dose les rend méchants, et qu’en prendre beaucoup cela fait mourir.

— Donnez-m’en un peu, dit l’un des chefs.

— À moi aussi.

— À moi aussi. »

Tous en demandèrent. Je pris ensuite un flacon d’ammoniaque.

« Voilà, expliquai-je, pour guérir les maux de tête et la morsure des serpents. »

Aussitôt le chef de se plaindre du mal de tête et de vouloir de cette drogue. Je lui dis de fermer les yeux, et je lui mis le flacon sous le nez. Le résultat fut magique. Mon curieux tomba à la renverse, comme frappé de la foudre et avec des grimaces indescriptibles.

Ses officiers ne se sentaient pas d’aise ; ce n’étaient plus des rires, c’étaient des rugissements. Ils se pinçaient les uns les autres, battaient des mains, faisaient claquer leurs doigts, et mille extravagances. Pareille scène, jouée sur un théâtre, désopilerait immédiatement la salle la plus hypocondre. S’ils avaient pu se voir tels que je les voyais, ils se seraient fait rire jusqu’à en devenir épileptiques.

Ma-Manyéra finit par se relever ; de grosses larmes lui coulaient sur les joues, tant il avait ri lui-même ; et il fallut quelques ins
Le résultat fut magique.
tants avant que ses lèvres, que le rire faisait toujours trembler, pussent proférer le mot kali ! (drogue active, médecine ardente).

Il n’en demanda pas davantage, mais ses notables voulurent sentir le flacon, et à chaque reniflade de l’un d’eux, ce fut de la part de tous un nouvel accès de rire.

La matinée tout entière fut consacrée à cette visite royale, dont chacun fut ravi.

Oh ! disait Manyéra en partant, ces blancs savent tout au monde ; les Arabes ne sont que de la saleté auprès d’eux. »

Dans la soirée, Hamdallah, un de nos guides, prit la fuite avec armes et bagages : un fusil et les 108 mètres d’étoffe qu’il avait reçus pour nous conduire. Se mettre à sa recherche, ce qui n’aurait pu avoir lieu que le lendemain, eût exigé une prolongation de halle impossible ; il ne fallait pas y penser ; mais je fis vœu mentalement de faire payer cher au dit Hamdallah ses 108 mètres avant mon retour à la côte.

Le 4 octobre nous voyait partir pour le Gombé, qui se trouve à quatre heures et quart de Manyéra.

À peine étions-nous sortis des champs, où les épis ondulaient sous la brise, que nous vîmes une belle troupe de zèbres.

Deux heures après nous entrions dans un parc magnifique, un immense tapis de verdure, moucheté de sombres massifs et orné de grands arbres, qui, çà et là, se déployaient dans toute leur beauté. C’était assurément l’une des plus charmantes scènes qu’on pût trouver en Afrique. Ajoutez à cela que du sommet des mamelons qui accidentaient la plaine se voyaient des troupeaux de buffles, de zèbres, de girafes et d’antilopes, qui firent couler mon sang deux fois plus vite.

Nous défilâmes silencieusement dans cet éden pour atteindre le Gombé, qui traîne là ses eaux paresseuses, et près duquel nous allions nous établir.

C’était bien cette fois le paradis des chasseurs ! Que mes poursuites de menues antilopes et de sangliers me paraissaient insignifiantes ! Quelle folle dépense d’énergie, quel gaspillage de force dans ces longues courses au milieu des épines et des herbes mouillées pour un si mince résultat ! Je me rappelais cette amère expérience que j’avais faite d’une jungle africaine, dans la région maritime, où une vieille piste m’avait égaré. Mais ici ! quel parc de grand seigneur pouvait être comparé à cette magnifique étendue ? Une herbe nouvelle, tapissant de velours une plaine immense ; à chaque pas des ombrages gracieux ou splendides ; partout les hordes nombreuses d’animaux variés, paissant à belle portée de carabine. J’étais bien récompensé du long détour que j’avais fait vers le sud, et qui me permettait de jouir d’un pareil tableau. Pas de broussailles qui arrêtent le chasseur, pas de marais fétides qui le paralysent, et qui lui enlèvent jusqu’au désir de la poursuite ; mais la réalisation de tous les rêves du sportsman.

Dès que le site du camp fut choisi, près de l’une des auges qui se trouvent dans le lit du Gombé, je pris mon fusil à deux coups, et je m’en allai dans le parc.

Au sortir d’un massif, j’aperçus trois springboks[3], trois bêtes grasses, qui broutaient l’herbe à une centaine de pas. Je me mis à genou et j’appuyai sur la détente. L’une des trois mangeuses fit instinctivement un saut perpendiculaire, et retomba morte. Ses deux compagnes s’enfuirent, douze pieds franchis à la fois ; et, bondissant comme des balles élastiques, elles disparurent derrière un tertre.

Mon succès fut salué par les acclamations de mes soldats, que le bruit du fusil avait fait accourir. Celui qui portait mon arme de rechange planta son couteau dans la gorge du springbok, en prononçant un fervent bismillah ! en un clin d’œil il eut presque détaché la tête.

Les chasseurs de la bande furent envoyés au nord et à l’est pour ajouter à notre venaison. Il y a généralement, dans toutes les caravanes, des hommes qui ont pour mission d’approvisionner le camp du produit de leur chasse. Quelques-uns de ces fundis, ainsi qu’on les appelle, ont beaucoup d’habileté pour surprendre la bête, et l’approchent de très-près, ce qui les met souvent en danger, mais ce que nécessite le peu de justesse de leurs armes.

Après la collation, qui consista en une tranche de springbok, une galette de maïs, galette toute chaude, et une tasse d’excellent moka, je me dirigeai au sud-ouest, accompagné de Madjouara et de Kaloulou, mes deux petits servants d’armes.

En rasant les buissons, je faisais prendre la fuite à de petites antilopes, des perpusilla, qui nous partaient sous les pieds comme des lapins. Le coucou indicateur sautillait d’un arbre à l’autre, en me jetant son appel, supposant que je cherchais le doux trésor dont il connaissait la cachette ; mais je ne souhaitais, ce jour-là ni miel, ni pygmées ; je voulais quelque chose de grand.

Des aigles-pêcheurs et des outardes posés sur des branches, d’où ils dominaient le lit sinueux du Gombé, s’envolaient à mon approche, croyant avoir à me craindre. Mais non ; rien qu’un zèbre, un élan, une girafe ou un buffle, au moins un caama, pouvait attirer ma foudre.

Après avoir suivi la rive du Gombé pendant à peu près un mille, repaissant mes yeux de la vue d’un long espace rempli d’eau, vue à laquelle j’étais étranger depuis si longtemps, je me trouvai tout à coup en face d’un tableau qui me ravit jusqu’au fond de l’âme : six, sept, huit, dix zèbres jouaient et se mordillaient les uns les autres, fouettant de leurs queues leurs belles robes tigrées, à une distance de moins de cent cinquante pas. Scène pittoresque et charmante, toute locale ; jamais je n’avais si bien compris que j’étais au centre de l’Afrique. J’eus un moment de fierté en me sentant possesseur d’un si vaste domaine, peuplé de si nobles bêtes. J’avais là, à portée de ma balle, les animaux les plus divers, l’orgueil des forêts africaines. Je pouvais choisir entre eux ; ils m’appartenaient. Ils étaient à moi, sans bourse délier, sans débat et sans conteste. Malgré cela, je baissai deux fois ma carabine ; il me répugnait de frapper ces bêtes royales.

Mais crack ! L’un d’eux est renversé, battant l’air des quatre membres. Quel dommage ! Vite, le couteau affilé dans ces bandes qui lui entourent la gorge. Oh ! l’affreuse blessure !

Tout est fini. J’ai à mes pieds un animal superbe. Hourrah ! je goûterai ce soir du zèbre de l’Oukonongo.

Un zèbre et un springbok me parurent suffisants pour un jour, surtout après une longue marche. Le Gombé, dont l’eau, profonde à cet endroit, sommeillait entre des rives sinueuses, traversant les bosquets, pour bientôt en sortir et montrer les feuilles de lotus qui reposaient à sa surface ; la rivière et ses bords, tout cela charmant, pittoresque, frais et paisible comme un rêve d’été, m’engageait à prendre un bain.

J’avisai une place ombreuse, sous un mimosa à large cime, où l’herbe fine et rase, unie comme celle d’une pelouse, allait en pente douce gagner l’onde transparente. J’étais déshabillé, les pieds dans l’eau, les bras tendus, les mains réunies, lorsque au moment où je m’ébranlais pour plonger, un corps énorme, fendant l’onde comme une flèche, s’arrêta juste à l’endroit où j’allais piquer une tête. L’effort se fit en sens inverse ; je bondis en arrière, instinctivement, et je fus sauvé ; c’était un crocodile.

Le monstre s’éloigna d’un air désappointé, me laissant à mes propres félicitations, car je l’avais échappé belle, et au vœu que je formais de ne jamais céder à l’attrait perfide d’une rivière africaine.

Dès que j’eus repris mes vêtements je me détournai de cette onde traîtresse, dont l’aspect m’était devenu répulsif, et j’entrai dans le fourré. Tout en flânant dans la direction du boma, j’aperçus deux indigènes qui regardaient autour d’eux avec un soin particulier. Dans l’état de guerre où se trouvait le pays, la présence inexpliquée d’individus quelconques était toujours une cause d’inquiétude. Je recommandai à mes petits serviteurs de rester immobiles ; je me mis à ramper sous bois, et je parvins à quelques pas des deux indigènes sans avoir été découvert. Mon projet était de me montrer tout à coup, de remarquer l’effet produit par cette brusque apparition, et au moindre signe d’hostilité, de régler l’affaire avec mes deux balles.

Arrivé d’un côté, pendant qu’ils venaient de l’autre, et n’ayant plus entre nous que l’épaisseur d’un buisson, je bondis et nous nous trouvâmes face à face. Les deux hommes restèrent comme pétrifiés ; mais se remettant bien vite :

« Bana, bana, s’écrièrent-ils, est-ce que vous ne nous reconnaissez pas ? C’est nous, les deux Vouakanongo, qui vous accompagnons jusqu’à Mréra.

— Certainement, je vous reconnais ; mais que faites-vous ici ?

— Nous cherchons du miel.

— Très-bien ! Je vous avais pris pour des Rouga-Rouga. »

Mes Vouakanongo éclatèrent de rire ; j’en fis autant ; et, riant toujours, ils continuèrent leurs recherches, ayant à la main un petit morceau d’écorce où était un peu de feu qui devait leur servir à enfumer les abeilles.

Le jour avait disparu, l’azur du ciel s’était changé en un gris sombre ; la lune commençait à paraître, et faisait ressembler la rivière à une ceinture d’argent. Les grenouilles rauquaient leurs mugissements au bord de l’eau. L’aigle-pêcheur, posé à la cime des grands arbres, jetait son cri funèbre, qui tintait comme un glas. Les élans, guetteurs fidèles, avertissaient de leurs grondements sonores les hordes remisées dans les bois, où se glissaient cauteleusement des formes silencieuses.

Tout cela au dehors. Dans notre enclos d’épines, que ses chevaux de frise rendaient inattaquable, régnaient la sécurité et la joie ; partout le confort, les éclats de rire et la bombance. Autour de chaque foyer des gens accroupis et radieux ; l’un attaquant à pleine bouche une tranche savoureuse ; un autre suçant la moelle d’un fémur de zèbre. Celui-ci faisant rôtir un quartier de venaison ; celui-là mettant sur la braise une énorme côte. Leurs voisins remuant la bouillie à toute vitesse, ou veillant d’un air attentif sur l’étuvée qui mijotait, ou regardant bouillir la soupe, ou attisant les feux, dont la clarté mobile dansait vigoureusement sur les formes nues, qu’elle faisait étinceler, empourprait la tente, qui se dressait au milieu du boma, comme le sanctuaire de quelque divinité mystérieuse, et, allant se perdre au fond des arbres qui nous couvraient de leurs branches, évoquait dans la feuillée des ombres fantastiques. Scène toute sauvage, mais d’un effet puissant.

Toutefois, mes hommes s’inquiétaient peu des ombres évoquées, des lueurs rutilantes, du clair de lune, des sanctuaires mystérieux. Les exploits du jour et le festin, qui en était la conséquence, absorbaient toutes leurs facultés. L’un d’eux racontait comment il s’était approché d’un sanglier qu’il avait cru tenir ; comment l’animal l’avait découvert, et le chargeant tout à coup, l’avait forcé de jeter là son fusil et de grimper sur un arbre. L’allure de la bête, sa fureur, son terrible grognement, étaient rappelés par une mimique dont la verve et l’exactitude provoquaient des rires à ébranler la voûte céleste. Un autre avait tué un bufflion ; un troisième avait abattu un caama ; et chacun d’en relater la poursuite et la mort.

À leur tour, les Vouakanongo firent le récit de notre rencontre, et s’étendirent longuement sur la prodigieuse quantité de miel que l’on pouvait trouver dans ces bois, dont la plupart des grands mtondous renfermaient des ruches

Pendant ce temps-là, Sélim et ses trois acolytes exerçaient leurs dents tranchantes sur la viande d’un porcelet que nos chasseurs avaient tué, et pour laquelle mes Vouangouana professaient une aversion toute musulmane ; aversion qu’ils avaient acquise en passant de la qualité de nègres sauvages à celle de Zanzibarites.

Le lendemain, on se remit en chasse. Je tuai deux antilopes, un coudou (A. strepricère) aux belles cornes en spirale, et un pallah (A. melampus), animal d’un brun rougeâtre, ayant trois pieds et demi de hauteur et une large croupe.

J’aurais pu tuer ces animaux par douzaines, si j’avais eu l’un de ces pesants raïfles, d’une si grande justesse, que fabriquent O’Reilly, Lancaster ou Blisset, et dont tous les coups sont sérieux. Excepté mon fusil double, mes armes, je l’ai déjà dit, ne valaient rien pour le gibier que j’avais à poursuivre ; c’étaient plutôt des armes de guerre. Avec mon Winchester et ma carabine de Starr, je pouvais atteindre la bête à deux cents pas ; mais, bien que frappé, l’animal échappait toujours. .

Ce qu’il faut en Afrique, je le répète, c’est un gros calibre, un n° 10 ou 12, qui broie les os, de manière à faire tomber l’animal sur la piste, et à vous éviter ainsi fatigue et déception.

Pendant notre séjour au bord du Gombé, je me suis vu, à plusieurs reprises, frustré de la proie que j’avais atteinte après une rampée laborieuse, ou sur laquelle j’étais en droit de compter. Une fois, entre autres, il m’arriva de tomber sur un élan — pas vingt-cinq mètres de distance. J’avais à la main mon Winchester, je vise à la poitrine ; la balle pénètre profondément, le sang jaillit de la blessure ; la bête prend la fuite et disparaît : dans mon désappointement, je ne l’avais pas suivie.

Ces mésaventures me dégoûtaient de la chasse. Qu’est-ce que c’était que deux antilopes, quand on les voyait par milliers ?

Néanmoins, dans cette halte, qui ne dura pas trois jours, il fut tué deux buffles, deux sangliers, trois caamas, un zèbre, un pallah, trois petites Outardes, huit pintades, un pélican et deux aigles, sans parler de deux silures, qui furent pris dans le Gombé.

La plus grande partie de la venaison avait été boucanée ; nous pouvions braver le désert ; et le 7 octobre, je donnai l’ordre de lever le camp, au vif regret de mes amateurs de viande. Ils me firent prier par Bombay de rester un jour de plus. J’aurais dû m’y attendre. Chaque fois qu’ils pouvaient festiner, ils devenaient d’une paresse invincible.

Je grondai Bombay de s’être chargé de la requête, et refusai d’y consentir, ce qui mit le capitaine de fort mauvaise humeur ; plus que tout autre il préférait les marmitées de viande aux fatigues de la route. Je vis s’allonger sa vilaine figure et pendre sa grosse lèvre inférieure en une moue, qui signifiait clairement : « Faites-les partir vous-même ; ce n’est pas moi qui vous y aiderai. »

Un silence de mauvais augure suivit l’ordre que je donnai au kirangozi de prendre sa trompe et de sonner la marche. Les hommes allèrent chercher leurs ballots d’un air maussade. J’entendis Asmani grommeler entre ses dents qu’il regrettait beaucoup de s’être engagé à nous servir de guide.

Ils partirent néanmoins, bien qu’avec répugnance. Je restai à l’arrière-garde pour activer les traînards. Au bout d’une demi-heure, je vis la caravane au repos, les bagages par terre, et les hommes, réunis par groupes, s’entretenant et gesticulant d’un air irrité.

Enlevant mon fusil des mains de Sélim, j’y glissai deux charges de plomb, j’ajustai mes revolvers et j’allai droit aux mécontents. De leur côté, mes gens avaient pris leurs armes, et d’eux d’entre eux, dont les têtes se voyaient au-dessus d’une fourmilière, avaient le fusil braqué sur ma route. L’un de ces derniers était Asmani ; le second, un appelé Mabrouki, son inséparable ; tous deux avaient été les guides du cheik Ben Nasib.

Je jetai le canon de mon fusil dans le creux de ma main gauche, et, les tenant en joue, je les menaçai de leur faire sauter la cervelle, si, à l’instant même, ils ne venaient pas s’expliquer. Comme il aurait été dangereux de ne pas bouger, ils quittèrent, leur retraite.

Asmani avança d’un pas oblique, en affectant de sourire, mais ayant dans le regard le sombre feu du meurtre. L’autre se glissa derrière moi, et versa de la poudre dans le bassinet de son mousquet. Je me retournai vivement, et lui mis le canon de mon fusil à deux pieds de la figure : l’arme lui tomba des mains ; je le repoussai avec la mienne, et le fis rouler à dix pas.

Regardant alors Asmani, l’homme gigantesque, je lui ordonnai de désarmer. En disant cela, je levai mon fusil et pressai sur la détente ; jamais homme n’a été plus près de la mort.

Il me répugnait de répandre le sang ; je ne demandais certes pas mieux que d’éviter ce malheur ; mais si je n’arrivais pas à mater ce brutal, s’il ne pliait pas à l’instant même, c’en était fait de mon autorité.

Au fond, le départ n’était qu’un prétexte ; mes hommes avaient peur de la route, et cherchaient à se dégager ; là était le secret de la révolte. Or le seul moyen, non-seulement de les faire marcher, mais de dissiper leurs craintes, c’était la preuve d’une force irrésistible. Même employée contre eux, mon énergie les rassurait ; il fallait que, dans le cas présent, mon pouvoir fût reconnu, dût l’insubordination être punie de mort.

Loin d’obéir, Asmani leva le bras pour épauler. Son dernier moment était venu, lorsque Mabrouki, l’ancien serviteur de Speke, s’étant glissé derrière lui, fit un bond et lui arracha le mousquet, en s’écriant avec horreur :

« Malheureux ! tu oses viser ton maître ? » Puis se jetant à mes pieds, Mabrouki me supplia de ne pas les punir.

Tout est fini, dit-il ; plus de querelle. Nous irons tous au lac ; et Inch Allah ! nous retrouverons le vieux Mousoungou. Répondez, hommes libres ! N’est-ce pas que vous irez au Tanganika sans vous plaindre ? Dites-le au maître, et d’une seule voix.

— Aï Ouallah ! aï Ouallah ! bana yango. Oui par Allah ! oui par Allah ! mon maître. Il n’y a pas d’autres paroles, dit chacun à voix haute.

— Demande pardon, ou va-t-en, » reprit l’orateur en s’adressant à Asmani, qui s’exécuta de bonne grâce, à la satisfaction de tout le monde.

Il ne me restait plus qu’à pardonner, ce que je fis d’une manière générale, n’exceptant de la mesure qu’Ambari et Bombay, les instigateurs de la révolte.

Si Bombay, en sa qualité de chef, eût réprimé dès l’origine toute expression de mauvaise humeur, l’affaire ne serait pas arrivée. Malheureusement, nous l’avons dit, c’était le plus opposé à la marche, non par couardise, mais parce qu’il s’était fait un dieu de son ventre, et qu’il n’aimait plus que ses aises. Prenant donc une lance, j’en appliquai la hampe sur les épaules du capitaine ; puis sautant sur Ambari, dont la figure railleuse changea subitement d’expression, je les mis tous les deux à la chaîne en les prévenant qu’ils n’en seraient détachés qu’après m’avoir fait leurs excuses. Enfin Asmani et son inséparable furent invités à ne plus faire paraître leur vilain caractère, s’ils ne voulaient pas tâter du genre de mort auquel ils venaient d’échapper.

L’ordre de se mettre en marche fut renouvelé. Chacun reprit son fardeau avec une ardeur étonnante, et fila d’un pas rapide. Bref, l’avant-garde eut bientôt disparu, laissant derrière elle
Révolte au bord du Gombé.
Ambari et Bombay, enchaînés avec deux déserteurs, qui toutefois avaient des fers plus pesants.

Nous étions à peu près à une heure du point de départ, lorsque Ambari et Bombay, d’une voix tremblante, sollicitèrent leur pardon. Je fis la sourde oreille pendant une demi-heure ; puis je les remis en liberté, et je rendis à Bombay son grade de capitaine avec tous les avantages qui en découlaient.

Pendant que je suis sur le chapitre de mes hommes, faisons le croquis de ceux d’entre eux qui figureront le plus souvent dans les pages suivantes.

D’après le rang qu’ils occupaient dans la caravane, ces principaux personnages sont le capitaine Bombay, Mabrouki-Speke, le guide Asmani, Choupéreh, Oulimengo, Khamisi, Ambari, Djoumab, Férajji, Maganga, Sélim et Kaloulou.

Bombay doit aux écrits de Burton, de Speke et de Grant une réputation parfaite. Ces messieurs lui ont donné d’excellents certificats ; mais, j’ai le regret de le dire, il lui serait impossible de me les faire endosser. « La probité incarnée, » dit Burton dans le pompeux éloge qu’il fait de ce « rara avis. » Le fait est que Bombay n’est pas très-déshonnête. Il lui est arrivé quelquefois, en distribuant la viande, de mettre de côté la portion la plus forte pour son usage personnel ; mais, comme capitaine, il avait droit à la meilleure part. De même pour l’étoffe : sachant qu’il était surveillé de près, il ne s’est jamais approprié plus de cotonnade que je ne lui en aurais donné volontairement, s’il me l’avait demandée.

Attaché à la personne du maître, en qualité de domestique, il aurait été irréprochable. Mais comme djémadar il était hors de sa sphère. Trop de préoccupations, trop d’anxiétés. Il y avait des jours où il ne savait plus ce qu’il faisait ; oubliant l’instant d’après l’ordre qu’il venait de donner, et brisant ou perdant les objets qu’il avait sous sa garde[4]. En outre, aimant à discuter et disposé à la violence. Il tenait Hadji Abdallah, c’est-à-dire Burton, pour le plus criminel des Vouasoungou, parce qu’il lui avait vu ramasser des crânes humains et les mettre dans un sac, chose qui ne pouvait avoir d’autre but que la préparation de quelque drogue magique, destinée aux plus noirs maléfices. Il demanda un jour si Abdallah avait écrit toutes ses actions ; et lorsqu’il apprit que dans son livre sur la Région des Lacs, Burton n’avait pas parlé de cette récolte de crânes, faite à Quiloa, il m’assura que je ferais une bonne œuvre en divulguant cette chose abominable[5]. Par contre, Bombay conserve une grande vénération pour le capitaine Speke, et se propose de faire quelque jour un pèlerinage au tombeau de son ancien maître.

Mabrouki-Tête-de-taureau, comme l’appelle Burton, Mabrouki-Speke, ainsi que nous l’avons nommé pour le distinguer des autres Mabrouki de la bande, vaut beaucoup mieux que sa réputation. Il a eu souvent de glorieuses querelles avec Burton ; et s’il faut l’en croire, ce n’est pas toujours le maître qui aurait eu l’avantage. L’illustre voyageur, dont il était le domestique, avait l’habitude de l’appeler en arabe, et de choisir, pour en accompagner ses ordres, les plus fortes injures du vocabulaire d’El Scham (toujours au dire de Mabrouki). « Dji’ib el halib, Bil-alek ! » lui criait-il ; ce qui veut dire : « Apportez le lait !… » Je ne connais pas assez l’arabe de Damas pour traduire le dernier mot. C’est, je n’en doute pas, quelque chose d’affreux, car Mabrouki en ressentait encore une vive indignation ; il aurait voulu se battre avec l’insulteur ; mais, au fond, je ne crois pas qu’il lui souhaitât grand mal.

Mabrouki est stupide, mais fidèle. Nullement à sa place comme valet : il pourrait faire un commis. C’est un surveillant, un guetteur d’un prix inestimable. Comme fundi, ou capitaine en second, chargé de ramener les traînards, il est sans pareil. Enfin, très-laid et plein de vanité[6], mais pas lâche.

Asmani, le géant aux épaules herculéennes, est à la fois guide et fundi, mot qui veut dire chasseur. C’est un homme extrêmement superstitieux, ayant grand soin de son fusil et d’une certaine corde tressée, corde magique imbibée du sang de toutes les bêtes qu’il a tuées depuis qu’il chasse. Il a peur des lions et ne s’éloigne jamais du camp, dans les endroits où la présence de ces félins est connue. À part ceux-là, tous les animaux sont pour lui du gibier, et il les poursuit avec une ardeur infatigable. Sa figure a un sourire perpétuel, non pas gracieux ou bienveillant ; un sourire faux, apologétique, à la fois humble et traître ; en vous coupant la gorge, Asmani continuerait de sourire.

Choupéreh est un courtaud vigoureux d’une trentaine d’années ; d’un très-bon naturel et plein d’humour. Quand il parle, lançant une de ses brèves saillies, à la façon de Mark Twain, la bande entière éclate de rire. Nous n’avons jamais eu de querelle ensemble. Donnez-lui une bonne parole, il vous rendra une bonne action. Choupéreh est le plus fort, le mieux portant, le plus aimable, le plus fidèle de tous ; c’est le type du bon compagnon.

Khamisi est un garçon de vingt ans, propre et soigné, très-actif, ayant la voix haute, beaucoup de jactance : un vantard, et le lâche des lâches. Il a pour son mousquet la plus vive affection, est dans une extrême inquiétude si une vis se desserre ou si le coup a raté, mais je doute que devant l’ennemi il pût en faire usage, tant sa frayeur serait grande. Il se confierait plutôt à la vitesse de ses pieds, qui sont petits et bien faits.

Ambari devait avoir la quarantaine. C’était l’un des fidèles de Speke et l’un des miens. Il ne m’aurait abandonné qu’en face d’un ennemi redoutable, ou d’un danger personnel imminent. Il ne manque pas de capacité ; on n’en ferait point un capitaine, mais on peut lui confier un détachement, dont il rend très-bon compte. En temps ordinaire il est paresseux, aime à bien vivre et déteste la marche, à moins qu’il n’ait que son fusil à porter.

Djoumah était celui de mes hommes qui recevait le plus d’injures ; non de ma part, car il était rare que j’eusse à lui reprocher quelque chose. Il y avait en lui de la vieille femme, ce qui le faisait geindre continuellement, mais ce qui le portait à faire tous ses efforts pour m’être agréable. Avec moi il était sentimental jusqu’au pathétique ; avec les petits de la caravane il se montrait dur et hautain. À dire vrai, je me serais fort bien passé de lui. C’était l’un de mes inutiles ; déplorant son triste sort dès qu’il avait une charge quelconque, ne fût-elle que d’une livre ; bref, toujours grognant, toujours gémissant, et mangeant plus qu’il ne valait.

Oulimengo était le plus fou de la bande ; un écervelé de trente ans ; un grand gaillard, aussi lèche que fanfaron. Mais, bien qu’adorant le plaisir, ne craignant pas le travail ; toujours gai, même les jours de fatigue. Avec cent hommes comme lui, j’aurais traversé l’Afrique, pourvu toutefois qu’il n’eût pas fallu se battre. On se rappelle l’ardeur belliqueuse dont il fut saisi en partant pour Mfouto, improvisant le chant de guerre, promettant la victoire ; et l’on sait avec quelle verve il prit la fuite dès qu’on parla de déroute.

Très-rapide à la course, bon chasseur et tirant bien, il a plus d’une fois rempli le garde-manger au moment où la disette rendait les provisions d’autant plus précieuses.

Férajji, l’ancien marmiton de Speke, avait jadis pris parti pour Baraka, dans la dispute dont nous avons parlé, et avait quitté le capitaine lorsque celui-ci s’était déclaré pour Bombay, aimant mieux perdre son gage que d’abandonner son ami. La désertion dé Bander Salaam, et l’incapacité d’Abdoul Kader me l’avaient fait prendre pour cuisinier. C’était un garçon de ressources. Fallait-il nettoyer la vaisselle, une rafle de maïs, un bouquet de feuilles, une poignée d’herbe lui servaient de torchon. Si l’assiette que je lui demandais portait l’empreinte d’un pouce gras et enfumé, il la frottait avec son doigt, et croyait que cela devait suffire. Lui rendais-je une cuiller, en lui disant qu’elle était sale, il pensait qu’avec un peu de salive et le coin de sa jupe crasseuse il la mettait en état de satisfaire le maître le plus difficile.

Mes exigences lui paraissaient excessives : je ne m’habituais pas au sable qu’il me faisait avaler. Pas un morceau de viande, pas une assiettée de bouillie qui n’en renfermât plus ou moins. Je lui dis un jour qu’en arrivant à Zanzibar j’irais trouver le docteur anglais, le grand docteur, qui m’ouvrirait l’estomac, y compterait les grains de sable qui s’y amassaient, et que mon cuisinier serait à l’amende d’autant de dollars qu’il y aurait de grains. La conscience du chiffre auquel s’élèverait ce calcul, et l’énormité de l’amende qui en résulterait, rendaient le pauvre Férajji quelquefois bien triste.

À part cela, un bon cuisinier, sinon très-savant, du moins actif et laborieux. Je commandais une halte ; moins de dix minutes après, j’avais une tasse de thé, et un certain nombre de crêpes, ce dont je lui était bien reconnaissant, car j’étais presque toujours affamé par la marche.

Maganga est un Mnyamouézi, natif de Mkouenkoué ; un homme très-fort, un serviteur fidèle, un excellent pagazi, d’un caractère parfait. C’était toujours lui qui entonnait le chant des porteurs, ce chant qui, malgré la fatigue, malgré le soleil, faisait naître la gaieté et ranimait toute la bande. Sa voix entraînait toutes les voix ; le chœur éclatait, chœur sauvage, expression d’une vie débordante ; chœur puissant qui faisait retentir la forêt, et frémir tous ses hôtes à plusieurs milles à la ronde.

On approchait d’un village ; peut-être la population nous serait-elle contraire ; nous allions le savoir : Maganga se remettait à chanter, faisant repartir le chœur. Si nous avions affaire à des gens hostiles ou timides, les portes se fermaient tout à coup ; et, derrière la palissade, on nous jetait la menace ou l’injure. Si au contraire c’étaient des amis, ils accouraient à notre rencontre et il y avait échange de paroles cordiales.

Après moi, le membre le plus important de l’Expédition était Sélim, le jeune Arabe chrétien que j’avais amené de Jérusalem. Sans lui, je n’aurais pas pu m’entendre avec les Arabes que j’ai rencontrés sur ma route, et c’est à lui que j’ai dû leur bienveillance.

Il a été élevé par l’évêque Gobat, et il lui fait le plus grand honneur. Si tous les écoliers du bon évêque lui ressemblent, celui-ci mérite les plus grandes félicitations.

Je l’avais pris au mois de janvier 1870 ; depuis cette époque il ne m’avait pas quitté ; nous avions traversé côte à côte la Russie méridionale, le Caucase et la Perse. Bon Sélim ! fidèle et dévoué jusqu’à la mort ; sans peur et sans reproche. C’est lui qui m’a sauvé à Mfouto ; et en lui donnant ces éloges, je sens combien ils suffisent peu à exprimer le sentiment que j’ai des services qu’il m’a rendus.

On n’a pas oublié comment Kaloulou est entré dans la caravane, et de quelle manière il a reçu le nom qu’il porte. Je ne tardai pas à découvrir la facilité qu’il avait pour apprendre, et il fut élevé au rang de domestique. Impossible d’en mieux remplir les fonctions. Sélim lui-même, pour le service de la table, n’aurait pas eu cette promptitude à deviner ce dont j’avais besoin et à me l’offrir. On ne se figure pas l’adresse et la vivacité de Kaloulou. Ses petits yeux noirs allaient constamment d’un objet à l’autre, étudiant le problème à résoudre, cherchant ce qui allait être nécessaire et ce qui devenait inutile.

Une marche de quatre heures et demie, à partir de l’endroit où mes gens s’étaient arrêtés, et qui avait failli devenir le théâtre d’une scène tragique, nous conduisit au bord d’un étang où il n’y avait pas une goutte d’eau.

Les palais desséchés de mes hommes firent prendre à ceux-ci la résolution de percer la croûte du fond de la cuvette, ce qui fut exécuté avec d’énormes bâtons, sorte d’épieux rustiques. Parvenus à six pieds de profondeur, mes gens furent récompensés de leurs efforts, en voyant suinter des parois de leur citerne quelques gouttes d’un liquide boueux qu’ils avalèrent avidement. L’insuffisance de la source n’étant que trop réelle, des gens de bonne volonté prirent des seaux, des gourdes, des bidons, et partirent pour un tongoni, situé dans l’Oukamba. Ils revinrent au bout de trois heures, nous rapportant une provision d’eau claire et potable, qui fut vite épuisée.

Une demi-heure après, nous étant dirigés vers le sud, nous arrivions nous-mêmes à ce tongoni, ainsi que, dans cette région, s’appelle un établissement désert. Il y avait là trois ou quatre villages en ruine et des champs étendus complètement ravagés ; c’était l’œuvre des Rouga-Rouga de Mirambo. Ceux des habitants qui avaient survécu à ce désastre avaient émigré dans l’Ougara, province située au couchant de leur ancienne demeure. Un grand troupeau du buffles s’abreuvait à l’étang où nos bidons avaient été remplis, et qui naguère approvisionnait d’eau les villages incendiés.

De gros blocs d’hématite surgissaient au milieu des bois que nous venions de traverser, et où les fruits sauvages étaient en abondance. Ceux du tamarinier, du mtogoué, qui est un strychnos, et une espèce de petite prune, que l’on trouve fréquemment dans cette région, nous ont fourni plus d’un repas agréable.

Le coucou indicateur, l’oiseau du miel, est très-commun dans les forêts de l’Oukonongo. Son cri est une série d’appels vifs et sonores. Les indigènes savent fort bien se servir de lui pour découvrir le trésor que les abeilles ont amassé dans le creux des arbres. Tous les jours mes Vouakonongo m’apportaient d’énormes rayons pleins d’un miel délicieux, rouge ou blanc. Les gâteaux où était le miel rouge contenaient généralement beaucoup d’abeilles mortes ; mais nos gens, d’une gloutonnerie excessive, ne s’en inquiétaient pas, et mangeaient non-seulement les abeilles mais une grande partie de la cire.

Aussitôt que l’oiseau du miel aperçoit un homme, il jette des cris animés, saute de brindille en brindille, passe d’une branche à l’autre, puis sur l’arbre voisin, en multipliant son appel. L’indigène, qui connaît l’oiseau, n’hésite pas à le suivre. L’homme ne vient pas assez vite ; le guide rebrousse chemin ; il crie plus fort,
Selim.
crie avec impatience, part comme une flèche, pour montrer avec quelle rapidité il pourrait vous conduire, et ne s’arrête qu’au moment où la ruche est gagnée,

Tandis que l’indigène enfume les abeilles et s’empare de leur trésor, le petit oiseau lisse son plumage ; puis il entonne un chant de triomphe, comme pour informer le grand bipède que sans lui il n’aurait jamais pu découvrir le miel.

Du Gombé au Tongoni, les moustiques et la tsétsé nous causèrent mille tourments. Leur nombre considérable était dû à la quantité de grands animaux qui habitaient les environs.

Le 9 octobre, nous fîmes une longue étape en nous dirigeant vers le sud, et nous nous arrêtâmes au centre d’un bouquet d’arbres splendides, où notre camp fut établi. L’eau était fort rare sur la route ; la caravane en souffrait énormément.

Les Vouamrima et les Vouanyamouézi ne savent pas résister à la soif. Dans les parages bien arrosés, ils boivent à chaque ruisseau, à chaque étang. Lorsque le pays est aride, ils font des tirikézas pour se rapprocher de l’eau, et remplissent leurs gourdes afin de pouvoir gagner la station le lendemain matin.

Sélim était encore plus incapable que les autres de supporter la soif ; quelque précieux que fut le liquide dont il était pourvu, il en épuisait jusqu’à la dernière goutte avant d’arriver au camp, et souffrait après cela toute la nuit et pendant l’étape suivante. Pas une mare, pas un trou fangeux où il ne s’abreuvât largement, ce qui mettait sa vie en danger ; et ce jour-là, 9 octobre, il se plaignit d’un commencement de dyssenterie.

Depuis que nous avions quitté l’Ougounda, les entretiens du soir roulaient invariablement sur les gens de Mirambo, sur leurs atrocités, et sur la rencontre que nous pouvions faire de ces bandits qui battaient la forêt. Je crois vraiment que l’apparition d’une demi-douzaine de Rouga-Rouga aurait suffi pour disperser la caravane.

Le jour suivant, après une course de trois heures, nous atteignîmes Maréfou. Nous y trouvâmes une ambassade, chargée de présents que les Arabes de l’Ounyanyembé envoyaient aux Voualouta du sud. Le chef de la bande, un Mségouhha, nommé Hassan, était là depuis dix jours, retenu par des bruits de guerre. On assurait que Mbogo, sultan de la province du même nom, se battait contre le frère de Manoua Séra. Or le Mbogo, district important de l’Oukonongo, n’est qu’à deux étapes de Maréfou ; et la crainte empêchait le vieux diplomate de continuer sa route. Il était impossible, disait-il, de traverser le théâtre des hostilités sans être, enveloppé dans le conflit ; et il me pressait de pas aller plus loin. Je lui répondis que si le passage était fermé, je chercherais une autre ligne ; mais que je ne m’arrêterais pas. Je lui offris même de l’accompagner jusqu’à la frontière de l’Oufipa, d’où il pourrait aisément gagner le but de son voyage ; offre toute gratuite qui ne fut pas acceptée.

Il y avait alors quatorze jours que nous marchions au sud-ouest ; nous avions franchi dans ce sens plus d’un degré de latitude. Mon intention était de suivre cette ligne pendant quelque temps encore ; elle nous éloignait de Mirambo, et la route y était excellente. Mais l’état ou se trouvait le Mbogo nous obligeait à changer de direction. Après nous être consultés, Asmani et moi, il fut décidé que nous prendrions à l’ouest, en inclinant au nord, nous servant pour la marche des voies ouvertes par les éléphants, et des sentiers des indigènes frayés autour des villages.

Depuis la traversée du Gombé, nous étions dans l’Oukonongo.

Le lendemain de notre arrivée à Maréfou, nous nous jettions au couchant, à la vue de tous les villageois et de l’ambassadeur des Arabes, qui nous répéta jusqu’au dernier moment que nous courions à notre perte.

La marche dura huit heures, dans une forêt où la pêche sauvage est très-commune. L’arbre qui porte ce fruit, et qu’on appelle mbembou, ressemble beaucoup à un poirier. Il est très-productif ; je l’ai vu parfois chargé d’une récolte qui aurait empli au moins six ou sept boisseaux[7]. Le jour en question, je mangeai énormément de ces pêches. Tant qu’il y en a, celui qui voyage dans cette région est sûr de ne pas mourir de faim[8]. »

À la base d’une colline gracieuse, en forme de cône, se trouvait un village, dont notre subite apparition, au faîte de la montée, plongea les habitants dans la plus grande alarme. Je crus devoir tout d’abord envoyer quatre mètres d’étoffe au chef de ce village, qu’on appelle Outendé. Le chef, qui dans ce moment-lé était ivre, par conséquent disposé à l’insolence, refusa mon présent, à moins qu’il ne fût augmenté de quatre nouveaux dotis. En apprenant cette réponse, j’ordonnai de construire un boma très-fort au sommet de la colline, à proximité d’une eau abondante, et je remis les quatre mètres d’étoile dans le ballot.

Comme position stratégique, il était difficile d’en avoir une meilleure ; nous commandions le village, et nous pouvions balayer tout l’espace qui nous en séparait. Des guetteurs furent placés pour la nuit ; mais rien ne troubla notre sommeil.

Le lendemain matin nous vîmes arriver les notables de l’endroit, qui nous demandèrent si nous avions l’intention de lever le camp sans avoir fait de cadeau à leur chef. Je répondis que mon plus vif désir était de me faire des amis de tous les chefs dont je traversais le territoire, et que si le leur voulait accepter de ma part une belle choukka[9] je la lui donnerais volontiers. Ils trouvèrent d’abord que ce n’était pas suffisant ; ils marchandèrent, j’ajoutai dix rangs de perles rouges, dites samé-samé, pour la femme du chef, et ils s’en allèrent satisfaits.

Du village d’Outendé, la forêt s’élève, du côté de l’ouest, pendant un grand nombre de milles, jusqu’à une longue muraille dont le faîte aplati domine la plaine de cinq ou six cents pieds.

Quatre heures de marche, le 12 octobre, nous amenèrent au bord d’un noullah, pareil au Gombé, dans lequel il jette ses eaux pendant la saison pluvieuse, d’où elles vont rejoindre le Malagarazi.

Un peu avant de camper, nous vîmes une bande de pallahs (redboks du midi de l’Afrique, antilope melampus ou à pieds noirs). J’eus la bonne fortune d’abattre un de ces animaux, qui vint fort à point s’ajouter à notre stock de viande sèche, dont la diminution allait rapidement.

La quantité de bouse et de laissées que nous trouvions annonçait que les buffles étaient nombreux dans le voisinage, ainsi que les éléphants et les rhinocéros.

Des ibis, des pygargues, des pélicans, des grues, des cigognes, des spatules d’un blanc de neige, représentaient la gent emplumée.

De ce noullah, nous partîmes pour Mouarou, principal village du district du même nom, et qui avait pour chef Ka-Mirambo.

La route se fit au milieu d’une série de clairières, où se voyaient autrefois des villages et des cultures, qui, alors, appartenaient aux Vouamouarou. Ceux-ci en avaient été chassés, il y avait neuf ou dix ans, par Mkasihoua, à l’époque où il était en guerre avec Manoua Séra. Manoua était mort ; la lutte continuait avec d’autres. Son frère, appelé Niongo, avait traversé Mouarou la veille de notre passage, venant d’essuyer une défaite que lui avait Infligée Mbogo.

la chaîne qui bornait l’horizon, et que nous avions aperçue d’Outendé, fut gravie ce jour-là, 12 octobre. Le versant occidental de cette chaîne incline au sud-ouest, et porte ses eaux dans la Mréra, l’un des affluents du Malagarazi,.

Bien que nous fussions encore à douze ou quinze marches du lac, son influence se faisait déjà sentir. Les jungles devenaient plus épaisses, l’herbe d’une hauteur énorme ; elles nous rappelaient la végétation exubérante de l’Oukouéré et de l’Oukami.

Nous rencontrâmes en cet endroit une caravane qui venait directement de l’Oufipa ; elle avait entendu dire qu’un voyageur blanc était dans l’Ouroua ; je supposai que c’était Livingstone.

En sortant de Mouarou, nous entrâmes chez Mréra, qui avait été l’un des chefs les plus influents de cette région. Les hasards de la guerre avaient réduit ses domaines à quatre villages, enfouis dans la jungle, où ils se trouvaient défendus comme par une enceinte fortifiée. À leur entrée principale, neuf crânes blanchis, plantés sur autant de perches, annonçaient que les Vouakonongo (gens du pays) étaient en guerre avec les Vouazavira, dont le territoire se trouve plus à l’ouest, et que, d’après les Vouakonongo, nous devions éviter sous peine d’avoir à nous battre ; car ses habitants, disaient-ils, sont les ennemis de tous les Vouangouana.

Entre Mouarou et Mréra, nous aperçûmes, dans un étroit marécage, une petite bande d’éléphants. C’était la première fois que je voyais ces colosses dans leurs solitudes natales ; je n’oublierai pas de longtemps l’impression qu’ils me causèrent. Depuis lors, je tiens l’éléphant pour le roi des animaux. Ses énormes dimensions, la majesté avec laquelle il regarde l’intrus qui met le pied dans ses États, la conscience de sa force qui éclate dans tout son aspect, lui donnent, plus qu’à tout autre, le droit de réclamer ce titre.

La bande se trouvait à un mille du point où nous passions ; elle s’arrêta pour nous regarder ; puis elle se remit en marche, et entra dans la forêt d’un air indifférent, comme si une caravane était à ses yeux chose de peu d’importance.

Que pouvaient être, en effet, pour ces libres seigneurs des bois, pour ces colosses formidables, une file de pygmées qui n’auraient pas eu le courage de les affronter dans une rencontre loyale ?

Le dégât qu’une troupe de ces animaux fait dans la forêt est tout simplement effrayant. Dans les endroits où les arbres sont jeunes, on les voit déracinés et jetés, par andains, au bord de la route que s’est frayée la bande à travers le fourré.

Sélim était alors tellement malade qu’il fallut s’arrêter au village de Mréra. Sa maladie paraissait être dans les membres ; il y éprouvait des douleurs si violentes qu’elles le faisaient trembler, se coucher par terre et se débattre dans une affreuse agonie. Il avait, en outre, une dyssenterie aiguë. Des soins constants le remirent bientôt sur pied, et, le quatrième jour, il put supporter l’âne.

Cette halte prolongée me permit d’aller à la chasse et de nous approvisionner de venaison. La grosse bête emplissait la forêt ; le zèbre, l’éléphant, la girafe, le rhinocéros y étaient des plus communs ; la pintade et le tétras y abondaient également[10].

Presque tous les guerriers de Mréra étaient armés de mousquets, dont ils avaient le plus grand soin. Ils m’importunaient de leurs demandes pour avoir des pierres à feu, de la poudre et des balles, demande que je m’étais fait une règle de toujours refuser, de peur que, dans un moment d’effervescence, ces munitions ne fussent employées contre nous.

Les hommes de ce village étaient extrêmement paresseux, ne faisant guère que chasser, bâiller, bavarder ou jouer comme des enfants.

Je profitai de ces trois jours de halte pour raccommoder mes chaussures et pour rapiécer mes habits, que les dernières marches avaient mis en loques.

À l’ouest de Mréra commençait un désert dont la traversée, à ce qui nous fut dit, était de neuf jours ; d’où la nécessité d’acheter une quantité considérable de grain, qu’il fallait moudre et tamiser avant de partir.

  1. Nous rappelons que le yard, ou mètre anglais, ne représente que 0m,914, ce qui, pour les mille dotis, réduit le total à 3556 mètres de France. (Note du traducteur.)
  2. Il est probable que cette gesse est la voandzeia souterraine, qui paraît être commune sur la route que Burton a suivie, au moins à partir de l’Ousagara. (Note du traducteur.)
  3. Gazelle euchore, gazelle à bourse, gazelle de parade ; antilope pygargue, antilope sauteuse ; autant de noms qui lui conviennent, chacun exprimant un des traits qui la caractérisent. De vingt-quatre à vingt-huit pouces à l’épaule ; l’arrière-train un peu plus élevé ; quatre pieds de longueur ; un repli longitudinal sur la croupe, renfermant de longs poils blancs érectiles. « Fauve au repos, et d’un blanc neigeux lorsqu’elle fuit en ouvrant sa bourse. » Son départ est une série de bonds étranges : douze pieds de hauteur, l’aisance de l’oiseau, on dirait un vol. Après quelques-uns de ces bonds prodigieux, auxquels le déploiement de la bande neigeuse donne une apparence fantastique, la troupe se met à courir : un trot léger, rapide sans effort, des mouvements de tête pleins de grâce, un jeu plutôt qu’une fuite. La piste d’un lion, d’un chariot ; la trace d’un objet ou d’un être suspect, et d’un saut l’espace est franchi. Il faut lire dans les anciens récits de chasse ou de voyage, le tableau des migrations du springbok. Nous ne savons de comparable que le passage du pigeon voyageur, raconté par Audubon. Les mêmes termes sont employés dans les deux cas : « Ces légions coulaient à flots pressés et depuis des heures. » « La plaine, à perte de vue, n’était qu’une nappe vivante, dit Cumming. J’affirme que dans le seul champ de ma vision le nombre des springboks était de plusieurs centaines de milles. » Nous pourrions citer vingt témoignages non moins affirmatifs. (Note du traducteur.)
    )
  4. C’est précisément ce qui a été écrit ; et les éloges, dont il est question dans les lignes précédentes, ont été donnés à Bombay, attaché à la personne du maître. Il était facile de ne pas en faire un chef ; surtout après ce qu’a dit Burton de son peu de mémoire, de sa maladresse, de son manque de décision. « Chez lui, pas d’action immédiate. Lui criait-on d’apporter ce qu’il tenait, il regardait de tous côtés, reculait d’abord et n’avançait qu’ensuite. » Un pareil homme n’est pas fait pour commander. Mais sa passion des travaux pénibles était si grande, « qu’il lui fallait toujours un fardeau sur les épaules, bien qu’il eût un porteur à ses ordres ; et quand on arrivait au bivac, il s’exténuait à dresser les tentes et à les rendre habitables pendant que son esclave, gros et gras, faisait un somme à l’ombre. » (Burton, Voyage aux Grands lacs, p. 552.) Ainsi, actif et laborieux pour les rudes travaux, qui rentraient dans ses aptitudes, Bombay n’a plus été qu’un indolent capitaine, aimant ses aises et méritant les châtiments les plus durs. Est-ce bien lui qu’on doit blâmer de son impuissance à remplir des fonctions pour lesquelles il n’était pas fait, et du mauvais emploi de ses forces inoccupées ? (Note du traducteur.)
  5. Depuis lors, j’ai appris que Burton avait informé l’univers de ce « fait odieux » en le mentionnant dans l’ouvrage qu’il a publié sur Zanzibar ; et j’ai su que l’intéressante collection des susdits crânes se trouvait à Londres, au Royal Collège of Surgeons, où tout le monde peut la voir.
  6. Le plus laid et le plus coquet de la bande, dit Burton. (Note du traducteur.)
  7. Aux États-Unis le boisseau pèse soixante livres, ce qui lui donne une contenance d’environ quatre décalitres. (Note du traducteur.)
  8. Forest peach, dit l’auteur ; mais ce n’est pas une pêche. Le capitaine Burton fait de ce fruit une espèce de nèfle, ce qui annoncerait plusieurs noyaux. Nous regrettons de n’avoir pas plus de détails, ce qui interdit toute discussion. Toutefois il n’est pas probable que ce soit non plus une véritable nèfle. Le docteur Kirk, très-compétent dans cette matière, a trouvé sur les bords de la Rovouma un fruit qu’il appelle nèfle d’Afrique, et dont l’arbre est un voangueira. (Note du traducteur.)
  9. Nous rappelons qu’à partir de l’Ouayanembé la choukka est d’une longueur double de ce qu’elle était précédemment et qu’elle vaut un doti. (Note du traducteur.)
  10. L’auteur dit ptarmigan, nom qui est celui d’un lagopède. Si nous étions en plaine découverte et brûlante, l’oiseau dont il s’agit pourrait, en effet, sans être celui du Nord, avoir les doigts emplumés comme le tétras des neiges. Ainsi le fennec a le pied fourré de l’isatis, et mérite comme lui ce nom de lagopus. Mais nous avons affaire à un oiseau des bois, sans doute percheur ; et il est probable que les doigts sont nus, même les tarses. Nous n’osons pas assurer que ce soit un francolin ; dans tous les cas nous avons pensé que le nom vague de tétras avait moins d’inconvénient que celui du texte. (Note du traducteur.)