Complainte de la Dame de Nizon

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Complainte de la Dame de Nizon
Barzaz BreizDidier et Cie (p. 519).


COMPLAINTE DE LA DAME DE NIZON


— DIALECTE DE CORNOUAILLE —




Il n’y a pas longtemps, par une froide matinée de janvier, s’arrêtaient à ma porte deux pauvres paysannes des montagnes ; c’étaient de ces filles de l’Arèz qui vont tous les ans quêter au loin du chanvre qu’elles emportent chez elles pour le filer, au coin du feu, pendant les longues veillées d’hiver. Debout, devant chaque maison, leur baguette blanche à la main et leur besace en toile sur l’épaule, elles annoncent leur arrivée par des complaintes, seules fleurs dont elles puissent orner le seuil qui les reçoit en cette dure saison. Aucune n’ignore que parmi leurs chants de bienvenue, ceux-là me plaisent entre tous qui gardent le parfum du passé ; et cependant elles chantaient une complainte nouvelle. Mais les couplets, — elles le voyaient bien, — tombaient comme des larmes sur mon cœur.


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Hélas! hélas! elle est morte la dame du Plessix-Nizon ! Je vois comme un nuage noir qui cache entièrement le soleil.

— notre bonne petite mère, quand vous n’êtes plus, qui apaisera notre faim ? Qui nous donnera des vêtements et des remèdes ? Qui guérira nos plaies ?



Depuis la ville de Quimperlé jusqu’à Nizon, nous pleurions ; agenouillés au bord du chemin, pendant quatre lieues nous avons pleuré.

Nous avons pleuré, en suivant la charrette qui vous a conduite à la terre ; nous avons pleuré près de votre tombe, nous pleurerons pendant toute notre vie.

Quel deuil, hélas! au manoir! Quel deuil au pays, chère dame ! Adieu, notre mère douce et bonne, pourquoi nous avez-vous quittés ? —

— Pauvres, pauvres chéris ! vos pleurs sont au-dessus de toutes les louanges ; mais il ne faut pas pleurer quand notre mère est dans le bonheur ;

Quand elle est avec la sainte Vierge, avec Jésus et les apôtres, avec le saints et les saintes, avec ses deux filles, et son époux.

Le prêtre qui était près de son lit parlait pour elle d’une voix douce :
« Saints et saintes du ciel, venez recevoir mon âme ;

« Oh ! venez , afin que je puisse pour tout de bon aimer, avec vous, Dieu notre père, dans le Paradis, pendant l’éternité. »

C’est à ces mots qu’elle a passé.

Elle a passé doucement, comme en souriant, notre chère mère, comme si elle eût vu la porte du Paradis ouverte devant elle.

Celait la fête de Notre-Dame du Carmel, une belle fête pour mourir ! C’était le soir du vendredi, ce grand jour où mourut le Sauveur.

Cessez donc, chers pauvres, cessez de gémir ; ne pleurez pas, si vous l’aimez ; le blé était mûr, les anges l’ont coupé.

Le vieil arbre est tombé, le Maître a emporté son bien ; mais beaucoup de jeunes rejetons restent après lui très-serrés.

Les petits oiseaux pourront encore faire leurs nids sous les feuilles vertes, et chanter les louanges de Dieu qui ne laisse ni l’oiseau, ni l’homme dans le besoin.

Disons le De Profundis près de la tombe de la dame du Plessix, et qu’on écrive sur sa pierre : Ici repose la mère des pauvres.

L’auteur de cette complainte est un prêtre autrefois vicaire de la paroisse de Riec, qui aimait et aimera toujours la dame qui n’est plus.

Tant qu’il vivra il dira chaque matin un Memento pour sa vieille mère ; puisse-t-il aller la rejoindre dans le Paradis !




NOTES


Ne méritait-elle pas d’être ainsi chantée, de l’être par un prêtre et par les pauvres gens de la Bretagne, celle dont la tendresse, au moment suprême, s’épuisa dans ce cri suppliant : « Mes enfants, si vous avez souvenir de ma mémoire, n’abandonnez jamais les pauvres ; secourez les affligés, les malades ; ayez compassion de la veuve et des petits orphelins ; mes chers enfants, pensez aux peines des laboureurs ; regardez le ciel plutôt que la terre, l’éternité plutôt que le temps. »

Son élégie n’avait-elle pas droit à une place parmi les chants dont elle a recueilli la fleur ?

L’auteur, l’ancien vicaire de Riec, le bon et vénérable curé d’Eskibien, M. Stanguénec, qui a prêté son cœur aux malheureux pour pleurer ma mère et la leur, me pardonnera d’avoir trahi sa reconnaissance : j’ai voulu lui prouver la mienne.