À valider

Commentaire sur Des Délits et des Peines/Édition Garnier/21

La bibliothèque libre.
Aller à la navigation Aller à la recherche


XXI.
de la confiscation attachée à tous les délits dont on a parlé.[1]

C’est une maxime reçue au barreau : « Qui confisque le corps confisque les biens ; » maxime en vigueur dans les pays où la coutume tient lieu de loi. Ainsi, comme nous venons de le dire, on y fait mourir de faim les enfants de ceux qui ont terminé volontairement leurs tristes jours, comme les enfants des meurtriers. Ainsi une famille entière est punie dans tous les cas pour la faute d’un seul homme.

Ainsi lorsqu’un père de famille aura été condamné aux galères perpétuelles par une sentence arbitraire[2], soit pour avoir donné retraite chez soi à un prédicant, soit pour avoir écouté son sermon dans quelque caverne ou dans quelque désert, la femme et les enfants sont réduits à mendier leur pain.

Cette jurisprudence, qui consiste à ravir la nourriture aux orphelins, et à donner à un homme le bien d’autrui, fut inconnue dans tout le temps de la république romaine. Sylla l’introduisit dans ses proscriptions. Il faut avouer qu’une rapine inventée par Sylla n’était pas un exemple à suivre. Aussi cette loi, qui semblait n’être dictée que par l’inhumanité et l’avarice, ne fut suivie ni par César, ni par le bon empereur Trajan, ni par les Antonins, dont toutes les nations prononcent encore le nom avec respect et avec amour. Enfin, sous Justinien, la confiscation n’eut lieu que pour le crime de lèse-majesté.

Il semble que, dans les temps de l’anarchie féodale, les princes et les seigneurs des terres, étant très-peu riches, cherchassent à augmenter leur trésor par les condamnations de leurs sujets, et qu’on voulût leur faire un revenu du crime. Les lois, chez eux, étant arbitraires, et la jurisprudence romaine ignorée, les coutumes ou bizarres ou cruelles prévalurent. Mais aujourd’hui que la puissance des souverains est fondée sur des richesses immenses et assurées, leur trésor n’a pas besoin de s’enfler des faibles débris d’une famille malheureuse ; ils sont abandonnés pour l’ordinaire au premier qui les demande. Mais est-ce à un citoyen à s’engraisser des restes du sang d’un autre citoyen ?

La confiscation n’est point admise dans les pays où le droit romain est établi, excepté le ressort du parlement de Toulouse. Elle ne l’est point dans quelques pays coutumiers, comme le Bourbonnais, le Berry, le Maine, le Poitou, la Bretagne, où au moins elle respecte les immeubles. Elle était établie autrefois à Calais, et les Anglais l’abolirent lorsqu’ils en furent les maîtres. Il est assez étrange que les habitants de la capitale vivent sous une loi plus rigoureuse que ceux des petites villes : tant il est vrai que la jurisprudence a été souvent établie au hasard, sans régularité, sans uniformité, comme on bâtit des chaumières dans un village.

Qui croirait que, l’an 1673, dans le beau siècle de la France, l’avocat général Omer Talon ait parlé ainsi en plein parlement, au sujet d’une demoiselle de Canillac[3] ?

« Au chapitre xiii du Deutéronome Dieu dit : Si tu te rencontres dans une ville et dans un lieu où règne l’idolâtrie, mets tout au fil de l’épée, sans exception d’âge, de sexe, ni de condition. Rassemble dans les places publiques toutes les dépouilles de la ville ; brûle-la tout entière avec ses dépouilles, et qu’il ne reste qu’un monceau de cendres de ce lieu d’abomination. En un mot, fais-en un sacrifice au Seigneur, et qu’il ne demeure rien en tes mains des biens de cet anathème.

« Ainsi, dans le crime de lèse-majesté, le roi était maître des biens, et les enfants en étaient privés. Le procès ayant été fait à Naboth, quia maledixerat regi, le roi Achab se mit en possession de son héritage. David, étant averti que Miphiboseth s’était engagé dans la rébellion, donna tous ses biens à Siba, qui lui en apporta la nouvelle : Tua sint omnia quæ fuerunt Miphiboseth[4]. »

Il s’agit de savoir qui héritera des biens de Mlle de Canillac, biens autrefois confisqués sur son père, abandonnés par le roi à un garde du trésor royal, et donnés ensuite par le garde du trésor royal à la testatrice. Et c’est sur ce procès d’une fille d’Auvergne qu’un avocat général s’en rapporte à Achab, roi d’une partie de la Palestine, qui confisqua la vigne de Naboth après avoir assassiné le propriétaire par le poignard de la justice : action abominable qui est passée en proverbe pour inspirer aux hommes l’horreur de l’usurpation. Assurément la vigne de Naboth n’avait aucun rapport avec l’héritage de Mlle de Canillac. Le meurtre et la confiscation des biens de Miphiboseth, petit-fils du roi Saül, et fils de Jonathas, ami et protecteur de David, n’ont pas une plus grande affinité avec le testament de cette demoiselle.

C’est avec cette pédanterie, avec cette démence de citations étrangères au sujet, avec cette ignorance des premiers principes de la nature humaine, avec ces préjugés mal conçus et mal appliqués, que la jurisprudence a été traitée par des hommes qui ont eu de la réputation dans leur sphère. On laisse aux lecteurs à se dire ce qu’il est superflu qu’on leur dise.



  1. Voltaire a, en 1769, reproduit tout ce paragraphe dans le chapitre xiii du Précis du Siècle de Louis XV ; voyez tome XV, page 421. En 1771, il le reproduisit, avec quelques différences, dans l’article Confiscation des Questions sur l’Encyclopédie ; voyez tome XVIII, page 233.
  2. Voyez l’édit de 1724, 14 mai, publié à la sollicitation du cardinal de Fleury, revu par lui. (Note de Voltaire.)
  3. Journal du Palais, tome I, page 444. (Note de Voltaire.)
  4. II. Rois, xvi, 4.