Commentaire sur la grammaire Esperanto 1903/Ch13

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L’ORDRE DES MOTS

Ici nous ne pouvons donner de principes absolus d’autant que l’Esperanto possède une liberté d’allure que le français a connue, mais qu’il ne connaît plus.

En effet, grâce à l’n accusatif qui distingue nettement le complément direct du sujet, et aux diverses prépositions qui, en Esperanto, ne laissent aucun doute sur les autres fonctions des mots, la langue peut être infiniment plus inversive que le français. Aussi se prête-t-elle d’une façon remarquable à la traduction et à l’émission naturelle de la pensée. La lecture attentive de bons textes esperanto vous familiarisera vite avec la construction dans cette langue, et, cela fait, votre oreille vous mettra facilement en garde contre le voisinage peu euphonique de certains mots.

Cependant, gardez-vous bien de prendre, par une recherche exagérée d’euphonie, des dispositions peu naturelles qui vous feraient perdre une qualité cent fois plus importante : la clarté.

Laissons ce travers au latin, ne l’imitons pas.

Ce que nous venons de dire élimine a fortiori toute construction calquée sur la construction allemande, qui est vraiment trop spéciale pour pouvoir être imitée en Esperanto. D’ailleurs, nos voisins s’en rendent si bien compte que, pas plus en Esperanto que dans les autres langues, ils ne rangent les mots comme dans la leur.

Pour donner une idée de la souplesse et des ressources que l’Esperanto présente, au point de vue de la construction, sans rien perdre au point de vue de la clarté, nous allons examiner les différentes façons dont il peut ranger les mots de cette phrase française : J’ai rencontré Pierre auprès de l’église. Nous ne pouvons, en français, que lui laisser l’ordre qu’elle a. L’Esperanto en rangera les mots de trois façons différentes sans qu’elle perde rien de sa clarté, de sa légèreté, ni de son intelligibilité.

1o Mi renkontis Petron apud la preĝejo.

2o Apud la preĝejo mi renkontis Petron.

3o Petron mi renkontis apud la preĝejo.

Place de l’adjectif. — Le qualificatif précède ou suit à volonté le nom qu’il qualifie.

Exemple. — Via ĝentila letero ou via letero ĝentila. Votre aimable lettre.

Le déterminatif précède généralement.

Exemple. — Tiu ĉi homo. Cet homme. — Du soldatoj.

Deux soldats. — Kia patro, tia filo. Tel père, tel fils. — Mia amiko. Mon ami.

Cependant, si l’on veut donner au substantif une note caressante, on peut mettre le possessif après.

Exemples. — Filo mia. Mon (cher) fils. — Koro mia. Mon (cher) cœur. — Kara mia. Mon bien cher.

Place de l’adverbe. — Généralement à côté du mot sur lequel il porte, avant ou après[1].

Exemple. — Li afable respondis al mi ou li respondis afable al mi.

Il fait généralement mieux avant. C’est avant, dans tous les cas, qu’il faut mettre tre, pli, plej, malpli, sufiĉe, iom, multe et la négation ne. De même pour tiel, kiel, kiom.

Par conséquent la négation se place où, en français, se trouve ne.

Exemple. — Je ne veux pas. Mi ne volas.

Complément direct. — Il ne se trouve pas nécessairement après le verbe, comme en français. Si l’esprit est dominé par l’idée du complément, il peut très bien précéder le sujet.

Ainsi je puis dire tout aussi bien : Vian leteron mi ricevis que Mi ricevis vian leteron.

Le sujet. — Le sujet pourra très bien suivre le verbe dans une incidente.

Exemple. — Vous devez, me dit-il, tout supporter sans plainte. Vi devas, diris li al mi, ĉion elporti sen plendo.

Remarque. — Dans une question, laissez le sujet avant le verbe, l’adverbe interrogatif ĉu suffisant amplement à marquer l’interrogation.

Exemple. — Ĉu via patro venos kun vi ? Votre père viendra-t-il avec vous ? Ĉu li respondis ? A-t-il répondu ?

Prépositions. — Toujours avant leur complément.

Exemples. — Scribu al li. Écrivez-lui. — Li atendis antaŭ la pordo kun tri amikoj. Il attendait devant la porte avec trois amis.

Conjonctions. — Toujours avant les verbes, ce qui ne veut pas dire immédiatement.

Exemples. — Dum mi legos. Pendant que je lirai. — Se, antaŭ mia reveno, la juĝisto alvenus, vi dirus al li, ke mi ne forestos longe. Si, avant mon retour, le juge arrivait, vous lui diriez que je ne serai pas absent longtemps[2].


Liaison. — Sans tomber dans le travers d’une construction trop soucieuse de l’euphonie, nous ne devons pas négliger de prendre les dispositions qui, sans rien enlever à la compréhension facile de l’Esperanto, peuvent rendre la phrase plus coulante et plus harmonieuse. Nous disons cela surtout pour le style soigné.

Il va de soi, notamment, que si la liaison des mots entre eux se trouve facilitée par un arrangement spécial qui n’enlève rien à la clarté, nous aurions tort de ne pas le prendre.

Ainsi, à chaque instant, un accusatif pluriel peut faire liaison avec un mot commençant par une voyelle, à l’aide d’une construction parfaitement claire. Souvenons-nous-en à l’occasion. Si je dis : La libroj, kiujn li donis al mi, on a comme un peu de peine à bien articuler l’n de l’accusatif à cause de la lettre l qui suit. Au contraire, si je dis : La libroj, kiujn al mi li donis, il y a liaison harmonieuse et la clarté n’y perd rien. Inspirez-vous de cette remarque dans des cas analogues.

L’Esperanto visant avant tout à la facilité, à la clarté, ne recule pas devant l'hiatus. D’ailleurs, le choc des voyelles ne déplaisait pas au dialecte ionien, la plus douce langue, a-t-on dit, qu’aient parlée les hommes. En français, l’hiatus n’effraie qu’en vers, encore est-il constant dans le corps même des mots. Quoi qu’il en soit, en prose il ne nous fait pas peur. Ne disons-nous pas couramment : Il passera à Agen. Elle a à arranger, etc. L’hiatus a donc bien droit à l’indulgence dans une langue entravée, sous ce rapport, par le besoin autrement important de la facilité et de la clarté. Cependant, nous pouvons aisément éviter l’hiatus à chaque instant en changeant un mot de place. Si je dis : Bona amiko, j’ai un hiatus, les a se choquant. Mais ne puis-je dire tout aussi clairement : Amiko bona ? Inspirez-vous encore de cette remarque, pour éviter à l’occasion l’entre-choquement des mêmes voyelles.


  1. Seulement, il faut bien faire attention à ce qu’il n’y ait pas amphibologie. Ainsi la phrase : Li desiras ekstreme riĉiĝi, car on ne sait si ekstreme porte sur desiras ou sur riĉiĝi. Veut-un dire : Il desire extrêmement devenir riche, ou bien : Il désire devenir extrêmenent riche ? Dans le premier cas, il faut : Li ekstreme desiras riĉiĝi. Dans le second, il faut : Li desiras riĉiĝi ekstreme.
  2. Pour plus de détails sur ce point. voir page 135 : Construction de la phrase en Esperanto.