À valider

Commentaire sur Des Délits et des Peines/Édition Garnier/22

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XXII.
de la procédure criminelle, et de quelques autres formes.[1]

Si un jour des lois humaines adoucissent en France quelques usages trop rigoureux, sans pourtant donner des facilités au crime, il est à croire qu’on réformera aussi la procédure dans les articles où les rédacteurs ont paru se livrer à un zèle trop sévère. L’ordonnance criminelle, en plusieurs points, semble n’avoir été dirigée qu’à la perte des accusés. C’est la seule loi[2] qui soit uniforme dans tout le royaume ; ne devrait-elle pas être aussi favorable à l’innocent que terrible au coupable ? En Angleterre, un simple emprisonnement fait mal à propos est réparé par le ministre qui l’a ordonné ; mais en France, l’innocent qui a été plongé dans les cachots, qui a été appliqué à la torture, n’a nulle consolation à espérer, nul dommage à répéter contre personne ; il reste flétri pour jamais dans la société. L’innocent flétri ! et pourquoi ? parce qu’il a été disloqué ! il ne devrait exciter que la pitié et le respect. La recherche des crimes exige des rigueurs : c’est une guerre que la justice humaine fait à la méchanceté ; mais il y a de la générosité et de la compassion jusque dans la guerre. Le brave est compatissant ; faudrait-il que l’homme de loi fût barbare ?

Comparons seulement ici, en quelques points, la procédure criminelle des Romains avec la nôtre.

Chez les Romains, les témoins étaient entendus publiquement, en présence de l’accusé, qui pouvait leur répondre, les interroger lui-même, ou leur mettre en tête un avocat. Cette procédure était noble et franche, elle respirait la magnanimité romaine.

Chez nous tout se fait secrètement. Un seul juge, avec son greffier, entend chaque témoin l’un après l’autre. Cette pratique, établie par François Ier, fut autorisée par les commissaires qui rédigèrent l’ordonnance de Louis XIV, en 1670. Une méprise seule en fut la cause.

On s’était imaginé, en lisant le code de Testibus, que ces mots[3] testes intrare judicii secretum signifiaient que les témoins étaient interrogés en secret. Mais secretum signifie ici le cabinet du juge. Intrare secretum, pour dire parler secrètement, ne serait pas latin. Ce fut un solécisme qui fit cette partie de notre jurisprudence.

Les déposants sont, pour l’ordinaire, des gens de la lie du peuple, et à qui le juge, enfermé avec eux, peut faire dire tout ce qu’il voudra. Ces témoins sont entendus une seconde fois, toujours en secret, ce qui s’appelle récolement. Et si, après ce récolement, ils se rétractent dans leurs dépositions, ou s’ils les changent dans des circonstances essentielles, ils sont punis comme faux témoins. De sorte que lorsqu’un homme d’un esprit simple, et ne sachant pas s’exprimer, mais ayant le cœur droit, et se souvenant qu’il en a dit trop ou trop peu, qu’il a mal entendu le juge, ou que le juge l’a mal entendu, révoque ce qu’il a dit par un principe de justice, il est puni comme un scélérat, et il est forcé souvent de soutenir un faux témoignage, par la seule crainte d’être traité en faux témoin.

En fuyant, il s’expose à être condamné, soit que le crime ait été prouvé, soit qu’il ne l’ait pas été. Quelques jurisconsultes, à la vérité, ont assuré que le contumax ne devait pas être condamné si le crime n’était pas clairement prouvé ; mais d’autres jurisconsultes, moins éclairés, et peut-être plus suivis, ont eu une opinion contraire : ils ont osé dire que la fuite de l’accusé était une preuve du crime ; que le mépris qu’il marquait pour la justice, en refusant de comparaître, méritait le même châtiment que s’il était convaincu. Ainsi, suivant la secte des jurisconsultes que le juge aura embrassée, l’innocent sera absous ou condamné.

C’est un grand abus, dans la jurisprudence française, que l’on prenne souvent pour loi les rêveries et les erreurs, quelquefois cruelles, d’hommes sans aveu qui ont donné leurs sentiments pour des lois.

Sous le règne de Louis XIV on a fait deux ordonnances qui sont uniformes dans tout le royaume. Dans la première[4], qui a pour objet la procédure civile, il est défendu aux juges de condamner, en matière civile, sur défaut, quand la demande n’est pas prouvée ; mais dans la seconde[5], qui règle la procédure criminelle, il n’est point dit que, faute de preuves, l’accusé sera renvoyé. Chose étrange ! la loi dit qu’un homme à qui on demande quelque argent ne sera condamné par défaut qu’au cas que la dette soit avérée ; mais s’il est question de la vie, c’est une controverse au barreau de savoir si l’on doit condamner le contumax quand le crime n’est pas prouvé ; et la loi ne résout pas la difficulté.

Quand l’accusé a pris la fuite, vous commencez par saisir et annoter tous ses biens[6] ; vous n’attendez pas seulement que la procédure soit achevée. Vous n’avez encore aucune preuve, vous ne savez pas encore s’il est innocent ou coupable, et vous commencez par lui faire des frais immenses !

C’est une peine, dites-vous, dont vous punissez sa désobéissance au décret de prise de corps. Mais l’extrême rigueur de votre pratique criminelle ne le force-t-elle pas à cette désobéissance ?

Un homme est-il accusé d’un crime, vous l’enfermez d’abord dans un cachot affreux ; vous ne lui permettez communication avec personne ; vous le chargez de fers, comme si vous l’aviez déjà jugé coupable. Les témoins qui déposent contre lui sont entendus secrètement ; il ne les voit qu’un moment à la confrontation ; avant d’entendre leurs dépositions, il doit alléguer les moyens de reproches qu’il a contre eux ; il faut les circonstancier ; il faut qu’il nomme au même instant toutes les personnes qui peuvent appuyer ces moyens ; il n’est plus admis aux reproches après la lecture des dépositions. S’il montre aux témoins, ou qu’ils ont exagéré des faits, ou qu’ils en ont omis d’autres, ou qu’ils se sont trompés sur des détails, la crainte du supplice les fera persister dans leur parjure. Si des circonstances que l’accusé aura énoncées dans son interrogatoire sont rapportées différemment par les témoins, c’en sera assez à des juges, ou ignorants, ou prévenus, pour condamner un innocent.

Quel est l’homme que cette procédure n’épouvante pas ? quel est l’homme juste qui puisse être sûr de n’y pas succomber ? Ô juges ! voulez-vous que l’innocent accusé ne s’enfuie pas, facilitez-lui les moyens de se défendre.

La loi semble obliger le magistrat à se conduire envers l’accusé plutôt en ennemi qu’en juge. Ce juge est le maître d’ordonner[7] la confrontation du prévenu avec le témoin, ou de l’omettre. Comment une chose aussi nécessaire que la confrontation peut-elle être arbitraire ?

L’usage semble en ce point contraire à la loi, qui est équivoque ; il y a toujours confrontation, mais le juge ne confronte pas toujours tous les témoins ; il omet souvent ceux qui ne lui semblent pas faire une charge considérable : cependant tel témoin qui n’a rien dit contre l’accusé dans l’information peut déposer en sa faveur à la confrontation. Le témoin peut avoir oublié des circonstances favorables au prévenu ; le juge même peut n’avoir pas senti d’abord la valeur de ces circonstances, et ne les avoir pas rédigées. Il est donc très-important que l’on confronte tous les témoins avec le prévenu, et qu’en ce point la confrontation ne soit pas arbitraire.

S’il s’agit d’un crime, le prévenu ne peut avoir d’avocat ; alors il prend le parti de la fuite : c’est ce que toutes les maximes du barreau lui conseillent ; mais, en fuyant, il peut être condamné, soit que le crime ait été prouvé, soit qu’il ne l’ait pas été. Ainsi donc un homme à qui l’on demande quelque argent n’est condamné par défaut qu’au cas que la dette soit avérée ; mais s’il est question de sa vie, on peut le condamner par défaut quand le crime n’est pas constaté. Quoi donc ! la loi aurait fait plus de cas de l’argent que de la vie ? Ô juges ! consultez le pieux Antonin et le bon Trajan ; ils défendent que les absents soient[8] condamnés.

Quoi ! votre loi permet qu’un concussionnaire, un banqueroutier frauduleux ait recours au ministère d’un avocat; et très-souvent un homme d’honneur est privé de ce secours ! S’il peut se trouver une seule occasion où un innocent serait justifié par le ministère d’un avocat, n’est-il pas clair que la loi qui l’en prive est injuste ?

Le premier président de Lamoignon disait contre cette loi que « l’avocat ou conseil qu’on avait accoutumé de donner aux accusés n’est point un privilége accordé par les ordonnances ni par les lois : c’est une liberté acquise par le droit naturel, qui est plus ancien que toutes les lois humaines. La nature enseigne à tout homme qu’il doit avoir recours aux lumières des autres quand il n’en a pas assez pour se conduire, et emprunter du secours quand il ne se sent pas assez fort pour se défendre. Nos ordonnances ont retranché aux accusés tant d’avantages qu’il est bien juste de leur conserver ce qui leur reste, et principalement l’avocat qui en fait la partie la plus essentielle. Que si l’on veut comparer notre procédure à celle des Romains et des autres nations, on trouvera qu’il n’y en a point de si rigoureuse que celle que l’on observe en France, particulièrement depuis l’ordonnance de 1539[9] ».

Cette procédure est bien plus rigoureuse depuis l’ordonnance de 1670. Elle eût été plus douce, si le plus grand nombre des commissaires eût pensé comme M. de Lamoignon.

Le parlement de Toulouse a un usage bien singulier dans les preuves par témoins. On admet ailleurs des demi-preuves, qui au fond ne sont que des doutes : car on sait qu’il n’y a point de demi-vérités ; mais à Toulouse on admet des quarts et des huitièmes de preuves. On y peut regarder, par exemple, un ouï-dire comme un quart, un autre ouï-dire plus vague comme un huitième ; de sorte que huit rumeurs qui ne sont qu’un écho d’un bruit mal fondé peuvent devenir une preuve complète ; et c’est à peu près sur ce principe que Jean Calas fut condamné à la roue[10]. Les lois romaines exigeaient des preuves luce meridiana clariores.



  1. Plusieurs alinéas de ce paragraphe ont été reproduits par Voltaire, en 1769, dans le chapitre xiii du Précis du Siècle de Louis XV ; voyez tome XV, p. 423, 424, 425, 426 ; et, en 1771, dans l’article Criminel des Questions sur l’Encyclopédie ; voyez tome XVIII, page 280.
  2. Aujourd’hui la législation est uniforme en France.
  3. Voyez Bornier, titre vi, article ii, des Informations. (Note de Voltaire.)
  4. Qui est de 1667.
  5. Qui est de 1670.
  6. Cette disposition et beaucoup d’autres non moins révoltantes ont été conservées dans le Code d’Instruction criminelle, qui est de 1808, mais ne peuvent être longtemps encore maintenues. 1831. (B.)
  7. Et, si besoin est, confrontez, dit l’ordonnance de 1670, titre xv, article Ier. (Note de Voltaire.)
  8. Digest., loi I, lib. XLIX, tit. xvii, de Requirendis vel Absentibus damnandis ; et loi V, lib. XLVIII, tit. xix, de Pœnis. (Note de Voltaire.)
  9. Procès-verbal de l’ordonnance, page 163. (id.)
  10. Voyez tome XXIV, pages 365-408 ; et dans le présent volume, page 18.