À valider

Commentaire sur Des Délits et des Peines/Édition Garnier/5

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V.
des profanations.

Louis IX, roi de France, placé par ses vertus au rang des saints, fit d’abord une loi contre les blasphémateurs. Il les condamnait à un supplice nouveau : on leur perçait la langue avec un fer ardent. C’était une espèce de talion ; le membre qui avait péché en souffrait la peine. Mais il était fort difficile de décider ce qui est un blasphème. Il échappe dans la colère, ou dans la joie, ou dans la simple conversation, des expressions qui ne sont, à proprement parler, que des explétives, comme le sela et le vah des Hébreux ; le pol et l’ædepol des Latins ; et comme le per deos immortales, dont on se servait à tout propos, sans faire réellement un serment par les dieux immortels.

Ces mots, qu’on appelle jurements, blasphèmes, sont communément des termes vagues qu’on interprète arbitrairement. La loi qui les punit semble prise de celle des Juifs, qui dit : « Tu ne prendras point le nom de Dieu en vain[1]. » Les plus habiles interprètes croient que cette loi défend le parjure ; et ils ont d’autant plus raison que le mot shavé, qu’on a traduit par en vain, signifie proprement le parjure. Or quel rapport le parjure peut-il avoir avec ces mots qu’on adoucit par cadédis, sangbleu, ventrebleu, corbleu[2] ?

Les Juifs juraient par la vie de Dieu : Vivit Dominus. C’était une formule ordinaire. Il n’était donc défendu que de mentir au nom de Dieu, qu’on attestait.

Philippe-Auguste, en 1181, avait condamné les nobles de son domaine qui prononceraient têtebleu, ventrebleu, corbleu, sangbleu, à payer une amende, et les roturiers à être noyés. La première partie de cette ordonnance parut puérile ; la seconde était abominable. C’était outrager la nature que de noyer des citoyens pour la même faute que les nobles expiaient pour deux ou trois sous de ce temps-là. Aussi cette étrange loi resta sans exécution, comme tant d’autres, surtout quand le roi fut excommunié et son royaume mis en interdit par le pape Célestin III.

Saint Louis, transporté de zèle, ordonna indifféremment qu’on perçât la langue, ou qu’on coupât la lèvre supérieure à quiconque aurait prononcé ces termes indécents. Il en coûta la langue à un gros bourgeois de Paris, qui s’en plaignit au pape Innocent IV. Ce pontife remontra fortement au roi que la peine était trop forte pour le délit. Le roi s’abstint désormais de cette sévérité. Il eût été heureux pour la société humaine que les papes n’eussent jamais affecté d’autre supériorité sur les rois.

L’ordonnance de Louis XIV, de l’année 1666, statue :

« Que ceux qui seront convaincus d’avoir juré et blasphémé le saint nom de Dieu, de sa très-sainte mère ou de ses saints, seront condamnés : pour la première fois, à une amende ; pour la seconde, tierce et quatrième fois, à une amende double, triple et quadruple ; pour la cinquième fois, au carcan ; pour la sixième fois, au pilori, et auront la lèvre supérieure coupée ; et la septième fois auront la langue coupée tout juste. »

Cette loi paraît sage et humaine ; elle n’inflige une peine cruelle qu’après six rechutes qui ne sont pas présumables.

Mais pour des profanations plus grandes qu’on appelle sacriléges, nos collections de jurisprudence criminelle, dont il ne faut pas prendre les décisions pour des lois, ne parlent que du vol fait dans les églises, et aucune loi positive ne prononce même la peine du feu : elles ne s’expliquent pas sur les impiétés publiques, soit qu’elles n’aient pas prévu de telles démences, soit qu’il fût trop difficile de les spécifier. Il est donc réservé à la prudence des juges de punir ce délit. Cependant la justice ne doit rien avoir d’arbitraire.

Dans un cas aussi rare, que doivent faire les juges ? Consulter l’âge des délinquants, la nature de leur faute, le degré de leur méchanceté, de leur scandale, de leur obstination, le besoin que le public peut avoir ou n’avoir pas d’une punition terrible. « Pro qualitate personæ, proque rei conditione et temporis et ætatis et sexus, vel severius vel clementius[3] statuendum. » Si la loi n’ordonne point expressément la mort pour ce délit, quel juge se croira obligé de la prononcer ? S’il faut une peine, si la loi se tait, le juge doit, sans difficulté, prononcer la peine la plus douce, parce qu’il est homme.

Les profanations sacriléges ne sont jamais commises que par de jeunes débauchés : les punirez-vous aussi sévèrement que s’ils avaient tué leurs frères ? Leur âge plaide en leur faveur : ils ne peuvent disposer de leurs biens, parce qu’ils ne sont point supposés avoir assez de maturité dans l’esprit pour voir les conséquences d’un mauvais marché ; ils n’en ont donc pas eu assez pour voir la conséquence de leur emportement impie.

Traiterez-vous un jeune dissolu[4] qui, dans son aveuglement, aura profané une image sacrée, sans la voler, comme vous avez traité la Brinvilliers, qui avait empoisonné son père et sa famille ? Il n’y a point de loi expresse contre ce malheureux ; et vous en feriez une pour le livrer au plus grand supplice ! Il mérite un châtiment exemplaire ; mais mérite-t-il des tourments qui effrayent la nature et une mort épouvantable ?

Il a offensé Dieu ; oui, sans doute, et très-gravement. Usez-en avec lui comme Dieu même. S’il fait pénitence, Dieu lui pardonne. Imposez-lui une pénitence forte, et pardonnez-lui.

Votre illustre Montesquieu a dit : « Il faut honorer la Divinité, et non la venger[5]. » Pesons ces paroles : elles ne signifient pas qu’on doive abandonner le maintien de l’ordre public ; elles signifient, comme le dit le judicieux auteur Des Délits et des Peines, qu’il est absurde qu’un insecte croie venger l’Être suprême. Ni un juge de village, ni un juge de ville, ne sont des Moïse et des Josué.



  1. Exode, xx, 7.
  2. On lit dans l’édition originale : « Or, quel rapport le parjure peut-il avoir avec ces mots cabo de dios, cadédis, sangbleu, ventrebleu, corpo di dio ? » Le texte actuel est de 1767.
  3. Titre xiii. Ad legem Juliam. (Note de Voltaire.)
  4. Voyez, page 503, la Relation de la mort du chevalier de La Barre.
  5. Esprit des lois, xii, 4.