À valider

Commentaire sur Des Délits et des Peines/Édition Garnier/19

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XIX.
du suicide[1].

Le fameux Duverger de Hauranne, abbé de Saint-Cyran, regardé comme le fondateur de Port-Royal, écrivit, vers l’an 1608, un traité sur le suicide[2], qui est devenu un des livres les plus rares de l’Europe.

Le Décalogue, dit-il, ordonne de ne point tuer. L’homicide de soi-même ne semble pas moins compris dans ce précepte que le meurtre du prochain. Or, s’il est des cas où il est permis de tuer son prochain, il est aussi des cas où il est permis de se tuer soi-même ; on ne doit attenter sur sa vie qu’après avoir consulté la raison.

L’autorité publique, qui tient la place de Dieu, peut disposer de notre vie. La raison de l’homme peut aussi tenir lieu de la raison de Dieu : c’est un rayon de la lumière éternelle[3].

Saint-Cyran étend beaucoup cet argument, qu’on peut prendre pour un pur sophisme ; mais quand il vient à l’explication et aux détails, il est plus difficile de lui répondre. On peut, dit-il, se tuer pour le bien de son prince, pour celui de sa patrie, pour celui de ses parents[4].

On ne voit pas en effet qu’on puisse condamner les Codrus et les Curtius. Il n’y a point de souverain qui osât punir la famille d’un homme qui se serait dévoué pour lui ; que dis-je ? il n’en est point qui osât ne la pas récompenser. Saint Thomas avant Saint-Cyran avait dit la même chose. Mais on n’a besoin ni de Thomas, ni de Bonaventure, ni de Hauranne, pour savoir qu’un homme qui meurt pour sa patrie est digne de nos éloges.

L’abbé de Saint-Cyran conclut qu’il est permis de faire pour soi-même ce qu’il est beau de faire pour un autre. On sait assez tout ce qui est allégué dans Plutarque, dans Sénèque, dans Montaigne, et dans cent autres philosophes, en faveur du suicide. C’est un lieu commun épuisé. Je ne prétends point ici faire l’apologie d’une action que les lois condamnent ; mais ni l’Ancien Testament ni le Nouveau n’ont jamais défendu à l’homme de sortir de la vie quand il ne peut plus la supporter. Aucune loi romaine n’a condamné le meurtre de soi-même. Au contraire, voici la loi de l’empereur Marc-Antonin, qui ne fut jamais révoquée.

«[5]Si votre père ou votre frère, n’étant prévenu d’aucun crime, se tue ou pour se soustraire aux douleurs, ou par ennui de la vie, ou par désespoir, ou par démence, que son testament soit valable, ou que ses héritiers succèdent par intestat. »

Malgré cette loi humaine de nos maîtres, nous traînons encore sur la claie, nous traversons d’un pieu le cadavre d’un homme qui est mort volontairement ; nous rendons sa mémoire infâme ; nous déshonorons sa famille autant qu’il est en nous ; nous punissons le fils d’avoir perdu son père, et la veuve d’être privée de son mari. On confisque même le bien du mort ; ce qui est en effet ravir le patrimoine des vivants, auxquels il appartient. Cette coutume, comme plusieurs autres, est dérivée de notre droit canon, qui prive de la sépulture ceux qui meurent d’une mort volontaire. On conclut de là qu’on ne peut hériter d’un homme qui est censé n’avoir point d’héritage au ciel. Le droit canon, au titre De Pœnitentia, assure que Judas commit un plus grand péché en s’étranglant qu’en vendant notre Seigneur Jésus-Christ.



  1. Voyez encore, sur le suicide, tome XVIII, page 89 ; tome XX, page 444 ; et l’article v du Prix de la justice et de l’humanité.
  2. Il fut imprimé in-12 à Paris, chez Toussaint Dubray, en 1609, avec privilége du roi ; il doit être dans la bibliothèque de Sa Majesté (Note de Voltaire.)
  3. Voici le texte de l’abbé de Saint-Cyran :

    « Au commandement que Dieu a donné de ne tuer point, n’est pas moins compris le meurtre de soi-même que celui du prochain. C’est pourquoi il a été couché en ces mots généraux sans aucune modification, pour y comprendre toute sorte d’homicide. Or est-il que, nonobstant cette défense et sans y contrevenir, il arrive des circonstances qui donnent droit et pouvoir à l’homme de tuer son prochain. Il en pourra donc arriver d’autres qui lui donneront pouvoir de se tuer soi-même, sans enfreindre le même commandement… Ce n’est donc pas de nous-mêmes, ni de notre propre autorité, que nous agirons contre nous-mêmes ; et puisque cela se doit faire honnêtement et avec une action de vertu, ce sera par l’aveu et comme par l’entérinement de la raison. Et tout ainsi que la chose publique tient la place de Dieu quand elle dispose de notre vie, la raison de l’homme en cet endroit tiendra le lieu de la raison de Dieu ; et comme l’homme n’a l’être qu’en vertu de l’être de Dieu, elle aura le pouvoir de ce faire, pour ce que Dieu le lui aura donné ; et Dieu le lui aura donné, pour ce qu’il lui a déjà donné un rayon de la lumière éternelle afin de juger de l’état de ses actions. » (Pages 8, 9, 16 et 17 du volume intitulé Question royalle et sa décision : Paris, Toussaint Dubray, 1609, in-12, avec privilége du roi.)

  4. Voici encore le texte de Saint-Cyran :

    « Je dis que l’homme y sera obligé pour le bien du prince et de la chose publique, pour divertir par sa mort les maux qu’il prévoit assurément devoir fondre sur elle s’il continuait de vivre... Mais, pour montrer encore, outre ce que j’en ai déjà dit, l’obligation du père envers les enfants, comme à l’opposite de celle des enfants envers les pères, je crois que, sous les empereurs Néron et Tibère, ils étaient obligés de se tuer pour le bien de leur famille et de leurs enfants, etc. » (Ibid., pages 18, 19, 29, 30.)

  5. Leg. I, Cod. lib. IX, tit. l. De Bonis eorum qui sibi mortem, etc. (Note de Voltaire.)