À valider

Commentaire sur Des Délits et des Peines/Édition Garnier/4

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IV.
de l’extirpation des hérésies.[1]

Il faut, ce me semble, distinguer dans une hérésie l’opinion et la faction. Dès les premiers temps du christianisme, les opinions furent partagées. Les chrétiens d’Alexandrie ne pensaient pas, sur plusieurs points, comme ceux d’Antioche. Les Achaïens étaient opposés aux Asiatiques. Cette diversité a duré dans tous les temps, et durera vraisemblablement toujours. Jésus-Christ, qui pouvait réunir tous ses fidèles dans le même sentiment, ne l’a pas fait : il est donc à présumer qu’il ne l’a pas voulu, et que son dessein était d’exercer toutes ses Églises à l’indulgence et à la charité en leur permettant des systèmes différents, qui tous se réunissaient à le reconnaître pour leur chef et leur maître. Toutes ces sectes, longtemps tolérées par les empereurs, ou cachées à leurs yeux, ne pouvaient se persécuter et se proscrire les unes les autres, puisqu’elles étaient également soumises aux magistrats romains ; elles ne pouvaient que disputer. Quand les magistrats les poursuivirent, elles réclamèrent toutes également le droit de la nature ; elles dirent : Laissez-nous adorer Dieu en paix ; ne nous ravissez pas la liberté, que vous accordez aux Juifs. Toutes les sectes aujourd’hui peuvent tenir le même discours à ceux qui les oppriment. Elles peuvent dire aux peuples qui ont donné des priviléges aux Juifs : Traitez-nous comme vous traitez ces enfants de Jacob ; laissez-nous prier Dieu, comme eux, selon notre conscience ; notre opinion ne fait pas plus de tort à votre État que n’en fait le judaïsme. Vous tolérez les ennemis de Jésus-Christ : tolérez-nous donc, nous qui adorons Jésus-Christ, et qui ne différons de vous que sur des subtilités de théologie ; ne vous privez pas vous-mêmes de sujets utiles. Il vous importe qu’ils travaillent à vos manufactures, à votre marine, à la culture de vos terres ; et il ne vous importe point qu’ils aient quelques autres articles de foi que vous. C’est de leurs bras que vous avez besoin, et non de leur catéchisme.

La faction est une chose toute différente. Il arrive toujours, et nécessairement, qu’une secte persécutée dégénère en faction. Les opprimés se réunissent et s’encouragent. Ils ont plus d’industrie pour fortifier leur parti que la secte dominante n’en a pour l’exterminer. Il faut, ou qu’ils soient écrasés, ou qu’ils écrasent. C’est ce qui arriva après la persécution excitée en 303 par le césar Galérius, les deux dernières années de l’empire de Dioclétien. Les chrétiens, ayant été favorisés par Dioclétien pendant dix-huit années entières, étaient devenus trop nombreux et trop riches pour être exterminés : ils se donnèrent à Constance Chlore ; ils combattirent pour Constantin son fils, et il y eut une révolution entière dans l’empire.

On peut comparer les petites choses aux grandes, quand c’est le même esprit qui les dirige. Une pareille révolution est arrivée en Hollande, en Écosse, en Suisse. Quand Ferdinand et Isabelle chassèrent d’Espagne les Juifs, qui y étaient établis, non-seulement avant la maison régnante, mais avant les Maures et les Goths, et même avant les Carthaginois, les Juifs auraient fait une révolution en Espagne s’ils avaient été aussi guerriers que riches, et s’ils avaient pu s’entendre avec les Arabes.

En un mot, jamais secte n’a changé le gouvernement que quand le désespoir lui a fourni des armes, Mahomet lui-même n’a réussi que pour avoir été chassé de la Mecque, et parce qu’on y avait mis sa tête à prix.

Voulez-vous donc empêcher qu’une secte ne bouleverse un État, usez de tolérance ; imitez la sage conduite que tiennent aujourd’hui l’Allemagne, l’Angleterre, la Hollande. Il n’y a d’autre parti à prendre en politique, avec une secte nouvelle, que de faire mourir sans pitié les chefs et les adhérents, hommes, femmes, enfants, sans en excepter un seul, ou de les tolérer quand la secte est nombreuse. Le premier parti est d’un monstre, le second est d’un sage.

Enchaînez à l’État tous les sujets de l’État par leur intérêt ; que le quaker et le Turc trouvent leur avantage à vivre sous vos lois. La religion est de Dieu à l’homme ; la loi civile est de vous à vos peuples.



  1. Ce paragraphe, reproduit en 1771 dans les Questions sur l’Encyclopédie, y formait la seconde section de l’article Hérésie ; voyez tome XIX, page 336.