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Commentaire de la logique d’Aristote/2

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Commentaire de la logique d’Aristote/2
Librairie Louis Vivès (5p. 128-146).
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TRAITÉ II. DU MÊME DOCTEUR, DES PRÉDICAMENTS


Chapitre I : Des divers modes de prédication.

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Nous allons nous occuper maintenant des prédicaments; comme le prédicament s’entend de quelques prédicables disposés dans un ordre prédicamentel, il faut examiner de combien de manières s’opère la prédication. Notez qu’une chose se dit d’une autre de trois façons univoquement, équivoquement et dénominativement.

  • On dit que la prédication se fait d’une manière univoque pour les choses qui conviennent à celles dont elles se disent non seulement quant au nom, mais encore quant à la raison des essences; et j’appelle ici raison ce qui est dit par la définition ou est signifié par elle, ou par quelque chose prie à la place de la définition, comme animal se dit de Platon et du bœuf. D’où il résulte que non seulement ce mot animal convient à l’homme et au bœuf, mais encore sa définition essentielle, qui est corps animé sensible. En effet, non seulement il est vrai de dire que l’homme est animal, mais encore que l’homme est un corps animé, sensible, et il en est de même du bœuf.
  • On dit, au contraire, que la prédication se fait d’une manière équivoque pour les choses qui, se disent de plusieurs, quant au même mot, mais non cependant sous la même raison, et de cette manière le chien se dit de celui qui aboie et de celui qui est marin. Quoique, en effet, le chien se dise de l’un et de l’autre sous le rapport du même, c’est néanmoins pour une raison qu’il convient au chien aboyant et au marin. Car la raison du chien aboyant, qui est d’être un animal à quatre pieds marchant, ne convient pas au marin. Or, il est bon de savoir que les analogues sont compris sous la désignation des équivoques. Effectivement les analogues se disent de plusieurs, en tant qu’ils se rapportent à un homme sain se dit de l’animal primairement et proprement Car le sain est adéquate dans les humeurs, ce qui ne peut être que dans l’animal. Sain se dit néanmoins de l’urine et de la médecine Nous disons effectivement cette urine est saine, parce qu’elle est le signe de la sanité qui est dans l’animal; on dit aussi, cette médecine est saine, parce qu’elle est la cause de la santé qui est dans l’animal. D’où il suit que, bien que ce mot sain se dise de l’animal et de l’urine, néanmoins la raison de sain ne peut se dire de l’urine. Car l’urine n’est pas adéquate dans les humeurs, mais elle est un signe de cette adéquation, et de cette manière la prédication analogue s’accorde avec l’équivoque, comme on l’a dit, en quelque façon, et de même avec l’univoque. En effet, quoique sain, qui se dit de l’urine, n’exprime pas sa raison suivant l’adéquation des humeurs dans l’urine, il n’en exprime pas cependant une autre, mais il exprime la même adéquation des humeurs dont l’urine est le signe.
  • On dit enfin que la prédication s’opère dénominativement pour les choses qui sont concrètes adjectivement et reçoivent leur dénomination de certains accidents abstraits ou en dérivent, comme blanc se dit dénominativement de l’homme et du cheval; parce que blanc dérive de cette chose abstraite, qui est la blancheur, laquelle est dans l’homme, et qui, prise ainsi abstractivement ne pourrait pas se dire de l’homme. Car, ainsi que nous l’avons dit, nulle partie ne peut se dire du tout. Et la blancheur est une certaine partie accidentelle de l’homme blanc qui, pour cette raison, ne pourrait se dire de lui. Or elle devient concrète, et elle est appelée blanc, ce qui est la même chose qu’ayant la blancheur, et ainsi elle peut se dire de l’homme. Pour concevoir les prédicaments, il faut savoir que le prédicament, ou le genre le plus général, peut se prendre de deux manières. La première pour l’intention prédicamentelle elle-même ou d’universalité; la seconde, pour la chose elle-même sur laquelle une telle intention se fonde, comme il a été dit. Dans le premier cas, le prédicament est un être de raison; dans le second, c’est un être réel. Or, pour mieux comprendre cela, il est bon de savoir que l’être, dans la plus grande universalité, se divise en métaphysique, en être par accident, et en être par soi. L’être par accident se divise d’autant de manières qu’une chose se dit d’une autre par accident, comme nous avons dit plus haut. L’être par soi se divise aussi, parce qu’il y a quelque chose dans l’âme et hors de l’âme. Pour savoir ce que c’est que l’être dans l’âme, il faut remarquer qu’une chose peut être dans l’âme de trois manières; la première effectivement, comme nous disons que l’édifice est dans l’esprit de l’architecte avant qu’il soit fait; la seconde subjectivement, comme nous disons que la science est dans l'âme, ou l’acte de l’intellection, ou le verbe qui sont dans rame, comme l’accident dans le sujet. Troisièmement, on dit qu’une chose est objectivement dans l’âme, comme le bois, objet de l’intellect, est dit être dans l’âme objectivement. Bans les deux premiers cas, l’être dans l’âme est un être réel, et je dis réel non en tant que le mot res vient de reor, reris, mais bien de ratus, rata, ratum, c’e positif. Dans l’être pris de la troisième manière, c’est-à-dire comme étant objectivement dans l’âme, nous pouvons considérer deux choses, à savoir, ce qui est objectivement dans l’intellect, comme le bois, et cela est encore une chose, ou ce qui convient seulement au bois, comme étant objectivement dans l’intellect, et ne lui convient pas suivant l’être réel, à savoir l’être abstrait de tel ou tel bois, et, dans ce cas, l’être dans l’âme n’est pas une chose, mais une intention à laquelle, en dehors de l’âme, rien ne correspond, si en n’est pour le fondement éloigné, et c’est ainsi que l’être est attribué au non être. Car nous disons que la cécité est dans l’oeil. Or la cécité étant un non être, comment a-t-elle l’être qui nous fait dire, c’est la cécité? Il est certain que ce n’est que l’être d’intention qui n’a rien à faire avec l’être réel, mais est en opposition manifeste avec lui. Et si on demande où se trouve subjectivement un tel être, on répond qu’il n’est nulle part. Si, en effet, il était en quelque chose subjectivement, ce serait un accident, et par conséquent un être réel, mais il n’a l’être qu’objectivement. L’être réel se divise en dix prédicaments, qui sont les dix genres des choses. Et comme une chose est le fonde ment éloigné de l’intention, les prédicaments peuvent néanmoins être pris de deux manières, suivant cette double division. Mais pour bien connaître les prédicaments, il faut diviser l’être réel. Il faut observer ici que, quoique l’être ne puisse pas être genre, parce qu’il ne se trouve pas de différence contractive, il est néanmoins contracté par les modes d’être. Or, le mode d’être d’une chose peut se prendre de deux manières. Premièrement, en tant qu’il est la propriété réelle de quelque chose différente de lui, comme nous disons de quelqu’un, cet homme a un bon caractère, parce qu’il est doux et conciliant. Or, il est constant que la douceur et la concorde, que nous appelons des modes, sont des choses différentes de celui auquel elles appartiennent. Secondement, le mode est dit la chose conçue, en tant qu’elle est conçue sous un rapport relativement à elle-même, et dans un autre sens que les divers modes à considérer ne se prennent pas dans les modifications diverses qui se trouvent dans une chose, mais de l’habitude à diverses choses sous laquelle la chose est comprise. Par exemple la substance, en tant qu’elle est le sujet des accidents, est signifiée par le mode de substance, parce que substance vient de substare; mais en tant qu’elle ne dépend de rien d’antécédent sur quoi elle s’appuie, elle se comprend comme un être par soi, et ces modes sont ce qu’est la substance ne différant que par la seule raison de l’âme qui la conçoit suivant les diverses habitudes; cette raison n’est pas fictive, mais elle est prise de la chose, car elle est ainsi dans la chose. La substance, en effet, est supposée aux accidents et ne s’appuie sur aucun, néanmoins ce ne sont pas deux choses distinctes, il n’y a qu’une distinction de raison. C’est ce qui fait que ces modes sont un être réel, à savoir la substance, laquelle est supposée aux accidents sans s’appuyer sur aucun, la distinction néanmoins est toute de raison. D’un autre côté, l’être se contracte par les modes, non que le mode soit quelque différence qui le contracte, mais parce que dans l’être réel, pris communément, se trouvent quelques êtres ayant entre eux divers modes d’être auxquels ne répond pas une seule et même chose, si ce n’est peut-être l’être en général. Or, les premiers modes par les quels l’être est contracté sont, être par soi et être dans un autre. Etre par soi est le mode de prédicament de la substance, et être dans un autre est le mode des neuf autres prédicaments. L’être se contracte encore d’une autre manière par deux modes, dont l’un est d’être pour être, et ce mode comprend les trois prédicaments absolus, à savoir la substance, la quantité et la qualité. Le second est d’être pour autre chose, et ce mode comprend les sept prédicaments respectifs, à savoir, la relation, l’action, la passion, l’époque, le lieu, la situation et la possession, toutes choses dont nous déterminerons plus bas les différences. Or, il faut observer que la division de l’être en dix prédicaments n’est pas une division d’univoque, mais d’analogie. En effet, l’être se dit analogiquement de ceux-ci, car il se dit per prius de la substance qui sauvegarde surtout sa réalité, tandis qu’il ne se dit des autres qu’en tant qu’ils sont quelque chose de la substance même; la quantité est effectivement la matière étendue ou l’extension de la substance, et la qualité en est l’affection, c’est-à-dire la disposition, et ainsi des autres. C’est pourquoi l’être se dit d’eux, comme sain se dit de l’animal, de l’urine, de la médecine. L’être se divise donc en dix prédicaments, qui sont la substance, la quantité, la qualité, la relation, l’action, la passion, l’époque, le lieu, la situation et l’habitude, dont nous allons parler succinctement. Nous commencerons par la substance.

Chapitre II : Ce que c’est que la substance suivant l’intention logique.

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La substance est un être existant par soi. Pour concevoir ce qu’il y a de spécial dans cette définition, il est bon de savoir que, malgré tout ce qui a été dit de l’être, c’est néanmoins ce qui se présente tout d’abord à notre intelligence. Car nous sommes raisonnables, c’est-à-dire discoureurs, et c’est presque toujours par le mode discursif que se forment les conceptions dans notre intellect. Ce sont d’abord des choses confuses qui se présentent à notre intelligence. En effet, nous sommes conduits de la puissance à l’acte par un moyen, c’est- à par un acte imparfait, par lequel l’intellect ne conçoit pas une chose déterminée et se détermine en discourant à la perfection, comme il est possible qu’une chose soit comprise; Aristote tire à ce sujet un exemple des choses sensibles dans le livre I de la Phys. En apercevant quelque chose à une grande distance, je reconnais d’a bord que c’est un corps, ensuite, en approchant je vois que c’est autre chose, je reconnais plus tard que c’est un homme, enfin que c’est Pierre. C’est ainsi que discourt notre intellect dans l’opération intellective. D’abord il conçoit que la chose est un être, ensuite qu’elle est une substance, plus tard qu’elle est un corps, et ainsi jus qu’à l’espèce la plus spéciale; mais ce qui est conçu le plus confusément, c’est l’être. Donc l’être est ce qui s’offre de prime-abord à notre intelligence. Et l’on voit ainsi de quelle manière se prend l’être dans la définition susdite de la substance. Mais comme on a dit que la substance est un être par soi, il faut observer qu’elle se divise au con traire par accident, comme nous disons que l’homme est animal par soi; or il est blanc par accident, et de cette matière il est pris présentement par soi; car la quantité et la qualité ne sont pas des êtres par accident, mais par soi, comme il a été dit, parce que l’être par soi se divise en dix prédicaments, l’être par soi se divise d’une autre manière par opposition à l’être dans un autre. Ce n’est que de cette seconde manière que l’être par soi convient à la substance, et c’est là son mode propre. Encore on peut dire que la substance est un être existant par soi, parce qu’il lui convient proprement d’exister, tandis qu’il convient aux autres accidents d’exister par elle. Comme le feu est chaud par soi, parce que toutes choses deviennent chaudes par lui, car sa propriété est d’être chaud. Mais il faut savoir que la substance se divise en matière, forme et composé On ne dit pas proprement de la matière qu’elle est par elle-même, puisqu’elle n’a l‘être que par la forme. De même on ne dit pas de 1g forme qu’elle est par soi, puisqu’elle n’a l’être que dans la matière. On dit au contraire du composé qu’il est par soi, je dis le composé avec toutes ses parties, car, quoique les parties intégrales soient composées, on ne dit pas néanmoins qu’elles sont par soi. Le composé est directement dans le prédicament, comme le dit Boèce dans le commentaire des prédicaments, malgré même qu’on puisse dire que la forme, la n et les parties intégrales sont par soi, parce qu’elles ne sont pas dans un autre, comme l’accident dans un sujet. Il faut observer que quoique on décrive ici la substance composée, la substance peut cependant être composée de deux manières, à savoir, la nature et le suppôt. Or, j’appelle cela nature, comme l’humanité, quant au suppôt, je ne le prends pas ici pour le singulier dans le genre de la substance, mais pour le concret de la nature, comme est l’homme. L’humanité, quoiqu’elle soit appelée forme, est cependant composée de matière et de forme, comme il a été dit plus haut; car l’humanité dit corps et âme. Cependant l’humanité ou une nature quelconque dit forme substantielle et matière, de sorte que, relativement à l’objet principal qu’elle signifie, elle écarte toute autre chose de la forme susdite et de la matière; mais il n’en est pas de même du suppôt qui est homme. L’homme, en effet, relativement à l’objet principal qu’il signifie, dit ayant l’humanité, ou ayant une telle forme et une telle matière que signifie l’humanité. Et comme ce qui a l’humanité peut être un suppôt non humain, comme on le voit de l’humanité du Christ, qui est fondée sur le suppôt divin, ou avoir d’autres choses, par exemple des accidents que l’humanité sépare complètement; c’est pourquoi le suppôt et la nature sont différents dans les créatures. Et comme la nature, par exemple l’humanité, est quelque chose de spécial existant dans celui qui l’a, quoiqu’elle soit composée, il ne lui convient pas cependant d’être par soi. C’est donc proprement qu’est dite être par soi la substance composée qui est suppôt, et celle-là est la cause pourquoi les genres et les espèces de la substance sont pris au concret et non abstractivement, tandis qu’il n’en est pas de même des autres prédicaments. Mais la forme substantielle, qui est une partie du composé, ne soutient pas de soi les accidents, mais bien le composé; au contraire la forme, qui est nature, essence et humanité, quoiqu’elle soit composée de matière et de forme, se suppose cependant aux accidents dans l’objet qu’elle caractérise. Les autres accidents sont tels que leurs genres et leurs espèces sont des formes, quoiqu’elles ne forment pas avec le sujet une unité par soi. C’est dit ensuite quelque chose d’existant. Il faut observer ici que, dans les créatures, l’être de l’essence et l’être de l’existence actuelle diffèrent réellement, comme deux choses diverses. En voici la preuve ce qui est en dehors de l’essence de la chose en diffère réellement; or l’être de l’existence actuelle est en dehors de l’existence de la chose, car la définition indique toute l’essence de la chose; or l’être de l’existence actuelle est en dehors de la définition, car dans la définition on ne met que le genre et la doctrine, et l’on ne dit nullement si la chose définie existe ou n’existe pas. La chose devient encore plus évidente. Il est impossible de concevoir quelque chose sans concevoir les choses qui sont de son essence. Cependant il est constant que je conçois une rose sans concevoir si elle est ou non actuellement. Donc être eu acte ou l’être de l’existence actuelle diffère réellement de l’essence. C’est pourquoi, sous le premier rapport, il y a une composition de l’être et de l’essence, qui n’est pas la composition de la matière et de la forme, mais bien la composition de deux principes du suppôt dont l’essence est la puissance, et l’être l’acte, d’où l’être, par rapport à l’essence, est dit accident, parce qu’il est en dehors de l’essence de la chose, et est appelé substance, parce qu’il est dans le genre de la substance, comme principe du suppôt, et il est simplement acte, parce que, dans le genre de la substance, quoiqu’il ne soit point forme, laquelle est acte de la matière et un acte secundum quid, parce que l’essence en laquelle il survient n’est pas une pure puissance comme est la pure matière. Néanmoins il est bon de savoir que l’être de l’essence convient à priori aux espèces, parce que, comme il a été dit, la seule espèce est définie, et la définition signifie l’être de l’essence, et se dit à posteriori de l’individu, ou autrement lui convient. Or l’être de l’existence convient à priori aux individus. En effet, si l’on enlève l’être des individus, il est impossible qu’il reste autre chose, comme le dit Aristote dans le livre des Prédicaments; il convient à posteriori aux espèces elles-mêmes. C’est pourquoi exister se dit du genre et de l’espèce, comme des accidents communs. De même, en effet, qu’on dit, l’homme existe, parce que Pierre existe, de même aussi l’homme court, parce que Pierre court.

Chapitre III : De la première et de la seconde substance; ce que c’est; de l’ordre de la substance.

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La substance se divise en première et seconde. La substance première est celle qui est dite subsister proprement, principalement et dans la plus grande compréhension, qui n’est pas dans le sujet et ne se dit pas de lui. Pour comprendre cette définition, il faut savoir que subsister se dit en deux sens, à savoir, subsister sous les accidents, ainsi que nous le disons, parce que la substance subsiste sous les accidents, et subsister sous les universaux, comme nous disons que ce qu est moins universel subsiste sous ce qui est plus universel; car cette subsistance est dans l’ordre prédicamentel. Si l’on prend le mot subsister dans le premier sens, la substance première subsiste proprement. Eu effet, ainsi que nous l’avons dit plus haut, une chose est proprement inhérente à une autre qui lui est inhérente par soi, et non par une autre, comme la chaleur est proprement inhérente au feu, de même il est inhérent à la substance première de subsister sous les accidents. Car, quoique la superficie subsiste sous la couleur, la ligne sous la courbure, elle n’a point une telle manière de subsister par soi, mais bien par une autre, à savoir la substance première. En enlevant, en effet, à la superficie et à la ligne l’inhérence qu’elle a relativement à la substance en acte et en aptitude, il n’y aura plus ni superficie, ni ligne. Elles subsistent donc sous les accidents, parce que la substance première leur est subsistante. Donc le propre de la substance première est de subsister sous les accidents. D’où il suit que subsister sous les accidents est une qualité qui convient principalement et avant tout à la substance première. En effet, une chose convient avant tout à une autre qui lui convient à elle-même et non par une autre. Car il ne convient pas primairement à Pierre d’être risible, parce que cela lui convient par autre chose, c’est-à-dire par homme, d’où il convient à l’homme primairement d’avoir la faculté de rire. Ainsi, quoique subsister sous les accidents convienne à la substance première et à la seconde, cela néanmoins ne convient que secondairement aux substances secondes, à savoir aux genres et aux espèces, parce que cela leur convient par des individus, qui sont les substances premières. En effet, l’homme ne court que parce que Pierre ou Sortès court, et l’on voit par là de quelle manière la substance première subsiste proprement et principalement. Mais on dit qu’elle subsiste surtout, et l’on prend subsister dans le second sens, c’est-à-dire pour être sous une autre, comme ce qui est moins universel sous ce qui est plus universel. Or, comme les substances premières sont soumises à toutes les espèces et à tous les genres qui sont au-dessus d’elles, et comme les espèces et les genres ne subissent pas une subjection égale, il s’ensuit que les substances premières sont dites dans ce sens subsister, surtout par rapport aux substances secondes. On dit ensuite qu’elles ne se disent pas du sujet, parce qu’elles ne sont pas prédicables des autres, comme les espèces et les genres, et ne sont pas dans le sujet, parce qu’elles ne sont pas des accidents. Car les accidents seuls sont dans le sujet, dans le sens que l’on prend être dans le sujet, et c’est ainsi que s’explique la définition de la substance première ou de l’individu. On appelle substances secondes les espèces et les genres qui sont dans le prédicament de la substance. Quant aux différences qui tombent de côté, on ne les nomme pas proprement des substances, parce qu’elles ne sont pas proprement dites existant dans le prédicament, si ce n’est peut-être d’une façon réductive. Elles sont appelées substances secondes, parce qu’elles subsistent secondairement sous les accidents, comme il a été dit. Or, parmi les substances secondes, les espèces sont regardées comme possédant la qualité de substance plus que les genres, non que la substance reçoive plus et moins, comme il sera dit plus loin, mais bien parce que les espèces sont plus subsistantes que les genres dans l’un et l’autre mode de subsistance, comme on peut le déduire de ce qui a été dit. Pour les espèces les plus spéciales, elles sont également dites substances, parce qu’elles ont une subsistance égale pour tout; tel est l’enseignement relativement aux premières et aux secondes substances. Quant à l’ordre qui existe dans le prédicament de la substance, on peut le voir dans l’arbre de Porphyre que nous plaçons ici, quoique nous ne l’estimions pas d’une vérité complète, car animal raisonnable n’est pas genre, comme il le suppose, et les dieux ne sont pas raison nables, ainsi qu’il le dit.

Chapitre IV : La substance ne reçoit pas la contrariété, ni le plus ni le moins, quoiqu'elle soit sujet de l'un et de l'autre par le changement qui s'opère en elle.

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Il reste maintenant à parler des communautés et des propriétés de la substance. La substance a deux choses communes avec quelques accidents, elle ne prend pas de contrariété, ni le plus et le moins. Pour comprendre cela, il faut savoir que certaines formes ont en soi de la latitude, tandis qu’il en est d’autres qui n’en ont pas, et ces formes qui ont de la latitude ont par là même la contrariété, quoique cela ne soit pas toujours vrai eu toutes. Pour connaître cette latitude, il faut remarquer que dans les choses spirituelles l’augment se transfère de la quantité corporelle; or on appelle grand dans la quantité corporelle ce qui conduit à la perfection normale de la quantité. C’est pour cela qu’une quantité est réputée grande dans l’homme, tandis qu’elle ne l’est pas dans l’éléphant. De même dans les formes on appelle une chose grande en raison de la perfection. Or, on peut considérer de deux manières la perfection d’une forme, ou par rapport à la forme elle-même, ou par rapport à la participation du sujet. Sous le premier rapport, la forme est dite petite ou grande, comme une petite blancheur. Sous le second rapport elle, est dite plus ou moins, comme plus ou moins blanc. Donc les formes qui sont d’elles-mêmes indéterminées; comme étant plus ou moins, plus parfaitement ou moins parfaitement dans le sujet, ces formes sont dites avoir la latitude dont nous avons parlé, et les degrés d’intention ou de rémission que nous avons dit. Pour savoir quelles sont ces formes, remarquez bien qu’on peut considérer trois choses dans une forme; d’abord, si l’agent peut avoir différents rapports avec elle; secondement, si le sujet qui la reçoit a parfois plus ou moins de dispositions pour elle; troisième ment, la manière dont cette forme participe au sujet. C’est pourquoi les formes dans lesquelles l’agent n’a pas divers rapports, et dans lesquelles le sujet est quelquefois plus, d’autres fois moins disposé, ces formes, dis-je, n’ont point la latitude susdite; mais elles sont toujours reçues dans le sujet dans la dernière perfection de leur espèce, par exemple: si l’air était toujours disposé de la même manière à recevoir la lumière et si l’agent qui illumine l’air était toujours dans le même état, l’air ne recevrait jamais plus ou moins de lumière et ne serait jamais plus ou moins illuminé; mais comme il y a des variations dans ces deux choses, il y en a aussi dans la lumière. Or, comme dans les formes substantielles l’agent est toujours dans le même état, et le sujet qui est la matière première dans des dispositions identiques, la forme substantielle n’a point la latitude susdite. Il n’est pas nécessaire de prouver que la matière première est toujours également disposée, parce que c’est évident. C’est également évident pour l'agent ou producteur de la forme substantielle. En effet, quoique cet agent se produise sous différents rapports en écartant les dispositions contraires de la matière elle-même, et qu’il le fasse en vertu des formes accidentelles ou qualités, il introduit néanmoins la forme substantielle en vertu de sa forme substantielle qui est toujours uniforme dans toutes les choses générales de la même espèce. On peut déduire la même chose et de la même manière relativement aux passions propres qui se produisent toujours avec le sujet; et à leur égard le sujet revêt une certaine activité, comme il a été dit plus haut. Telles sont donc les formes tant substantielles que les propres passions, parce que l’agent ne change pas d’état pour les produire, et parce que le sujet qui les reçoit est toujours disposé de la même manière relativement à la forme, quand même l’agent serait dans des rapports différents, il faut considérer la troisième chose qui a été dite, à savoir quelle est la participation de la forme avec le sujet. Car si la participation s’opère sous le rapport de l’indivisibilité, cette forme ne recevra ni le plus ni le moins, comme il est évident à l’égard des espèces du nombre qui consistent dans une indivisible unité, et à l’égard des espèces de la quantité suivant les nombres, comme la double, la triple coudée, de quelques relations, comme le double, la moitié, des figures, comme le trigone, le tétragone; et comme toutes les quantités et figures sont reçues de cette manière le sujet, il s’ensuit que la quantité, les figures et ces relations ne reçoivent ni le plus, ni le moins. Et ce n’est pas seulement des quantités ainsi considérées, mais lotit simplement de la quantité, comme la ligne, la surface et le corps qu’il est vrai de dire qu’elle ne reçoit ni le plus, ni le moins. La raison en est que la perfection et l’imperfection de la quantité se prend suivant l’extension plus ou moins grande, en vertu de laquelle une chose est dite plus ou moins; or, le plus ou le moins de grandeur de l’extension ne suffit pas pour faire dire qu’une chose est plus ou moins, parce qu’on ne le dit pas suivant l’extension, ainsi qu’on le voit dans les autres formes dans lesquelles il y a extension et non intention, comme dans les formes des êtres inanimés et des brutes dont les formes ont de l’extension, et ne se disent pas suivant le plus elle moins. On voit donc quelles sont les formes qui reçoivent le plus et le moins et celles qui rie le reçoivent pas, parce que ce sont celles qui, ayant la latitude sus dite, reçoivent le plus et le moins. On connaît de suite par là quelles sont les formes qui reçoivent la contrariété et celles qui ne la reçoivent pas, car nulle forme ne reçoit la contrariété si elle ne reçoit le plus et le moins. Sur quoi il faut remarquer que parmi les formes qui ont la latitude susdite, quelques-unes ne l’ont qu’en conservant la même espèce, et d’autres dans le genre et l’espèce. Car les degrés de latitude sont tels jusqu’au dernier où la forme se conserve; si la forme dépasse ce degré elle changera l’espèce, et le genre restera le même; dans cette espèce aussi elle a un degré, jusqu’à ce qu’elle arrive au dernier, et si elle venait à le dépasser, elle ne serait plus dans la même espèce. Par exemple, il y a des degrés dans la couleur jaune, qui peut devenir de plus en plus jaune jusqu’à ce qu’elle arrive au rouge, et quoique le rouge soit d’une espèce différente du jaune, ces deux couleurs sont néanmoins du même genre. Elles s’accordent en ce qu’elles participent de la lumière incorporée, et du rouge on passe au noir jusqu’au dernier degré de noir, lequel ne peut être dépassé dans le même genre. Si l’on affaiblit la couleur jaune, elle devient pâle, puis blanche, et ces formes de ces deux degrés, à savoir la blancheur et la noirceur, sont contraires. Remarquez que plusieurs modernes pensent que deux degrés font une contrariété, comme la blancheur et la rougeur, le blanc et le plus blanc. Suivant eux il y a deux sortes de contrariété, à savoir la complète et l’incomplète. La première existe entre les extrêmes les plus éloignés, à savoir la plus grande blancheur et la plus grande noirceur; la seconde se trouve entre les degrés mitoyens, parce que deux degrés numériquement distincts ne sont pas compatibles ensemble et dénominativement dans la même partie du sujet, comme les degrés de dualité et les degrés de trinité, et ainsi de chacun des autres. C’est pourquoi cette latitude, qui consiste à participer au sujet plus ou moins parfaitement, suit les formes ou à raison de la forme, ou à raison du sujet. A raison de la forme, ainsi qu’on le voit dans les couleurs, car la lumière incorporée produit les espèces contraires par le plus ou le moins de participation. Car l’espèce c participe le plus à cette lumière, comme la blancheur, est contraire à l’espèce qui y participe plus imparfaitement, comme la noirceur, et ici il y a contrariété. Quand elle ne participe pas dans cette latitude à raison de la forme, mais seulement à raison du sujet, comme on le voit dans ce qui est plus ou moins illuminé, une telle forme alors, quoique recevant le plus et le moins, n’a néanmoins rien de contraire, parce que rien n’est contraire à la lumière, et pourtant ii est constant que l’air est parfois plus et parfois moins illuminé. Car partout où il y a contrariété, il y a plus et moins, avec la latitude susdite dans les formes. Partout où cette latitude ne se trouve pas, il n’y a pas de vraie contrariété; je dis de vraie contrariété, parce qu’on appelle contraires certaines choses qui sont opposées suivant l’état et la privation, comme raisonnable et irraisonnable, pair et impair, ainsi que nous l’avons dit, et dans chaque genre il y a une première contrariété, qui n’est pas vraiment une contrariété, mais bien plutôt habitude et privation; ce que je dis là, je le dis aussi de tous les contraires immédiats, c’est-à-dire qu’ils n’ont pas une opposition de contrariété, quoiqu’ils soient l’habitude et la privation C’est de cette manière que la santé et la maladie sont opposées, car si la santé est l’équilibre des humeurs, et la maladie l’absence de cet équilibre, comme il y a opposition de privation entre ce qui est égal et ce qui est inégal, il serait plus juste de dire que la santé et la maladie sont opposées par manière d’état et de privation que par contrariété; c’est pour cela qu’ait ne leur reconnaît pas de moyen terme.

Il est bon de savoir que bien que, comme il a été dit, on trouve en quelques choses la latitude et le degré, il ne faut pas néanmoins comprendre que lorsqu’une forme prend de l’intensité, cet accroissement se fait par l’addition d’un degré à un autre, de manière qu’il y ait deux degrés distincts, dont l’un est ajouté à l’autre et pourrait être distinctement désigné, tandis que cet accroissement s dans ce sens qu’une forme imparfaite devient parfaite, de sorte que cette forme parfaite a quelque chose de plus qu’avant, non quant aux parties susceptibles de désignations distinctes, mais virtuellement, de manière que le premier degré est contenu dans le second virtuellement, comme l’imparfait est contenu dans le degré parfait. On voit par là que, comme la substance ne reçoit pas le plus ou le moins, ainsi qu’il a été dit, il n’y a rien de contraire à la substance. Ainsi se connaissent les communautés de la substance. Le propre de la substance est d’être susceptible des contraires suivant son changement. Or, on dit que c’est à le propre de la substance parce que cela ne convient qu’à elle seule par soi. Car s’il est certaines choses auxquelles on attribue cette qualité de recevoir les contraires, comme la ligne est appelée droite ou courbe, néanmoins la ligne ne reçoit ces modifications qu’à raison de la substance. On allègue encore le langage et l’opinion qui sont vrais quelquefois et d’autres fois faux. A cela Aristote répond que cela n’arrive pas à raison du changement du langage ou de l’opinion, parce que le langage et l’opinion ne changent pas, si Socrate étant assis, vient à se lever, mais bien la chose, car ce n’est pas par un changement opéré en elle que la substance est dite susceptible des contraires, mais par un changement de la chose significative. Une semblable propriété ne convient donc qu’à la substance, et si elle convient à d’autres choses, c’est à raison de la substance dans laquelle elles ont leur être, comme on le voit par rapport à la superficie qui est susceptible de blancheur et de noirceur, à l’essence de laquelle il appartient d’être dans la substance en acte ou en aptitude, ainsi qu’on l’a dit plus haut; tel est le prédicament de la substance.