Comment nous ferons la Révolution/12

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Chapitre XII

LA GRÈVE EN PROVINCE


Jusqu’ici, en esquissant les péripéties de la lutte entre le Syndicalisme et le Parlementarisme finalement effondré, c’est surtout l’action du Paris révolutionnaire qui a retenu notre attention. Il nous faut revenir en arrière et montrer la part considérable que prit la province au mouvement, — car elle éclaire et explique le prestigieux succès de la révolution.

Si l’ébranlement eut été circonscrit à la capitale, — en supposant même qu’il eût gagné quelques grandes villes, — le gouvernement n’eût pas été aussi rapidement désemparé. Mais, il eut à lutter contre une grève, au champ d’action si vaste, au front si étendu, aux foyers si nombreux et si intenses, que les moyens de coercition dont il disposait furent émoussés dès les premiers moments.

Ainsi que nous l’avons indiqué, l’armée se trouva numériquement trop faible pour écraser la révolte et, qui plus est, on ne put, faute de moyens de communication rapides, la diriger sur les points menacés.


Lorsque la tuerie des grands boulevards vint finir d’encolérer Paris, la crise économique sévissait en province, — tout comme dans la capitale, — et les grèves y faisaient rage. Aussi, dès que s’y propagea la nouvelle du massacre, le courroux qu’il suscita porta l’effervescence au comble.

Dans les endroits où les travailleurs étaient aux prises avec les patrons, le caractère de ces conflits fut instantanément modifié et, sans retard, la grève générale était proclamée.

Le soulèvement ne fut pas restreint aux seules localités en grève. Il se propagea rapidement et, dans la plupart des centres où l’organisation syndicale avait poussé des rameaux vigoureux, la cessation du travail se généralisa avec une impétuosité inouïe.

Les appels de la Confédération et les mesures combinées par les fédérations corporatives tombèrent dans un terrain préparé et eurent le résultat d’exalter et de fortifier le mouvement, — plus que de le commander et de le diriger. La valeur et la supériorité de l’organisme confédéral ne consistaient pas en des fonctions directrices, mais plus exactement, dans une faculté d’impulsion et de coordination. Il était doué, en effet, d’une force de vibration qu’il puisait dans son agrégat fédératif et qui, en rayonnant, s’amplifiait.

On apprécia alors combien étaient superficiels et exagérés les tiraillements et les divisions qu’on disait exister au sein de la Confédération — dont on avait fait grand tapage, ce qui avait contribué à rassurer la bourgeoisie. Tous les syndicats, quelles que fussent leurs tendances, — les plus modérés d’apparence, de même que ceux d’allure outrancière, — firent bloc contre l’ennemi. Tous se trouvèrent d’accord ! Toutes les zizanies s’effacèrent, s’oublièrent et, d’un bout de la France à l’autre, la classe ouvrière se trouva debout, — partout à la fois. Et, partout aussi, d’identiques sentiments l’animaient ; partout une même et ardente combativité la dressait contre la société capitaliste.

On constata en même temps que les hommes qui, dans l’organisation syndicale, étaient réputés pour leur modérantisme et eussent pu servir de frein à l’agitation, — ou bien étaient entraînés par le courant révolutionnaire et se mettaient au niveau du mouvement, — ou bien, s’ils restaient ce qu’ils étaient hier, sans vouloir tenir compte des événements, perdaient toute influence.

Partout, donc, la grève se propagea avec égale ardeur et pareille fièvre d’entraînement qu’à Paris. Même, certaines corporations vantées pour leur sens positif et réputées comme ne devant cesser le travail qu’après en avoir décidé au préalable par referendum, négligèrent tout formalisme et furent des plus emballées à se mettre en grève.


Dans les pays de mines, dans les régions métallurgiques, la cessation de travail s’opéra avec une instantanéité et une brusquerie prodigieuses. De suite, les capitalistes réclamèrent la protection de la force armée. Ils y mirent d’autant plus d’insistance qu’ils étaient très apeurés. Ils redoutaient l’explosion des haines qu’ils s’étaient attirées. Il faut savoir que, dans ces industries, depuis longtemps trustifiées par des « comités » et des « comptoirs de vente », les conditions imposées aux ouvriers étaient dures, léonines. Et les maîtres de forges, les directeurs de grandes usines et de compagnies de mines craignaient les vengeances…

Aux premières heures, le gouvernement satisfit de son mieux aux demandes de troupes qui lui parvinrent. Il éparpilla les soldats, au gré des exigences patronales, dans les centres les plus menacés. Mais, les appels de secours se firent si nombreux, qu’il ne sut bientôt qui entendre. On lui demandait de protéger le bassin minier de l’Est, celui du Nord, du Centre, de Saône-et-Loire, de l’Aveyron, du Gard, etc. ; aussi les régions textiles, les pays ardoisiers, les centres de céramique, de mécanique, de cinquante autres industries, sans compter les régions forestières et agricoles… De partout, de tous les points du territoire à la fois, lui parvenaient de pressantes réclamations.

Le gouvernement avait encore à faire surveiller les voies ferrées, par crainte que les rails ne soient déboulonnés, les travaux d’art sabotés ; de même, il devait faire garder les lignes télégraphiques et téléphoniques, afin d’éviter que leurs fils ne soient coupés.

Dans les centres où battait la grève, il fallait des soldats pour veiller sur les monuments, — il en fallait également pour supplanter les grévistes dans certains travaux essentiels.

Où prendre les soldats nécessaires à cette considérable besogne de protection ? Il eût fallu autant de soldats que de poteaux télégraphiques, que de signaux de chemins de fer, que de ponts, que de bornes kilométriques… Il en eût fallu dix fois plus que n’en avaient à leur disposition les autorités !

Les choses en étaient à tel point que, sauf à Paris, où les troupes étaient concentrées en force assez imposante, partout ailleurs l’armée était tellement disséminée qu’elle était incapable de tenir tête à une bande de grévistes disposant de quelques armes et ayant la volonté de se battre.


Certes, il y eut des parages qui furent indemnes de grève, — mais le désarroi n’en était pas moins grand. Il importait peu que, dans une ville de trois ou quatrième ordre, le service des postes continuât à être assuré, étant donné que le télégraphe était immobilisé et le service postal détraqué dans les alentours. Les communications se trouvaient à peu près autant entravées que si la cessation de travail s’était étendue partout.

Même constatation pour les chemins de fer : il y eut des gares où la grève fut nulle. Seulement, le trafic n’en était pas moins arrêté, parce qu’il suffisait pour cela que, dans quelques gares, les employés aient bloqué les voies, mis les disques à l’arrêt, entravé les aiguilles et cessé le travail. Or, comme ces engorgements se renouvelaient de distance en distance, les rares trains qu’on parvenait à lancer, avec un personnel de fortune, ne pouvaient circuler qu’avec une lenteur déplorable.


Quand éclata la grève générale, l’esprit de révolte était, à l’état latent, plus développé en province qu’à Paris. Cette remarque avait été faite à maintes reprises. Il en résulta que, dans quantité de centres, l’accélération du mouvement fut très rapide : très vite, l’évolution se fit et la grève, d’abord de protestation et de solidarité, se mua promptement en grève insurrectionnelle.

Dans les grandes villes, dans les chefs-lieux où siégeaient les autorités, la grève passa par des phases qui, en petit, — et avec des variations d’intensité, — rappelèrent le processus révolutionnaire de Paris. À une période purement expectative, limitée à l’arrêt du travail et à la suspension de la vie industrielle et commerciale, succéda la période offensive : les grève-généralistes occupèrent les centres de l’action gouvernementale et firent la chasse aux représentants de l’État.

L’action révolutionnaire s’engageait avec d’autant plus d’entrain qu’elle s’attaquait à des autorités plongées dans l’inertie, faute d’ordres. Les fonctionnaires du gouvernement étaient trop accoutumés à obéir pour se risquer à bouger sans instructions. Or, comme ils n’en recevaient presque plus, ils restaient dans l’expectative, — ils attendaient ! Ainsi la centralisation, mécanisme si précis et merveilleux, — en temps normal, — qui permettait de faire exécuter, d’un bout à l’autre de la France, le même geste, à la même heure, à tous les préfets, n’avait plus que des inconvénients en période révolutionnaire.


Le principal objectif des révoltés fut de mettre l’armée hors d’état de nuire. Dans les villes de garnison, qui étaient d’ailleurs, pour la plupart, presque vides de troupes, car celles-ci avaient été dirigées principalement sur les centres d’agglomération industrielle, — le premier soin fut de s’emparer des officiers supérieurs : mesure simplement provisoire, accomplie pour les immobiliser sûrement. Une poignée d’hommes décidés menait l’opération à bien. Cela fait, les soldats se laissaient assez facilement convaincre, désarmer et licencier. Après quoi, très avisés, les révolutionnaires s’armaient.

Il y eut des variantes dans le débauchage des troupes. Ainsi, il advint, quand un détachement était envoyé sur un point menacé, que la foule ouvrière s’agglomérât sur son passage, faisant reproche aux soldats de leur passive obéissance, les suppliant de se souvenir qu’ils étaient frères de ceux qu’ils allaient combattre et réprimer. Les femmes, surtout, étaient admirables d’audace. Elles se précipitaient à la bride des chevaux des officiers ; héroïques, elles barraient la route aux soldats, clamant, hurlant : « Tuez-nous ou vous ne passerez pas !… » Ces scènes, de noble et épique délire, achevaient de démoraliser les troupes qui marchaient déjà à contre-cœur ; elles résistaient peu, — elles se laissaient arracher les fusils des mains, s’indisciplinaient, se débandaient.

Dans certaines régions à industries uniques, — centres de charbonnages, de hauts-fourneaux, d’usines gigantesques, — les travailleurs s’étaient depuis longtemps préparés aux événements actuels ; ils vivaient dans leur attente, — guettant impatiemment leur venue. Afin de n’être pas pris au dépourvu, ils s’étaient procurés des armes, — principalement des fusils de guerre réformés, — et sous le couvert de sociétés de gymnastique, s’étaient familiarisés avec leur maniement.

Dès la déclaration de grève, sans hésitations, ni atermoiements, ils passèrent à l’offensive et, considérant que tout était à eux, ils prirent crânement possession du pays. Les patrons, les directeurs, leurs sous-ordres, — tous ceux qui s’étaient attirés l’exécration ouvrière, — s’enfuirent en hâte. Il y en eut qui ne furent que pourchassés rudement ; d’autres n’échappèrent pas aux colères et aux haines longtemps comprimées.

Quand l’armée arriva dans ces pays en révolte, elle fut reçue par une population décidée à se défendre, supérieure en nombre et qui ne manquait pas d’armes. Les grévistes étaient prêts à la bataille, — ils préféraient cependant l’éviter et agir sur les soldats par la persuasion et la douceur ; ils les accueillirent donc sympathiquement, les exhortant à pactiser avec eux.

Comme l’armée n’était guère retenue dans l’obéissance passive que par la crainte des châtiments, sa désagrégation n’était qu’un problème psychologique : la contagion de l’exemple devait emporter toutes ses indécisions. Lorsque différents corps de troupes, sur des points divers, eurent passé au peuple, la nouvelle s’en répercuta, rapide, — malgré le manque de communications, — et les uns après les autres, gagnés par l’épidémie de défection, les régiments mirent bas les armes.

Dans ces régions purement industrielles, où toute la force capitaliste et étatiste était enfin à vau-l’eau, les travailleurs ne se tinrent pas pour satisfaits de leur victoire. Ils n’oublièrent pas le devoir de solidarité et s’empressèrent de porter assistance aux camarades en lutte. De ces fourmilières humaines, où naissait l’espoir, s’élancèrent des phalanges de révoltés. Elles allèrent vers les villes avoisinantes, où leur aide pouvait être utile.

Spectacle impressionnant fut celui de ces bandes de peuple, scandant leur marche de chants de délivrance aux sonorités éclatantes. Elles faisaient songer à des échappés de l’enfer du Dante, courant à l’assaut du paradis. Sur leur passage, aux hameaux et aux villages que traversaient ces bandes, accueil enthousiaste et fraternel leur faisaient les paysans. Eux aussi étaient empoignés par la fièvre de liberté ! Et ils acclamaient les révoltés, leur serraient les mains, leur offraient l’hospitalité.

Quant à l’arrivée à la ville, — terme de l’expédition, — elle s’effectuait au milieu de délégations syndicales, d’une foule en ébullition, avec un redoublement de frénésie joyeuse qui exaltait les timorés et terrassait de peur les ennemis de la révolution.