Comment nous ferons la Révolution/16

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Chapitre XVI

LA VIE DE LA CITÉ


Tandis que se substituait, pour le réseau postal et télégraphique et pour les chemins de fer la gestion syndicale à la gestion de l’État, une transformation semblable était menée à bien dans les grands services, tels ceux des ponts et chaussées, des transports par eau, etc. De même, s’effectuait la réorganisation des services urbains, — concédés autrefois à des compagnies ou municipalisés. Dans les uns et dans les autres, les syndicats intéressés devinrent le centre de l’activité rénovatrice.

Le pouvoir municipal était une administration, sur laquelle le conseil municipal n’avait qu’un illusoire droit de contrôle ; il relevait de l’État, était, comme lui, incompétent, comme lui, taré — et il sombra avec lui.

Quant au conseil municipal, parlement au tout petit pied, il était une excroissance démocratique aussi désuète que la Chambre des députés. Mais, comme l’Hôtel de Ville avait derrière lui le prestige de la tradition révolutionnaire, les syndicalistes durent veiller, nous l’avons vu, pour que cette attirance ne fut pas exploitée et pour éviter tout pastichage du passé, — une résurrection de la Commune.


La vie sociale avait désormais d’autres foyers : elle était toute dans les syndicats. Au point de vue communal et départemental, l’union des syndicats locaux, — la Bourse du travail, — allait ramener à elle toutes les attributions utiles ; également, au point de vue national, les attributions dont s’était paré l’État allaient revenir aux fédérations corporatives de syndicats de même profession et à la Confédération (union des organismes régionaux et nationaux, — Bourses du travail et fédérations corporatives).

Donc, sur les ruines de la centralisation, d’où découlaient.la compression et l’exploitation des individus, allait s’instaurer une société décentralisée, fédérative, où l’être humain pourrait évoluer en pleine autonomie. C’était le renversement complet des termes : jusqu’ici, l’homme avait été sacrifié à la société, — dorénavant, la société serait faite pour lui, elle serait l’humus dans lequel il puiserait la sève nécessaire à son épanouissement.

Au règne de la loi, imposé par une puissance extérieure aux individus, allait succéder le régime des contrats, élaborés par les contractants et qu’il leur serait loisible de toujours modifier, révoquer. À la souveraineté abstraite et fictive dont jouissait le citoyen d’une démocratie, allait se substituer la souveraineté réelle, qu’il exercerait directement, dans toutes les zones où se manifesterait son activité.

En même temps que disparaissait le salariat, devait disparaître tout vestige de subordination. Nul ne devait, à aucun titre, être le salarié, non plus que le subordonné de quiconque : il y aurait, entre les êtres humains, contacts, contrats, associations ; enchevêtrements de groupes, — mais chacun rendrait service à son semblable, sur le pied d’égalité et à charge de réciprocité. Et c’est parce qu’il allait en être ainsi que toute assemblée légiférante était surannée, — qu’elle fût nationale, départementale, cantonale ou communale.


En conséquence, les syndicats des travailleurs dont dépendait la vie de la cité, — et qui, dès l’abord, s’étaient simplement empressés au rétablissement des services, — mirent un égal empressement à élaborer les conditions de leur fonctionnement autonome.

Les syndicats des eaux, de l’énergie électrique, du gaz, des autobus, qui se trouvaient en face de Compagnies, — groupes de capitalistes, d’actionnaires, — procédèrent, suivant la méthode inaugurée par les postiers et les cheminots, à la révision et à l’épuration indispensable du personnel, ainsi qu’à la simplification des services. Pour les syndicats de l’assainissement et des services municipalisés, la prise de possession s’effectua sans le moindre encombre, la municipalisation ayant été un acheminement vers la propriété sociale ; ils n’eurent qu’à réorganiser le travail.

Dans les corporations où, dès avant la révolution, les syndicats étaient forts, la transformation s’accomplissait assez facilement ; les syndiqués — qui formaient l’ossature consciente du nouvel état de choses, — entraînaient leurs camarades, leur donnaient le ton. Par contre, dans celles où le noyau syndical était resté faible et inconsistant, des difficultés surgirent ; elles résultèrent de l’apathie dont avaient, jusque-là, fait preuve ces catégories d’ouvriers : ayant été incapables de se révolter, il était à prévoir qu’ils le seraient, au moins autant, à prendre les mesures qu’exigeait la réorganisation administrative et technique des services dont ils avaient charge.

Entre autres, ce fut le cas pour le personnel du réseau métropolitain, que la Compagnie exploitante avait su intimider et conserver à l’état de poussière humaine. On ne pouvait, pourtant, sous l’excuse de cette inertie, laisser se perpétuer l’administration capitaliste ; et on ne pouvait, non plus, heurter la mentalité des employés intéressés et procéder à une réorganisation dont ils n’auraient pas compris l’urgente nécessité. C’eût été une mauvaise solution, car elle eût consisté à substituer une autorité prolétarienne à l’autorité capitaliste.

Pour résoudre cette difficulté, les trop rares syndiqués de cette administration, d’accord avec des militants d’autres groupements, entreprirent la conversion de leurs camarades. Ils les réunirent, leur exposèrent le mécanisme de l’ordre social nouveau, et ils eurent la joie de rencontrer moins d’obstination, d’incapacité et d’inertie qu’ils ne l’avaient supposé. C’était la démonstration que, si ces travailleurs étaient restés jusque-là éparpillés, divisés, ce n’était pas manque d’affinités, non plus que répugnance à l’organisation, — mais conséquence de la compression capitaliste qui avait contrarié leurs désirs de cohésion et entravé leur groupement syndical. Libérés du joug qui avait annihilé leur initiative et leur vouloir, ils se groupèrent, acceptèrent les conseils qui leur étaient donnés, se familiarisèrent avec les besognes et les responsabilités qui allaient leur incomber et acquirent les aptitudes nécessaires.

Ceux-là ne furent pas les seuls à se plier aux événements, qu’ils n’étaient nullement préparés à accepter ou à subir. Bien d’autres firent de même et eurent recours à cette éducation mutuelle de la vie nouvelle qui, donnée sans prétentions, était accueillie sans réticences.

On assista aussi à l’évolution des syndicats jaunes, sur lesquels les capitalistes avaient autrefois fondé tant d’espoirs ; sans esquisser la moindre résistance, ils se laissèrent entraîner dans le sillage révolutionnaire. Il n’y avait rien de paradoxal en cela. Ces agglomérats ouvriers, constitués artificiellement pour la défense patronale, étaient instables, et il était naturel que, dégagés de la domestication, ils se préoccupassent de l’intérêt réel de leurs membres.

D’ailleurs, chaque fois que la bourgeoisie, pour se garantir l’avenir et éviter la propagation des idées subversives, avait favorisé l’éclosion de groupements ouvriers, avec l’espoir de les tenir en laisse et d’en user comme d’instruments, elle avait eu des déboires.

Le plus typique des exemples fut la constitution, en Russie, sous l’influence de la police et la direction du pope Gapone, de syndicats jaunes qui évoluèrent vite du conservatisme à la lutte de classes. Ce furent ces syndicats qui, en janvier 1905, prirent l’initiative de la manifestation au Palais d’Hiver, à Pétersbourg, — point de départ de la révolution qui, sans parvenir à abattre le tsarisme, réussit à atténuer l’autocratie.

La réorganisation économique ne rencontrait donc pas d’obstacles insurmontables ; la masse ouvrière, — même la plus fermée aux réalisations nouvelles, — suivait le courant.

Cette plasticité n’était pas due qu’à l’allégement occasionné par la ruine du capitalisme, — elle était aussi la conséquence de l’accélération évolutive qui marque toutes les périodes révolutionnaires : les fibres humaines vibrent alors avec une intensité grande, le cerveau fonctionne plus vite et l’adaptation au milieu s’effectue rapide, prompte. Et il n’est pas rare que les plus froids, les plus sceptiques, empoignés, secoués, n’arrivent à s’échauffer, à s’émouvoir.


En même temps que les syndicats, dont le fonctionnement était essentiel à la vie de la cité, procédaient à l’épuration, ainsi qu’à la réorganisation de leurs services, ils ne restaient pas confinés dans l’isolement. Il n’y eut pas, entre eux, les cloisons étanches qui caractérisaient les anciennes administrations ; ils ne s’ignorèrent pas et ils surent nouer des relations intersyndicales qui donnèrent aux services municipaux une coordination qu’ils n’avaient encore jamais eue. Il en résulta une répartition du travail qui n’eut pas les incohérences de l’ancien régime. On n’assista plus, par exemple, au successif défoncement et au successif repavage d’une même voie pour l’exécution de divers travaux qui, avec un peu d’accord, auraient pu s’effectuer simultanément.

La maxime fut de faire vite et bien, — mais son application découla de la structure sociale et non d’ordres et d’injonctions. Il n’y avait plus intérêt pour personne à traîner les travaux en longueur, à accumuler et à exagérer les heures de présence, non plus à saboter, à procéder à des malfaçons ou à des gaspillages de matériaux. À ce faire, on eût porté tort à tout le monde et à soi-même, — sans le moindre profit.


À côté de ces syndicats, auxquels incombaient les travaux municipaux, il se créa des groupements, des assemblées, et s’y adjoignirent tous ceux qui le voulurent, sans distinction de professions, — en qualité d’habitants et non en tant que producteurs.

La ville se trouva ainsi recouverte, enchevêtrée d’un réseau fédératif qui eut l’avantage de familiariser la population entière avec sa vie nouvelle.

Ces groupements se préoccupèrent des mesures d’hygiène, de salubrité et, par leurs conseils et leurs critiques, participèrent à l’administration de la cité. Ils s’attribuèrent les fonctions de gérance morale des immeubles, proclamés propriété sociale et, naturellement, mis à la libre disposition de tous : ils veillèrent à leur entretien, à leur réfection ; ils dressèrent les statistiques des locaux vides, s’occupèrent de régulariser les déménagements et les aménagements ; ils dénombrèrent aussi les locaux insalubres et, pour qu’y soient faits les travaux nécessaires, se mirent en rapport avec les syndicats du bâtiment ; ils marquèrent pour la destruction les ignobles bâtisses qui recelaient dans leurs taudis toutes les pestilences et tous les germes d’infection.

Pour ces besognes, ces groupements furent aidés par des commissions d’architectes, d’entrepreneurs, d’ingénieurs, ralliés à la révolution, qui concoururent, avec empressement, à l’assainissement et à l’embellissement de la ville.

Entre les multiples besognes assumées par ces groupements, nulle n’eut autant le caractère de corvée que celle qui consista à assurer une loyale répartition des locaux d’habitation. Tant que la question s’était limitée à déloger les malheureux de leur taudis, et à les installer mieux, la chose avait été relativement simple. Ce fut autre, lorsqu’il fallut satisfaire aux réclamations de locataires qui se trouvaient mal à l’aise. En majeure partie, leurs doléances étaient fondées, les immeubles de l’ancien régime ayant été rarement construits en vue du confort, — mais toujours avec la préoccupation du « rapport ». Les hôtels princiers des quartiers aristocratiques eux-mêmes, quoique aguichants d’aspect, n’étaient pas de pratique utilisation : le confort n’y étant possible qu’avec le concours d’une nombreuse domesticité.

Les projets abondaient qui, réalisés, devaient permettre à tout le monde de se loger, — chacun suivant ses goûts. Maintenant que les terrains n’avaient plus que de l’utilité, que toute leur valeur financière s’était évanouie, on songeait à l’édification d’immeubles confortables, luxueux, où l’espace ne serait pas ménagé, et qui seraient adaptés aux besoins nés de la transformation sociale. On songeait aussi, au lieu de tant s’entasser dans les énormes et étroites cages à mouches, hautes de six à sept étages, à s’essaimer vers les banlieues et à y édifier des cottages où le « chez soi » se pourrait mieux savourer.

Cela, c’était l’avenir !… Un avenir qui allait se réaliser promptement !… Mais, en attendant d’avoir Paris tel qu’on le souhaitait, il fallait se résoudre à l’habiter tel qu’on l’avait. On fit au mieux !

D’ailleurs, comme la répartition des locaux ne se fit pas par méthode autoritaire ; comme ce furent les habitants eux-mêmes qui dans leurs groupes, en décidèrent, — d’abord par rues, puis par quartiers, puis pour l’ensemble, — l’opération se fit avec le minimum de tiraillements.

Au préalable, il fut décidé qu’un certain nombre d’habitations princières, flanquées de jardins splendides, seraient réservées aux vieillards. Puis, en principe, il fut convenu que chacun conserverait ses anciens locaux, en tablant sur le minimum d’une pièce par personne, — et que les plus mal logés déménageraient les premiers.

Les « ci-devant » qui n’avaient pas émigré furent invités, avec le tact désirable, à choisir dans leurs immeubles les pièces qu’ils tenaient à se réserver ; comme la plupart, privés de domesticité, vaquaient eux-mêmes aux soins de leur intérieur, ils s’exécutèrent sans que leur orgueil en souffrit trop.

Ensuite, après recensement des locaux disponibles, — au nombre desquels furent comptés ceux abandonnés par les émigrés, — on entreprit, dans les groupes de maisons et de rues, une commune enquête et, par avis communs, une liste fut dressée, avec indication d’urgence et de nécessité, des locataires qui, pour des raisons d’hygiène, devaient changer de locaux.

Ces premières enquêtes, transmises aux groupes de quartiers, y reçurent une classification nouvelle, — toujours basée sur l’urgence et la nécessité, — et ceux qui étaient dans les plus mauvaises conditions eurent les premiers à faire choix de logements. Grâce à ce système, ceux qui, dans la société bourgeoise, avaient été le plus mal lotis, se trouvèrent des mieux logés.