Commentaire sur la grammaire Esperanto 1903/Ch2

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Règle 2. — LES SUBSTANTIFS

Le genre, le nombre, l’n accusatif.

Le nom, en Esperanto, est invariablement caractérisé par la lettre finale o[1]. Il n’ajoute rien à cette forme appelée nominatif, tant qu’il reste au singulier et joue le rôle de sujet. Il en est encore de même, s’il vient après une préposition. Ce dernier point résulte de la règle 8 de nos Manuels.

Exemples. — Le frère écrit et la sœur lit. La frato skribas kaj la fratino legas. — Du père. De la patro. — A l’ami. Al la amiko. — Pour l’enfant. Por la infano. — Avec son cousin. Kun sia kuso. — Par la main. Per la mano.

Le genre grammatical, complètement inutile dans une langue, comme le prouve l’anglais, n’existe pas en Esperanto. On n’y reconnaît que le sexe.

Le sexe des êtres féminins se marque en intercalant le suffixe in (femelle) entre la racine qui désigne l’être mâle et la caractéristique o de tout substantif esperanto.

Exemples. — Frère frato, sœur fratino ; cheval ĉevalo, jument ĉevalino ; aigle aglo, aigle femelle aglino.

Ce principe invariable épargne l’étude d’une infinité de mots. Il élimine de la grammaire les innombrables difficultés qu’y crée, dans nos langues, le genre grammatical pour l’article, l’adjectif, le pronom et le participe. Enfin, il permet à l’Esperanto de donner à tout être mâle son correspondant féminin, ce dont nos langues sont fort empêchées, en dépit de toutes leurs règles et de toutes leurs exceptions.

Le pluriel du nom se marque invariablement par j ajouté à l’o du singulier. Cette forme (oj) constitue le nominatif pluriel du nom. On l’emploie toutes les fois que le nom pluriel est sujet ou vient après une préposition.

Exemples.Patro père, patroj pères ; ĉevalo cheval, ĉevaloj chevaux ; fratino sœur, fratinoj sœurs ; aglino aigle femelle, aglinoj aigles femelles ; de la homoj des hommes.

Ce principe, qui s’applique à tous les mots de la langue susceptibles de recevoir le pluriel, débarrasse l’Esperanto de l’infinité de règles et d’exceptions dont sont encombrées nos langues pour la formation du pluriel dans les noms, les adjectifs et les participes.

L’n accusatif s’ajoute au substantif, tant au singulier qu’au pluriel, quand il joue le rôle de complément direct.

Exemples. — Mon père lit une lettre. Mia patro legas leteron. — Je vois des enfants. Mi vidas infanojn.

Pourquoi, diront certains, la complication de l’accusatif en Esperanto ? Puisque plusieurs langues flexionnelles ont déjà dépouillé toute déclinaison, le docteur Zamenhof aurait dû les imiter et ne pas introduire dans la sienne ce cas tout à fait inutile.

Il est très vrai que certaines langues flexionnelles se passent de l’accusatif aussi bien que des autres cas. Mais comment et à quel prix ? Là est toute la question.

Elles l’ont rejeté dans les noms et les adjectifs ; mais, pour ne pas devenir inintelligibles, elles ont dû le garder dans les pronoms personnels, relatifs, interrogatifs ou autres. Nous y rencontrons perpétuellement plusieurs formes pour la même personne. Ainsi, en français, nous avons : je, me, moi, — tu, te, toi, pour la première et la seconde personne du singulier et des deux genres ; il, le, lui, pour la troisième du masculin singulier ; elle, la, lui, pour la troisième du féminin singulier ; ils, les, eux, leur, pour la troisième personne du masculin pluriel ; elles, les, leur, pour la troisième du féminin pluriel ; se, soi, pour le pronom réfléchi ; qui, que, pour le pronom relatif, etc.

Pense-t-on qu’il puisse rentrer dans le programme d’une langue internationale simple et facile d’imposer à l’esprit cette multiplicité de formes et ce choix compliqué ? Eh bien ! l’Esperanto les évite le plus naturellement du monde par son principe de l’accusatif posé une fois pour toutes.

La langue internationale ne doit pas non plus présenter des phrases comme celles-ci : Pierre l’aime plus que moi. — Je l’écoute mieux que vous, où l’on ne sait si l’être représenté par moi et par vous aime ou est aimé, écoute ou est écouté. Grâce à l’accusatif l’Esperanto est absolument à l’abri d’amphibologies semblables.

Cette forme le débarrasse encore de toutes les règles que, sans elle, il faudrait établir pour l’ordre des mots. Elle vous dispense de principes rigides et souvent compliqués, comme ceux de notre construction française, dite logique, je ne sais pourquoi, puisqu’elle s’oppose continuellement à ce que je suive l’ordre des faits, et ne permet pas de mettre les mots où les place naturellement la pensée.

Enfin, grâce à l’accusatif, on ne se demande pas perpétuellement en Esperanto, comme en français, le sens exact de phrases analogues aux suivantes : L’enfant saute sur la table. — La souris court sous le lit. Est-on dans le lieu ou y va-t-on ? Il faut deviner, et souvent on s’y trompe. La présence ou l’absence de l’n accusatif me fixe immédiatement, en Esperanto. S’il se trouve à la fin du mot, on va dans le lieu ; s’il ne s’y trouve pas, on est dans le lieu.

Logique, clarté, souplesse, tel est le triple résultat de l’accusatif pour la langue Esperanto. ll en explique et en défend surabondamment l’existence. Loin d’être une complication inutile, ce cas est une réelle simplification qui donne à la langue une liberté d’allure et une aisance qu’elle ne pourrait avoir sans lui.

D’ailleurs, pour pouvoir rejeter l’accusatif, tout en restant logique et clair, il faudrait avoir deux formes pour certains pronoms et certaines prépositions. Nous devrions alors choisir entre deux formes comme nous choisissons entre deux cas. La simplification ne nous paraît pas appréciable. Il ne reste donc, en définitive, que des inconvénients sans aucun avantage.

  1. L’élision de l’o dont il est parlé à la règle 16 ne se pratique que dans les vers et pour les noms propres. On peut cependant dire : sinjor’profesoro, sinjor’doktoro, sinjor’admiralo, etc.