Condorcet (Arago)/3

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 145-156).
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CONDORCET SUCCESSEUR DE GRANDJEAN DE FOUCHY COMME SECRÉTAIRE DE L’ACADÉMIE DES SCIENCES. — APPRÉCIATION DE SES ÉLOGES DES ACADÉMICIENS.


Fontenelle avait jeté tant d’éclat sur les fonctions de secrétaire de l’Académie des sciences, qu’à sa mort personne ne voulut lui succéder. Après bien des sollicitations, Mairan consentit à occuper provisoirement ces fonctions, pour laisser à la compagnie savante le temps de faire un choix dont elle n’eût pas après coup à se repentir. On comprit enfin que le seul moyen d’éviter toute comparaison écrasante, serait de donner au neveu de Corneille un successeur résigné à ne pas l’imiter, et qui pût désarmer la critique par son extrême modestie. C’est dans ces circonstances qu’en 1743 Grandjean de Fouchy devint l’organe officiel de l’ancienne Académie.

Fouchy occupait cette place depuis plus de trente années, lorsque Condorcet entra dans la compagnie savante. Les infirmités du secrétaire perpétuel, son âge, lui faisaient désirer d’avoir un collaborateur, et il jeta les yeux sur son plus jeune confrère. C’était créer une sorte de survivance. Cela révolta la portion de l’Académie qui s’associait ordinairement aux inspirations de Buffon. Les amis de d’Alembert ne montrèrent pas moins d’ardeur en sens inverse.

Il est rare que des principes abstraits passionnent les hommes à ce degré ; aussi, pour tout le monde, la question bien posée était celle-ci : Le successeur de Fontenelle s’appellera-t-il Bailly ou Condorcet ?

Entre de tels concurrents la lutte ne pouvait manquer d’être noble et loyale, en ce qui dépendait seulement d’eux. Condorcet, toute sa vie profondément modeste, crut qu’il avait à donner la mesure de son expérience, de son habileté dans l’art d’écrire, et se mit à composer des éloges académiques.

Le règlement de 1699 imposait au secrétaire perpétuel l’obligation de payer un tribut de regret à la mémoire des académiciens que la mort moissonnait. Telle est l’origine de tant de biographies souvent éloquentes, toujours ingénieuses, que Fontenelle a laissées et qui se rapportent toutes à l’intervalle compris entre la dernière année du xviie siècle et 1740. L’homme amoureux de sa tranquillité fait ce que le devoir lui prescrit, et jamais davantage. C’est dire que Fontenelle se garda bien de remonter, dans les annales de la compagnie, au delà du moment de son entrée en fonctions. L’admirable collection qu’il nous a laissée présentait ainsi une lacune de trente-trois ans. Les académiciens décédés entre 1666 et 1699 n’avaient point eu de biographies. C’est dans ce tiers de siècle que Condorcet trouva les sujets de ce qu’il appelait ses exercices, et parmi eux, des savants tels que Huygens, Roberval, Picard, Mariotte, Perrault, Roëmer, etc.

Ces premiers éloges sont écrits avec une connaissance parfaite des matières traitées par les académiciens, et d’un style simple, clair, précis. Condorcet disait en les adressant à Turgot : « Si j’avais pu y mettre un peu de clinquant, ils seraient plus à la mode ; mais la nature m’a refusé le talent de rassembler des mots, l’un de l’autre étonnés, hurlant d’effroi de se voir accouplés. Je m’humilie devant ceux qu’elle a mieux traités que moi. »

Condorcet se trompait en montrant tant de défiance pour un travail qui lui donna dans l’Académie une imposante majorité, et dont Voltaire, d’Alembert et Lagrange ne parlaient jamais qu’avec une grande estime.

Le 9 avril 1773, d’Alembert écrivait à Lagrange : « Condorcet méritait bien la survivance de la place de secrétaire, par les excellents éloges, qu’il vient de publier, des académiciens morts depuis 1699… Ils ont eu ici un succès unanime. »

« Cet ouvrage, disait Voltaire à la date du 1er mars 1774, est un monument bien précieux. Vous paraissez partout le maître de ceux dont vous parlez, mais un maître doux et modeste. C’est un roi qui fait l’histoire de ses sujets. »

Un pareil suffrage assignait aux premiers essais de Condorcet, sous le double rapport du fond et de la forme, un rang d’où la malveillance a vainement tenté de les faire descendre.

Condorcet était à peine entré en relation avec M. de Fouchy, qu’il en reçut la mission d’écrire plusieurs éloges, entre autres celui du géomètre Fontaine, mort le 21 août 1771. Des difficultés imprévues vinrent aussitôt l’assaillir. Lorsque Condorcet traçait les biographies des premiers membres de l’Académie des sciences, un siècle avait mis toutes choses à leur véritable place : personnes, travaux et découvertes ; alors, il ne s’agissait guère, pour l’écrivain, que de promulguer, en termes plus ou moins heureux, les arrêts irrévocables et déjà connus de la postérité.

Dorénavant il allait se trouver aux prises avec les exigences presque toujours aveugles des familles, avec des susceptibilités contemporaines, quelquefois amies, habituellement rivales ; enfin, avec des opinions basées sur des préjugés et des haines personnelles, autant dire avec ce qu’il y a dans le monde intellectuel de plus difficile à déraciner.

Je soupçonne que Condorcet s’exagéra outre mesure les embarras, assurément réels, dont je viens de donner l’aperçu. Je suis du moins certain que la composition de son premier éloge d’un académicien contemporain fut extrêmement laborieuse. Dans sa correspondance avec Turgot, je le vois déjà très-occupé de Fontaine vers le milieu de 1772. Au commencement de septembre, il adressait à l’illustre intendant une première copie de son travail. Le même éloge retouché, remanié, reprenait un an plus tard, en septembre 1773, le chemin de Limoges.

Ce fut, on doit en convenir, pour un écrit de vingt-cinq pages in-8º bien du temps, de l’hésitation, du scrupule. Du moins, la maxime de Boileau n’avait pas été cette fois infructueuse. D’Alembert, écrivant à Lagrange, appelait l’éloge de Fontaine un chef-d’œuvre. Voltaire disait dans une lettre du 24 décembre 1773 : « Vous m’avez fait passer, Monsieur, une demi-heure bien agréable… Vous avez embelli la sécheresse du sujet, par une morale noble et profonde… qui enchantera tous les honnêtes gens… Si vous avez besoin de votre copie, je vous la renverrai en vous demandant la permission d’en faire une pour moi. »

Voltaire demandant, pour son usage personnel, la permission de copier l’éloge de Fontaine ! connaît-on un hommage au-dessus de celui-là ?

À l’éloge de Fontaine succéda celui non moins piquant, non moins ingénieux, non moins philosophique, de la Condamine. L’Académie et le public le reçurent avec des applaudissements unanimes.

Enfin, avec les seules exceptions des années 1775 et 1776, pendant lesquelles l’Académie n’éprouva aucune perte, le secrétaire eut à pourvoir annuellement, jusqu’en 1788, à trois, à quatre, et même à huit compositions analogues.

Le style de ces derniers éloges de Condorcet est grave et noble. On n’y aperçoit aucune trace de manière, de recherche ; aucun désir de faire effet par l’expression ; de couvrir sous la pompe, sous la bizarrerie du langage, la faiblesse, la fausseté de la pensée.

Notre confrère résista avec d’autant plus d’assurance à l’invasion du mauvais goût, à la confusion des genres, aux tendances dithyrambiques dont une certaine école commençait à faire l’essai, que Voltaire l’encourageait, qu’il lui écrivait de Ferney, à la date du 18 juillet 1774 : « C’est sans doute un malheur d’être né dans un siècle dégoûté ; mais, que voulez-vous : le public est à table depuis quatre vingts ans ; il boit de mauvaise eau-de-vie sur la fin du repas. »

C’est aujourd’hui chose assez généralement convenue, et propagée par ouï-dire, que Condorcet manque, dans ses éloges, de force, de chaleur, d’élégance, de sensibilité. J’oserai ne pas être de cet avis, sans même trop m’effrayer de mon isolement.

Que répondraient, en effet, ceux qui parlent de manque de force, si je leur citais ce portrait des académiciens, heureusement très-peu nombreux, dont les noms se sont trouvés mêlés à des brigues sourdes :

« De pareilles brigues ont toujours été l’ouvrage de ces hommes que poursuit le sentiment de leur impuissance ; qui cherchent à faire du bruit, parce qu’ils ne peuvent mériter la gloire ; qui, n’ayant aucun droit à la réputation, voudraient détruire toute réputation méritée, et fatiguent, par de petites méchancetés, l’homme de génie qui les accable du poids de sa renommée. »

J’oserai renvoyer les critiques qui ont reproché à Condorcet de manquer de sensibilité, aux passages suivants de l’éloge inédit des pères Jacquier et le Seur :

… « Leur amitié n’était pas de ces amitiés vulgaires que fait naître la conformité des goûts et des intérêts. La leur devait son origine à un attrait naturel et irrésistible. Dans ces amitiés profondes et délicieuses, chacun souffre toutes les souffrances de son ami, et sent tous ses plaisirs. On n’éprouve pas un sentiment, on n’a pas une pensée où son ami ne soit mêlé ; et si on s’aperçoit qu’on n’est pas un avec lui, c’est uniquement par la préférence qu’on lui donne sur soi-même. Cet ami n’est pas un homme que l’on aime, que l’on préfère aux autres hommes ; c’est un être à part et à qui rien ne ressemble : ce ne sont ni ses qualités, ni ses vertus qu’on aime en lui, puisqu’un autre aurait pu les avoir et qu’on ne l’aurait pas aimé de même ; c’est lui qu’on aime, et parce que c’est lui. Ceux qui n’ont point goûté ce sentiment peuvent seuls nier qu’il existe ; il faut les plaindre

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

… » Dès l’instant où ils se furent rencontrés à Rome, tout fut commun entre eux : peines, plaisirs, travaux, la gloire même, celui de tous les biens peut-être qu’il est plus rare que deux hommes aient partagé de bonne foi. Cependant, chacun d’eux publia à part quelques morceaux, mais peu importants, et qui, selon le jugement de celui à qui ils appartenaient, n’auraient pas mérité de paraître avec le nom de son ami. Ils voulurent qu’il y eût dans les places qu’ils occupaient une égalité parfaite ; si l’un des deux obtenait une distinction, il ne songeait plus qu’à procurer à son ami une distinction égale. Un jour, dans un besoin d’argent, le père le Seur s’adressa à un autre qu’à son ami. Le père Jacquier lui en fit des reproches : Je savais que vous n’en aviez pas, lui dit le père le Seur, et vous en auriez emprunté pour moi à la même personne

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… « Le père Jacquier eut le malheur de survivre à son ami. Le père le Seur succomba à ses infirmités en 1770. Deux jours avant de mourir, il paraissait avoir perdu toute connaissance. « Me reconnaissez-vous ? » lui dit le père Jacquier peu d’instants avant sa mort. « Oui, répondit le mourant ; vous êtes celui avec qui je viens de résoudre une équation très-difficile. » Ainsi au milieu de la destruction de ses organes, il n’avait pas oublié quels furent les objets de ses études, et il se rappelait un ami avec qui tout lui avait été commun.

« Le père Jacquier fut arraché des bras de son ami mourant, par les amis qui, pour me servir des expressions du père Jacquier lui-même, ne voulaient pas avoir à les regretter tous deux.

« Il a repris une chaire que sa santé l’avait obligé de quitter. Moins occupé de prolonger les jours que l’amitié ne console plus, il veut du moins les remplir par des travaux utiles, et suspendre le sentiment d’une douleur dont rien ne peut le guérir. Il sait qu’il ne faut pas ajouter le poids du temps à celui du malheur, et que, pour les âmes qui souffrent, le loisir est la plus cruelle des tortures. »

L’appréciation que Condorcet a donnée des mérites divers de la Condamine pourrait, si je ne me trompe, être placée sans désavantage à côté de l’éloquente allocution que Buffon adressait à l’illustre voyageur, le jour de sa réception à l’Académie française. Elle soutiendrait aussi le parallèle avec tout ce que l’éloge du même académicien, prononcé par l’abbé Delille, son successeur, renferme le plus élégant.

Les compositions biographiques de Condorcet brillent par ce qui devait naturellement en faire l’essence. L’histoire de l’esprit humain y est envisagée de très-haut. Dans le choix des détails, l’auteur a constamment en vue l’instruction et l’utilité, plus encore que l’agrément. Sans trahir la vérité, dont les prérogatives doivent primer tout autre intérêt, toute autre considération, Condorcet est sans cesse dominé par cette pensée, que la dignité du savant se confond, à un certain degré, avec celle de la science ; que les applaudissements accordés à la peinture spirituelle de tel ou tel ridicule, sont de pauvres dédommagements du tort, quelque léger qu’il soit, qu’on a pu faire à la plus modeste branche des connaissances humaines.

On a trop attendu de Monsieur plus que Fontenelle, comme Voltaire appelait notre confrère sur l’adresse de plusieurs lettres inédites que j’ai dans les mains, en espérant trouver dans ses éloges des chapitres complétement rédigés d’une future histoire des sciences. Condorcet ne commit pas la faute de présenter à son auditoire des aliments trop savoureux, des aliments qui n’auraient pas été acceptés.

Notre ancien secrétaire se distingue surtout par la plus éclatante impartialité, par les pensées philosophiques et d’un intérêt général qu’il jette à pleines mains au milieu des plus simples circonstances biographiques ; par son abnégation constante de tout ressentiment personnel, de tout esprit de coterie, de toute pensée d’amour-propre. Condorcet caractérisait aussi bien ses propres ouvrages que ceux de Franklin, quand il disait de ces derniers : « On y chercherait vainement une ligne qu’on puisse le soupçonner d’avoir écrite pour sa gloire. »

La longue carrière de Franklin elle-même n’offre certainement pas un trait de modestie plus franc, plus net, plus explicite que celui qui est contenu dans ce passage de l’éloge de Fontaine : « J’ai cru un moment, disait ce géomètre, qu’un jeune homme avec qui on m’avait mis en relation valait mieux que moi ; j’en étais jaloux, mais il m’a rassuré depuis. »

« Le jeune homme en question, ajoute Condorcet, est l’auteur de cet éloge. »

La secte toujours si nombreuse et si active des envieux que la concorde importune, reçut un jour, par la bouche de Fontenelle, une leçon de bon sens, de sagesse, dont malheureusement elle a peu profité. La première édition du Siècle de Louis XIV venait de paraître. C’était une trop belle occasion d’irriter deux grands hommes l’un contre l’autre, pour qu’on négligeât d’en user. « Comment suis-je donc traité dans cet ouvrage ? demanda Fontenelle. — Voltaire, répondit-on, commence par déclarer que vous êtes le seul personnage vivant pour lequel il se soit écarté de la loi qu’il s’était faite de ne parler que des morts. — Je n’en veux pas savoir davantage, repartit le secrétaire de l’Académie. Quelque chose que Voltaire ait pu ajouter, je dois être content. »

Malgré quelques légères critiques, l’immortel auteur de l’Histoire naturelle, Buffon, n’aurait-il pas de même été content, s’il eût pu entendre ces magnifiques appréciations de son éloquence, sorties de la plume de Condorcet !

« Des traits qui semblent échapper à Buffon caractérisent la sensibilité et la fierté de son âme ; mais elle paraît toujours dominée par une raison supérieure ; on croit, pour ainsi dire, converser avec une pure intelligence, qui n’aurait de la sensibilité humaine que ce qu’il en faut pourse faire entendre de nous et intéresser notre faiblesse…
La postérité placera les ouvrages du grand naturaliste à côté des dialogues du disciple de Socrate et des entretiens du philosophe de Tusculum…

« M. de Buffon, plus varié, plus brillant, plus prodigue d’images que les deux grands naturalistes de la Grèce et de Rome, joint la facilité à l’énergie, les grâces à la majesté. Sa philosophie, avec un caractère moins prononcé, est plus vraie et moins affligeante. Aristote semble n’avoir écrit que pour les savants, Pline pour les philosophes, M. de Buffon pour tous les hommes éclairés. »

Après cette citation, je le demande, ferai-je tort à Condorcet si j’avoue que Buffon ne lui témoigna jamais aucune bienveillance ; qu’il fut le protecteur le plus actif de ses concurrents pour la place de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences et pour celle de membre de l’Académie française ; que l’idée, vivement soutenue auprès des ministres de Louis XVI, d’une censure académique qui eût sans cesse entravé dans sa marche l’historien de nos travaux, appartenait à Buffon ; que d’Alembert, enfin, lorsqu’il mandait à Lagrange, en date du 15 avril 1775 : « Nous essuyons à l’Académie des sciences, M. Condorcet et moi, des tracasseries qui nous dégoûtent de toute étude sérieuse, » désignait catégoriquement l’illustre naturaliste. Ces divisions déplorables, sur lesquelles je n’entends, au surplus, émettre aucune opinion, nous ont été révélées par la correspondance de La Harpe et une foule de pièces inédites ; mais on en chercherait vainement des traces, et cette remarque a bien son prix, dans les éloges du loyal secrétaire de l’ancienne Académie.

Fontenelle a laissé quelques lacunes dans ses Éloges des académiciens morts de 1699 à 1740. Est-ce à dessein ? On serait tenté de le croire en remarquant, parmi les noms oubliés, ceux du duc d’Escalonne, du fameux Law et du Père Gouye. Je ne léguerai pas, en ce qui concerne Condorect, un pareil doute à nos successeurs. S’il ne fit point l’éloge du duc de La Vrillière, c’est qu’à ses yeux le titre d’honoraire de l’Académie n’avait pas eu le privilége de rendre honorable le ministre qui, toute sa vie, s’était fait un jeu cruel et scandaleux des lettres de cachet. Des amis timides calculaient-ils avec inquiétude le danger d’irriter M. de Maurepas, premier ministre et beau-frère de M. de La Vrillière, Condorcet répondait : « Aimeriez-vous mieux que je fusse persécuté pour une sottise que pour une chose juste et morale ? Songez-y bien, d’ailleurs : on me pardonnera plus facilement mon silence que mes paroles, car je suis bien résolu à ne point trahir la vérité. »

L’homme qui agit ainsi, Messieurs, court le risque de troubler sa vie, mais il honore les sciences et les lettres.