Commentaire sur la grammaire Esperanto 1903/Ch14

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Règle 16. — NOMINATIF OU ACCUSATIF DE CLARTÉ

Quand nous disons, en français : Je l’ai trouvé triste. — J’ai nommé mon fils Adolphe, et, dans une quantité de phrases analogues, il y a ambiguïté de sens.

En effet, on se demande s’il était réellement triste ou si, par erreur peut-être, vous l’avez trouvé tel. Voulez-vous dire que vous avez prononcé le nom de votre fils Adolphe, ou qu’à votre fils vous avez donné le nom d’Adolphe ? On ne le sait, et, pour fixer d’une façon précise, il nous faut une périphrase en français.

Dans ces cas-là, l’Esperanto met le qualificatif (triste, Adolphe ici) à l’accusatif, si vraiment la qualité appartient à l’objet. Au contraire, il met le qualificatif au nominatif, si on lui attribue cette qualité qu’auparavant il n’avait pas ou que peut-être même il n’a pas.

Ainsi, avec le qualificatif à l’accusatif, Mi trovis lin ĉagrenan, il est vraiment triste, chagrin et, dans la même hypothèse, Mi nomis mian filon Adolfon, le fils a vraiment le nom d’Adolphe. Le père ne vient pas de le donner, il l’a seulement prononcé.

Par contre, avec le nominatif, Mi trovis lin ĉagrena, on n’affirme pas qu’il était réellement triste, mais seulement qu’il vous a paru tel. De même pour Mi nomis mian filon Adolfo, on ne dit pas qu’il avait réellement le nom d’Adolphe, mais justement qu’on vient de le lui donner.

Si je dis : Mi trovis la vinon bonan, j’obtiens en français cette traduction : J’ai trouvé le bon vin. Mais si je dis : Mi trovis la vinon bona, j’ai un tout autre sens, car j’obtiens en français : J’ai trouvé le vin bon.

Enfin avec la phrase Mi juĝis tiun ĉi homon senkulpan j’ai en français : J’ai jugé cet homme innocent (il l’était). Tandis que avec Mi juĝis tiun ĉi homon senkulpa j’obtiens comme sens : À mon jugement cet homme était innocent (je l’ai trouvé tel). Le français rend d’ailleurs couramment ces deux idées par la même forme et dit pour l’une comme pour l’autre : j’ai jugé cet homme innocent.

Maintenant vous devez comprendre pourquoi l’Esperanto met le qualificatif au nominatif dans les phrases suivantes : Vi nomas min feliĉa, sed mi ne estas tia. Vous me dites heureux, mais je ne le suis pas. — Vous le croyez meilleur qu’il n’est. Vi kredas lin pli bona, ol li estas. — Je l’estime capable de tout. Mi juĝas lin kapabla por ĉio. — Ceci m’a rendu très prudent. Tio ĉi faris min tre prudenta. — Pour rendre le verre incassable on… Por fari la vitron nerompebla, oni

Dans le dernier exemple j’obtiendrais un sens tout autre, si je disais : Por fari la vitron nerompeblan, car alors il ne s’agirait plus de rendre incassable un verre qui ne l’était pas, mais bien des procédés employés pour fabriquer le verre incassable. Les traductions de ces deux phrases seraient différentes en français. En effet, la première (avec rompebla) donne : Pour rendre le verre incassable, on… et la seconde (avec rompeblan) donne : Pour fabriquer le verre incassable, on… sens tout autre, comme on le voit.

En résumé, mettez le qualificatif à l’accusatif, si vraiment l’objet possède la qualité en question ; mettez le qualificatif au nominatif, si on donne à l’objet cette qualité qu’auparavant il n’avait pas ou que peut-être même il n’a pas.

Grâce à ce choix entre le nominatif et l’accusatif, l’idée est rendue, en Esperanto, sans périphrase et avec une justesse absolue.