Comment nous ferons la Révolution/17

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Chapitre XVII

L’ORGANISATION DE LA PRODUCTION


La prise de possession ne fut pas restreinte aux services dont nous venons d’esquisser la refonte ; elle se poursuivit, avec une égale ardeur, dans toutes les branches de l’activité sociale.

Les syndicats qui, dans la société capitaliste, avaient été des groupements de combat, se muèrent en groupes de production et, chacun dans sa sphère, se mit à la réorganisation du travail. En grande partie, ils ne furent pas pris au dépourvu ; les discussions et dissertations antérieures, dans les congrès, dans les journaux corporatifs, ainsi que la vulgarisation des idées socialistes et anarchistes, avaient donné à leurs militants un aperçu des besognes et des opérations à effectuer en l’occurrence.

Donc, les syndicats de chaque industrie, de chaque profession, prirent possession des usines et des ateliers qui leur étaient afférents. Ce ne fut pas toujours commode ! Des patrons regimbèrent, ne voulant rien entendre, se refusant à toute discussion, — aussi hargneux qu’un dogue défendant son os. Certains, à mentalité féodale, férus de leurs privilèges, avisèrent à se fortifier dans leurs usines, décidés à renouveler les exploits de la famille Crettiez, à Cluses ; ils s’y enfermèrent et, fusil au poing, ils attendirent les confédérés.

Mais, les temps étaient changés ! Quand les Crettiez canardaient leurs ouvriers, ceux-ci étaient sans armes et les soldats qui montaient la garde aux portes de leur usine les laissaient tirer sans encombre, — loin d’intervenir, ils empêchaient les ouvriers d’enfoncer les portes pour courir sus aux fusilleurs.

Au lieu de cela, les patrons qui singèrent les Crettiez se trouvèrent seuls, en face d’ouvriers décidés et armés. Les rôles étaient renversés : ceux-ci avaient le nombre et la force ! La lutte était inégale ; les patrons étaient vaincus d’avance.


Ces incidents entravèrent peu la réorganisation des modes de travail. Les usines étaient dénombrées, leur rendement possible était supputé, — ainsi que le nombre d’ouvriers de la corporation. Après quoi, les syndicats dressaient la statistique des produits qui se pouvaient manufacturer dans un temps donné ; ils indiquaient aussi les quantités de matières premières diverses proportionnellement nécessaires. Ces renseignements, ils les transmirent à leur fédération corporative et à leur Bourse du travail qui, désormais, étaient les centres où devaient se condenser les statistiques pour la production et la consommation. Là, allaient affluer les offres et les demandes ; de là allaient rayonner les indications sur l’utilité de produire en plus grande quantité, tels ou tels objets, plus demandés que tels autres ; de là, allaient parvenir les indications pour diriger sur tels ou tels points, matières premières et produits manufacturés.

Un effet immédiat de la réorganisation fut de modifier l’absurde système de production incohérente et désordonnée, tant pratiquée en régime capitaliste. Autrefois, l’industriel produisait souvent en aveugle, sans être fixé sur la possibilité d’écoulement des marchandises manufacturées par les ouvriers travaillant pour lui ; à l’avenir, on produirait à coup sûr, avec la certitude de répondre à un besoin.

Une autre modification, profonde et d’importance extrême, fut d’apporter dans la production une loyauté jusque-là inconnue : on produisait pour l’usage et non pour la vente, pour l’utilité et non pour le gain. De ce fait, disparut le sabotage abominable, qui avait été en honneur à tous les degrés de l’échelle industrielle et qui avait enrichi tant de patrons et de fournisseurs sans scrupules : les marchandises défectueuses, mauvaises, frelatées, falsifiées, la pacotille et la camelote furent éliminées.

Pourquoi eut-on perdu un temps précieux, gaspillé des matières premières à de telles productions ? C’était bon précédemment, alors que le bien de l’un était fait du malheur des autres. Aujourd’hui, c’était l’opposé ; les intérêts des producteurs étaient identiques et ils étaient soudés à ceux des consommateurs ; nul n’avait donc profit à tromper, ni à voler son semblable.

Cette tendance à la franchise et à la bonne foi dans les rapports économiques, ce mépris du mensonge, ce dédain de l’esprit de lucre, se manifestèrent dès les premiers instants. Ils allaient s’accentuer encore, — et ce, d’autant plus qu’ils n’étaient pas le résultat d’une culture individuelle, mais qu’ils découlaient de la structure sociale elle-même.


Il n’y eut pas de formule rigide et sectariste dans les méthodes de réorganisation du travail ; il fut tenu compte des tempéraments et des affinités. Il y eut des variantes, selon qu’on se trouva en présence, soit de grandes ou moyennes usines, soit de survivances de l’artisannerie. Une fois la prise de possession opérée, lorsque certains compagnons manifestèrent le désir de travailler en artisans, isolément, il ne fut pas fait opposition à leurs préférences. De même, la formation des équipes de travail, dans les grandes et les petites installations, ne résulta pas d’injonctions arbitraires, mais de l’entente entre camarades, du recrutement mutuel. De même, il fut procédé à la répartition des fonctions diverses par délibérations et accords des équipes intéressées.

Comme les besognes de coordination, d’organisation directrice et de spécialisation n’allaient procurer à qui en aurait charge aucun bénéfice supérieur, les compétitions furent réduites au minimum et les choix furent souvent judicieux. Au surplus, dans la société bourgeoise, la classe ouvrière s’était déjà familiarisée avec cette sélection des compétences, par la pratique du travail en commandite et par le fonctionnement des coopératives de production, à base communiste, qui s’y étaient fort développées.

Les résistances patronales étaient brisées, purement et simplement, quand elles venaient de gros industriels ; au contraire, on y mit des formes, on usa de persuasion, vis-à-vis des petits ou moyens patrons. À ceux-ci on démontra que la socialisation allait les alléger du tracas des affaires, de la chasse aux commandes, des craintes de la faillite. Ceux qui s’obstinèrent à végéter suivant les anciens modes furent tenus à l’écart ; on les laissa vivre en marge, à leur guise, avec tous les désavantages de l’ancienne société. Comme on ne manquait pas d’outillage, on dédaigna le leur, qu’ils ne purent que très imparfaitement mettre en valeur, faute d’ouvriers disposés à travailler à leur compte.

À côté de ces entêtés, beaucoup, — patrons, entrepreneurs, ingénieurs, — s’essayèrent à l’adaptation. Sacrifiant ce qu’avait de factice leur existence antérieure, ils se soumirent à la vie simple qu’allait être, pour eux, l’existence dans le milieu nouveau. Pour calmer leurs regrets, ils argumentèrent : « Supposons que j’aie fait faillite, que je sois ruiné. Il me faudrait travailler pour vivre… C’est ce qui m’arrive, avec cette différence que suis ruiné en compagnie… »

Or, étant donné que l’être humain a une plasticité considérable, qu’il s’adapte vite aux conditions, aux milieux, aux climats les plus divers, ces « ci-devant » plastronnés d’optimisme, se modelèrent à la vie nouvelle, vivant des heures douces, découvrant des satisfactions et des joies dont ils avaient ignoré la saveur, au cours de la vie artificielle, même excessivement fastueuse, qui avait pu être la leur dans l’ancien régime.


En même temps que les syndicats, dans leur cercle d’action, effectuaient la prise de possession, présidaient à la coordination du travail et se préoccupaient des mesures propres à rendre les besognes moins fastidieuses, par un meilleur aménagement des usines et par le perfectionnement de l’outillage, d’autres opérations se poursuivaient.

Les fédérations corporatives, qui reliaient les syndicats d’une même industrie, épars sur tout le territoire, tinrent des congrès, au cours desquels s’élucidèrent les conditions générales de la production.

Une crainte perça : celle que le rendement soit insuffisant pour qu’il pût être satisfait, sans surmenage, aux besoins essentiels. Les statistiques et les renseignements recueillis rassurèrent les pessimistes. On se convainquit qu’avec une utilisation rationnelle de l’outillage existant, et grâce à la suppression du chômage, si cruel et si long autrefois dans nombre de professions, la production manufacturière atteindrait le niveau nécessaire. Dans les corporations et pour les travaux où un doute subsista, on décida de faire appel à la bonne volonté de tous ceux qui, dans la société bourgeoise, avaient été occupés à des besognes inutiles ou nuisibles et qui allaient, maintenant, faire retour à la production normale. En première ligne étaient les quelques cent mille soldats de l’armée dissoute ; puis les ouvriers de l’équipement militaire, ceux des manufactures d’armes, des poudreries, des arsenaux ; puis les douaniers, les employés d’octroi et de régie, les percepteurs, les magistrats, les avocats, les huissiers ; puis, toute la série des intermédiaires, courtiers, marchands, — enfin, la domesticité de tout ordre… Ils étaient tant et tant que leur concours allait suffire pour accroître la production de plus d’un tiers.

Ce dénombrement de la main-d’œuvre disponible raffermit les timorés, leur donna la certitude d’une vie d’aise pour tous et exalta leur confiance en l’avenir.

Dans chaque fédération on supputa le nombre des travailleurs supplémentaires qui, pour les diverses branches, allaient être nécessaires. Et les inoccupés, ainsi que les parasites d’hier, n’eurent qu’à faire choix : il leur fut loisible de décider à quelle besogne ils préféraient s’adonner. Les évaluations des quantités de matières premières, des monceaux de produits manufacturés qui allaient être indispensables, ainsi que celles ayant trait à la répartition du travail dans les divers centres, furent facilitées, pour certaines industries, par le mécanisme des « comités » qui autrefois avaient « contrôlé » ces industries, ou même les avaient secrètement trusté. Ce fut le cas pour les charbonnages, pour les hauts-fourneaux, pour les grandes usines de métallurgie.

Les sièges de ces « comités » qui, sous un aspect anodin, avaient constitué pour certaines branches de la production une sorte de dictature industrielle — violemment combative à l’égard des ouvriers de la corporation, — furent occupés, dès les premiers jours de la victoire, par les grève-généralistes. Ils y découvrirent des documents précieux, des statistiques sérieuses, — et en firent leur profit pour la refonte sociale.


Chacun de ces congrès réunissait les syndicats de travailleurs participant à l’une des multiples fonctions d’utilité sociale : il y eut le congrès des mineurs, des cheminots, des instituteurs, etc.

Les ouvriers des diverses industries de luxe, ceux œuvrant les métaux rares, les bijoutiers, les orfèvres, tinrent aussi des congrès. Ils examinèrent quelle proportion d’utilité pouvait être attribuée à leurs travaux. Tout en considérant que leur savoir-faire ne pouvait être dédaigné, car les besoins d’art et de luxe devaient être satisfaits, — vulgarisés et non éliminés, — ils conclurent que, momentanément, leur effort devrait se reporter sur des productions de plus urgent besoin.

Les travailleurs des industries inutiles, des métiers ou des emplois abolis, — les ouvriers des établissements de la guerre, des poudreries, des arsenaux de la marine, les douaniers, — se réunirent aussi, afin d’examiner en commun sur quels travaux il était préférable que se rejetât leur activité.


Ainsi, dans les assises de leurs organisations particulières, les diverses catégories de travailleurs élaboraient les conditions spéciales à leur milieu et ils se préparaient à participer à l’œuvre de coordination générale qui allait jaillir du Congrès confédéral.