Condorcet (Arago)/4

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 156-178).
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ÉLOGE DE MICHEL DE L’HÔPITAL. — LETTRE D’UN THÉOLOGIEN À L’AUTEUR DU DICTIONNAIRE DES TROIS SIÈCLES. — LETTRE D’UN LABOUREUR DE PICARDIE À M. NECKER, PROHIBITIF. — RÉFLEXIONS SUR LE COMMERCE DES BLÉS. — NOUVELLE ÉDITION DES PENSÉES DE PASCAL. — ENTRÉE DE CONDORCET À L’ACADÉMIE FRANÇAISE.


Nous avons suivi pas à pas jusqu’ici le géomètre, le secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences. Maintenant nous verrons notre confrère se jeter dans la polémique ardente des partis littéraires et philosophiques. Plusieurs fois il y paraîtra sans se nommer, pour ne pas augmenter, disait-il, les ennemis de sa cause de tous les ennemis de sa personne.

Condorcet était déjà secrétaire en titre de notre compagnie, lorsque l’Académie française mit au concours l’Éloge de Michel de L’Hôpital. Entraîné par la beauté, par la grandeur du sujet, notre confrère se jeta étourdiment dans la lice, comme aurait pu le faire un jeune homme sans antécédents connus, sans réputation acquise. Il n’obtint pas le prix. On accorda la préférence à la pièce, aujourd’hui complétement oubliée, de l’abbé Rémi.

Il m’a été donné de retrouver quelques-unes des causes qui amenèrent cet échec. Peut-être méritent-elles de nous arrêter un instant.

Que désirait l’Académie française en proposant l’Éloge de L’Hôpital pour sujet de prix ? un aperçu sur les œuvres littéraires de l’illustre chancelier, une appréciation générale de ses actes politiques et administratifs ; un hommage à sa mémoire, écrit d’un style noble et soutenu. Aujourd’hui, ce genre de composition est peu goûté du public ; aussi, on se hasarderait presque à qualifier de discours à effet, d’amplification, ce que voulait la célèbre assemblée.

Ce n’est pas ainsi que Condorcet envisagera le thème qu’on lui présente. Dans son esprit, l’utilité prime tout autre genre de mérite. La vie de L’Hôpital lui semble pouvoir être offerte en exemple « à ceux qui, se trouvant placés dans des circonstances difficiles, auraient à choisir entre leur repos et le bonheur public. » Il n’hésite plus, c’est la vie de L’Hôpital qu’il écrira.

La vie de L’Hôpital ! mais c’est l’histoire d’un siècle affreux, d’une longue suite de concussions éhontées, de désordres, d’événements barbares, d’actes cruels d’intolérance, de fanatisme. Le cadre devient immense ; il ne dépasse, toutefois, ni les forces, ni le savoir, ni le zèle de l’écrivain.

Dans son bel ouvrage, Condorcet nous montre d’abord L’Hôpital en Italie, chez le connétable de Bourbon, au parlement et au concile de Bologne. On le voit ensuite à la tête des finances. Plus tard, c’est le chancelier, le ministre, l’homme d’État, dont les actes se déroulent devant le lecteur.

Une vie si pleine, si glorieuse, ne pouvait être convenablement appréciée dans un écrit de soixante minutes de lecture, comme le demandait l’Académie. Aussi, Condorcet ne tint aucun compte de la prescription : son éloge avait trois fois plus d’étendue que ne le voulait le programme. La mise hors de concours était donc pour notre confrère un événement prévu. Je ne pense pas que nous devions nous montrer aussi faciles au sujet des critiques que l’ouvrage fit naître dans l’aréopage littéraire, et dont l’auteur du Lycée a conservé divers échantillons.

Suivant La Harpe, le style de l’éloge de L’Hôpital manque de nombre. Le reproche me paraîtrait plus grave si l’on avait dit, si surtout on avait pu dire : Le style manque de trait, de nerf et de correction ; les idées n’ont ni nouveauté ni profondeur. Il est vrai qu’en ce cas la réfutation eût été très-facile, et qu’elle se serait réduite à de courtes citations ; à celles-ci, par exemple :

Si Bertrandi (garde des sceaux d’Henri II) a échappé à l’exécration des siècles suivants, c’est que, toujours vil au sein de la puissance, toujours subalterne, même en occupant les premières places, il fut trop petit pour attirer les regards.

« Tous les citoyens pleuraient la ruine de leur patrie ; L’Hôpital seul espérait encore. Jamais l’espérance n’abandonne les grandes passions. L’amour du bien public était chez le chancelier une passion véritable ; il en avait tous les caractères, même les illusions. L’Hôpital jugeait les obstacles, mais il sentait ses forces. »

Le style a de l’obscurité ! C’est, ce me semble, un devoir rigoureux de formuler de pareilles critiques avec une incontestable clarté ; or, je ne sais ce que La Harpe entend par des « phrases qui se redoublent les unes dans les autres. » Je le comprends parfaitement, au contraire, lorsqu’il nous dit : « Le ton (de Condorcet) est souvent au-dessous d’une narration noble. Il parle d’échalas carrés, de bûches et de petits pâtés dans l’éloge d’un chancelier : Bossuet en aurait été un peu étonné. »

Nous devons nous persuader ici, par esprit de corps, que la remarque de La Harpe n’exerça pas d’influence sur la décision de l’Académie. Savez-vous, en effet, où figurent les termes que vous venez d’entendre, ces termes dont le critique se montre si indigné, que, par voie de contraste, ils reportent ses idées sur l’éloquence majestueuse de l’aigle de Meaux ? C’est dans une citation, dans une note où Condorcet signale avec raison les étranges, disons mieux, les déplorables règlements que le système prohibitif inspira jadis à l’esprit, cependant, si droit, si élevé, de Michel de L’Hôpital.

Oui, Messieurs, le fait est vrai : le vertueux chancelier défendit de crier des petits pâtés dans les rues, et cela, il faut bien l’avouer, car ses expressions n’admettent pas d’équivoque, pour ne pas exposer les pâtissiers à l’oisiveté, et le public à des indigestions. Qu’on en rie aujourd’hui, qu’on s’en étonne tant qu’on voudra, les bûches et les échalas carrés n’en étaient pas moins proscrits. Les lois de l’époque allaient jusqu’à déterminer la forme des hauts-de-chausse et des vertugadins. De telles citations montrent clairement à quel point les hommes de génie eux-mêmes subissent l’influence de leur siècle ; mais je ne saurais, en vérité, à quelle influence Condorcet aurait obéi, s’il eût substitué des périphrases aux expressions techniques que L’Hôpital, de sa main de poëte, consigna dans les lois ; s’il avait essayé du style descriptif à propos de vertugadins, d’échalas et de petits pâtés.

Voltaire, en tous cas, était loin de s’associer aux demandes, aux désirs de La Harpe et de ses confrères ; car, le 3 octobre 1777, il mandait à M. de Vaines : « Je viens de lire avec une extrême satisfaction, le L’Hôpital de M. de Condorcet : tout ce qu’il fait est marqué au coin d’un homme supérieur. »

Je trouve ces paroles non moins significatives, dans une lettre inédite de Franklin : « J’ai lu avec le plus grand plaisir votre excellent éloge de L’Hôpital. Je savais déjà que vous étiez un grand mathématicien ; maintenant, je vous considère comme un des premiers hommes d’État de l’Europe. »

De pareils suffrages ont la valeur d’une décision académique.

« La Lettre d’un théologien à l’auteur du Dictionnaire des trois siècles, est un des écrits les plus piquants qu’on ait publiés depuis quelques années. Cette brochure, sans nom d’auteur, a été attribuée, généralement, à l’illustre patriarche de Ferney. Jamais il n’a été trouvé plus gai dans sa critique et plus malignement bonhomme. »

C’est en ces termes qu’une correspondance devenue depuis publique et célèbre, annonçait, en 1774, l’apparition de l’opuscule anonyme de Condorcet.

Voltaire, à qui le secret n’avait pas été divulgué, écrivait à notre confrère, le 20 août 1774 : « Il y a dans la Lettre d’un théologien des plaisanteries et des morceaux d’éloquence dignes de Pascal. » Le patriarche prouvait ensuite sans peine que, malgré le bruit public, l’abbé de Voisenon ne pouvait être l’auteur d’une pièce si remarquable. Quant à lui, Voltaire, il espérait échapper au soupçon, car la lettre supposait des connaissances mathématiques profondes, et, ajoutait-il : « Depuis les injustices que j’essuyai sur les éléments de Newton, j’ai renoncé, il y a quarante ans, à ce genre d’études. »

Les hardiesses de la Lettre d’un théologien causèrent à Voltaire de très-vives inquiétudes. Il s’en expliquait avec tout le monde. Je ne veux pas, disait-il, à quatre-vingt trois ans mourir ailleurs que dans mon lit. En écrivant à M. d’Argental (17 août 1774), il caractérisait ainsi l’auteur de l’opuscule : « On ne peut être, ni plus éloquent, ni plus maladroit. Cet ouvrage, aussi dangereux qu’admirable, armera sans doute les ennemis de la philosophie… Je ne veux ni de la gloire d’avoir fait la Lettre d’un théologien, ni du châtiment qui la suivra… Je suis fâché qu’on ait gâté une si bonne cause, en la défendant avec tant d’esprit. » Ailleurs, Voltaire s’écriait : « Fallait-il donc se permettre de publier un ouvrage aussi audacieux, quand on ne commandait pas à deux cent mille soldats ! » Il déclarait, enfin, à toute occasion, sous toutes les formes, ne pas être l’auteur de la Lettre d’un théologien ; mais, qu’on le remarque bien, c’était toujours dans un besoin de repos, dans la crainte de persécutions ; jamais dans un intérêt d’amour-propre.

Voyez, au contraire, si, lorsque M. de Tressan attribuait, très-imprudemment, à Voltaire l’épître médiocre d’un prétendu chevalier de Morton, Écossais, le patriarche ne réclamait pas à la fois, et avec une égale vigueur, dans l’intérêt de l’homme et dans celui du poëte : « Je suis, écrivait-il à Condorcet, le Marphorio à qui l’on attribue toutes les pasquinades… Je ne fais pas des vers tels que ceux-ci ;… tels que ceux-là ;… c’est une honte de me les attribuer. Je me déciderai à prouver par écrit que ma prétendue épître ne vaut pas grand’chose. »

Rien de semblable, je le répète, ne se remarque dans les plaintes de Voltaire sur la Lettre d’un théologien. La paternité qu’on lui impute le contrarie vivement, mais c’est seulement à cause des tracasseries qui peuvent en être la suite. Nulle part il ne dit, nulle part il n’insinue même que les suppositions du public aient blessé l’homme de lettres.

Je livre ces réflexions à tous ceux qui, dans leur aveugle passion, ont refusé à Condorcet de la finesse, de la gaieté, du style.

Dans la société de d’Alembert, notre ancien confrère était devenu géomètre, Turgot lui inspira à son tour le goût de l’économie sociale. Leurs idées, leurs espérances, leurs sentiments s’étaient complétement identifiés. Il serait vraiment impossible de citer un seul point d’une science, si ouverte aujourd’hui à la controverse, sur lequel Turgot et Condorcet aient différé, même par d’imperceptibles nuances.

Ils étaient persuadés l’un et l’autre qu’en matière de commerce, « une liberté entière et absolue est la seule loi utile et même juste ; » ils croyaient que la protection accordée « à un genre particulier d’industrie nuit à leur ensemble ;… » que les précautions minutieuses dont les législateurs avaient cru devoir surcharger leurs règlements, fruits de la timidité et de l’ignorance, étaient, sans compensation aucune, la source de gênes, de vexations intolérables et de pertes réelles.

Turgot et Condorcet s’unirent plus étroitement encore, si j’ose le dire, sur la question spéciale du commerce des grains. Ils soutinrent que l’entière liberté de ce commerce était également utile aux propriétaires, aux cultivateurs, aux consommateurs, aux salariés ; que d’aucune autre manière on ne pouvait réparer l’effet des disettes locales, faire baisser les prix moyens et diminuer l’échelle des variations, objet plus important encore, car les prix moyens servent à régler les salaires des ouvriers. Si ces principes rigoureux étaient une invitation formelle à ne jamais céder aux clameurs désordonnées, aux préjugés populaires, d’une autre part, les deux économistes proclamaient hautement que, dans les temps de disette, le gouvernement doit des secours aux pauvres. Ces secours, ils ne voulaient pas les accorder en aveugle ; ils auraient été le prix d’un travail.

Turgot et son ami professaient la maxime qu’il existe, pour tous les hommes, des droits naturels qu’aucune loi ne peut légitimement leur enlever. Parmi ces droits imprescriptibles, ils plaçaient en première ligne celui de disposer de son intelligence, de ses bras et de son travail. Nos philosophes voulaient donc l’abolition d’un grand nombre de formalités souvent bizarres et toujours coûteuses, qui avaient fait de l’état d’ouvrier un odieux esclavage.

Si les maîtrises, si les jurandes étaient le désespoir des artisans, des ouvriers des villes, les corvées frappaient tout aussi sévèrement les ouvriers des campagnes.

Les corvées condamnaient à travailler, sans salaire, des hommes qui n’avaient que leur salaire pour vivre ; elles permettaient de prodiguer le travail, parce qu’il ne coûtait rien au trésor royal. La forme des réquisitions, la dureté du commandement, la rigueur des amendes, joignaient l’humiliation à la misère. Turgot et Condorcet s’étaient déclarés les plus ardents adversaires de cette cruelle servitude.

Les deux philosophes n’étaient pas de ces hommes qui deviennent tolérants pour le crime, à force de le voir commettre. L’infâme trafic de la traite des nègres avait excité toutes leurs antipathies. Si le temps et l’espace me le permettaient, je pourrais transcrire ici une lettre toute récente de M. Clarckson, dans laquelle ce vénérable vieillard rend un hommage touchant aux efforts actifs de Condorcet, en faveur de la sainte croisade qui a rempli sa longue vie. C’est donc très-légitimement que notre David a placé, sur les bas-reliefs de sa belle statue de Gutenberg, la noble figure de l’ancien secrétaire de l’Académie, parmi celles des premiers, des plus ardents ennemis du « honteux brigandage qui, depuis deux siècles, dépeuplait, en le corrompant, le continent africain. »

À la mort de Louis XV, la voix publique appela Turgot au ministère. On lui confia d’abord la marine ; un mois après (le 24 août 1774), les finances.

Dans sa nouvelle et brillante position, Turgot n’oublia pas le confident intime de ses pensées économiques et philosophiques ; il nomma Condorcet inspecteur des monnaies.

Condorcet accepta cette faveur en des termes qui me semblent mériter d’être conservés. Les voici :

« On dit, dans un certain public, que l’argent ne vous coûte pas quand il s’agit d’obliger vos amis. Je serais désolé de donner à ces propos ridicules quelque apparence de fondement. Je vous prie donc de ne rien faire pour moi dans ce moment. Quoique peu riche, je ne suis pas pressé. Laissez-moi remplir la place de M. de Forbonnais. Chargez-moi d’un travail important : de la réduction des mesures, par exemple ; attendez enfin que mes efforts aient vraiment mérité une récompense. »

Turgot, pendant son ministère, conçut, en 1775, un plan général de navigation intérieure du royaume. Ce plan embrassait un vaste système de travaux pour le perfectionnement des petites et des grandes rivières ; pour le creusement des canaux destinés à relier entre elles ces voies naturelles de communication. Le célèbre ministre avait à se défier également des amateurs du grandiose ; de ceux qui, voyant certaines rivières seulement séparées sur la carte par un peu de papier blanc, tiraient des traits des unes aux autres et appelaient cela leurs projets ; de ceux, enfin, qui ne savaient ni jauger les eaux courantes, ni calculer leurs effets. Aussi s’empressa-t-il d’attacher à son administration trois géomètres de l’Académie des sciences : d’Alembert, Condorcet et Bossut. Leur mission était d’examiner les projets, et, plus encore, de remplir les lacunes de l’hydrodynamique qui, souvent, empêchaient de prononcer en connaissance de cause.

Cette création ne survécut pas à la destitution de Turgot. Malgré sa très-courte durée, elle a laissé dans la science des traces durables. Peut-être, cependant, ne s’est-on pas assez souvenu, dans plus d’une circonstance, de ce conseil contenu dans un mémoire de Cordorcet au ministre :

« Ne vous fiez qu’aux gens qui, eussent-ils joint la Loire au fleuve Jaune de la Chine, n’en auraient pas plus de vanité pour cela, et ne croiraient avoir eu besoin que de zèle et de quelques connaissances. »

L’extrait suivant d’une lettre de d’Alembert à Lagrange terminera dignement la courte notice que je viens de donner des travaux exécutés par les trois géomètres, amis de Turgot :

« On vous dira que je suis directeur des canaux de navigation avec 6,000 francs d’appointements. Fausseté ! Nous nous sommes chargés, MM. Condorcet, Bossut et moi, par amitié pour M. Turgot, de lui donner notre avis sur ces canaux ; mais nous avons refusé les appointements que monsieur le contrôleur des finances nous offrait pour cela. »

Lorsque Turgot, devenu ministre, voulut réaliser les améliorations qu’il avait conçues comme simple citoyen ; lorsque le contrôleur général des finances se trouva en face de la cupidité des courtisans, de la morgue des parlements et de l’esprit de routine de presque tout le monde ; lorsque des soulèvements redoutables eurent fait naître des doutes sur la bonté de ses plans, Condorcet ne resta pas simple spectateur de la lutte ; il s’y mêla, au contraire, avec une ardeur extrême.

C’est à la réfutation de l’ouvrage de Necker contre la libre circulation des grains qu’il consacra plus spécialement sa plume. Une première fois, il adopta la forme ironique, dans la prétendue Lettre d’un laboureur de Picardie à M. Necker prohibitif. Voltaire, à cette occasion, écrivait à notre confrère, le 7 août 1775 :

« Ah ! la bonne chose, la raisonnable chose, et même la jolie chose que la Lettre au prohibitif. Cela doit ramener tous les esprits, pour peu qu’il y ait encore à Paris du bon sens et du bon goût. »

Je n’oserai pas dire que le bon goût et le bon sens avaient déserté la capitale ; mais je sais que la spirituelle Lettre au prohibitif ramena peu de monde, et que Condorcet se crut obligé de publier une nouvelle réfutation plus détaillée, plus méthodique, plus complète, de l’ouvrage du célèbre et riche banquier genevois.

Ce second écrit était modestement intitulé ; Réflexions sur le commerce des blés. L’auteur y étudiait, successivement, comment les subsistances se reproduisent, et comment on peut réparer la différence qui se manifeste quelquefois dans les récoltes d’un lieu à l’autre ; la manière dont se règlent, dont se proportionnent les salaires. Il traitait du prix moyen et de son influence, de l’égalisation des prix, des effets de la liberté indéfinie du commerce, des avantages politiques de cette liberté. Condorcet examinait ensuite les prohibitions, soit d’une manière générale, soit dans leurs rapports avec le droit de propriété et avec la législation. Descendant enfin de ces abstractions à des questions un tant soit peu personnelles, quoique dégagées de noms propres, il se demandait comment les auteurs prohibitifs avaient acquis de la popularité ; il cherchait l’origine des préjugés du peuple proprement dit, et de ceux qui, au sujet du commerce des blés, étaient peuple sans s’en apercevoir ; il complétait enfin son œuvre par des réflexions critiques touchant certaines lois prohibitives, et les obstacles qui s’opposaient alors au bien que la liberté pouvait produire.

Toutes les faces d’un très-difficile problème avaient été ainsi franchement abordées, d’un style mâle et sévère. L’ouvrage n’était pas une simple brochure : il embrassait plus de deux cents pages d’impression. Sa publication excita un soulèvement général parmi les nombreux clients de Necker. Des personnages du plus haut rang dans les lettres devinrent aussi, à partir de cette époque, les implacables ennemis de Condorcet. L’Académie des sciences et l’Académie française elles-mêmes ressentirent d’une manière fâcheuse, et pendant de longues années, l’effet de ces tristes discordes.

L’esprit dégagé de toute prévention, je me suis demandé si notre confrère outre-passa, en cette circonstance, les bornes d’une critique légitime. Je ne suppose pas qu’on ait voulu lui contester la faculté, dont il usa suivant sa conscience, de présenter l’écrit de Necker comme une simple traduction, en langage grave, pompeux, des célèbres dialogues de l’abbé Galiani. Je crois que Condorcet était aussi dans son droit en rappelant, à cette occasion, « une statue grecque élégante et svelte, qu’un empereur romain fit dorer, et qui perdit toutes ses grâces. » Ceci écarté, en parcourant l’ouvrage de l’ancien secrétaire de l’Académie, je n’y trouve plus qu’une note qui ait pu exciter l’irritabilité des plus chauds partisans de Necker. Cette note fait mention d’un grand seigneur, désigné seulement par des initiales, qui avait fait une mauvaise traduction de Tibulle. Ses amis, inquiets, voyaient d’avance les critiques troubler son bonheur, et cherchaient à le consoler. « Ne craignez rien pour ma réputation d’auteur, leur dit-il, je viens de prendre un meilleur cuisinier. »

La voilà donc connue la terrible épigramme qui troubla la cour et la ville, qui porta la discorde au sein de deux Académies, qui mit en danger la liberté de notre confrère. J’étais très-disposé à la blâmer. Il eût suffi qu’on me prouvât que Condorcet ne se trouvait pas en état de légitime défense, que Necker et ses adhérents n’avaient dirigé contre lui et contre Turgot aucune parole blessante : or, tel n’était pas, à beaucoup près, l’état des choses.

Buffon écrivait au célèbre banquier : « Je n’avais rien compris à ce jargon d’hôpital de ces demandeurs d’aumônes que nous appelons économistes. »

Necker accusait les mêmes écrivains « de chercher à tromper les autres, et de s’en imposer à eux-mêmes » Il les peignait comme des imbéciles, et s’oubliait même au point de les comparer à des bêtes féroces. Sa brochure contre la libre circulation des grains avait d’ailleurs été publiée, d’une manière fort inopportune, entre les émeutes sanglantes de Dijon et de Paris.

C’est au lecteur de décider si celui-là avait bien le droit de se plaindre, qui, après s’être servi d’une dague, n’avait reçu de son adversaire qu’une piqûre d’épingle.

Je disais tout à l’heure comment Condorcet entra dans l’administration des monnaies ; il en sortit avec non moins de noblesse. Dès que Necker devint contrôleur général des finances, notre confrère écrivit à M. de Maurepas :

« Je me suis prononcé trop hautement sur les ouvrages de M. Necker et sur sa personne, pour que je puisse garder une place qui dépend de lui. Je serais fâché d’être dépouillé, et encore plus d’être épargné, par un homme dont j’aurais dit ce que ma conscience m’a forcé de dire de M. Necker. Permettez donc que ce soit entre vos mains que je remette ma démission. »

Condorcet n’épuisait pas tellement sa verve sur les hérésies contemporaines, qu’il ne lui en restât encore une bonne part pour combattre les erreurs des anciens auteurs, même des plus illustres.

Personne n’ignore que Pascal s’occupait, peu d’années avant sa mort, d’un ouvrage destiné à prouver la vérité de la religion chrétienne. Cet ouvrage ne fut pas achevé. D’Arnaud et Nicole en publièrent des extraits, sous le titre de : Pensées de M. Pascal sur la religion et sur quelques autres sujets. Condorcet, soupçonnant que ce recueil avait été mis au jour dans les intérêts d’un parti et de certains systèmes mystiques beaucoup plus qu’en vue de la gloire de l’auteur, se procura, au commencement de 1796, une copie complète des manuscrits de Pascal, y puisa divers passages que les solitaires de Port-Royal, dans leurs consciences de jansénistes, s’étaient crus obligés de sacrifier, les coordonna méthodiquement, et composa de l’ensemble un volume de 507 pages in-8º, dont tous les amis de l’auteur reçurent des exemplaires, mais qui ne fut pas mis en vente. Avouons-le franchement, cette nouvelle édition des Pensées pèche comme celle de d’Arnaud, quoiqu’en un esprit tout opposé, par des suppressions systématiques. Hâtons-nous d’ajouter qu’on y trouve un Éloge de Pascal, dans lequel le géomètre puissant, le physicien ingénieux, le penseur profond, l’écrivain éloquent, sont appréciés de plus haut et avec la plus noble impartialité. Condorcet joignit des commentaires critiques à plusieurs pensées de l’illustre auteur. Cette hardiesse, dont Voltaire lui avait déjà donné l’exemple, provoqua d’amers reproches : on la traita comme un sacrilège. Aujourd’hui, le public serait plus indulgent ; aujourd’hui, les admirations passionnées sont bien passées de mode, et, si je ne me trompe, il y aurait plutôt à redouter l’excès contraire ; aujourd’hui, on ne se demande plus, toutes réserves faites quant à la forme, si telle ou telle critique d’un auteur célèbre est irrévérence, mais si elle est juste. Examinées de ce point de vue, les remarques de Condorcet peuvent être approuvées presque sans restrictions. Lorsque l’auteur des Pensées, poussant la misanthropie jusqu’à ses dernières limites, « met en fait que si tous les hommes savaient ce qu’ils disent les uns des autres, il n’y aurait pas quatre amis dans le monde, » j’aime à voir le commentateur protester contre cette décision antisociale, et blâmer Pascal de donner une aussi mauvaise idée de ses amis.

Quand l’illustre écrivain recommande « aux sages de parler comme le peuple, en conservant cependant une pensée de derrière, » Condorcet, ce me semble, accomplit un devoir en rangeant la pensée de derrière parmi celles dont les Provinciales avaient fait une éclatante justice.

Lorsque, dans son ardente guerre contre le sentiment que l’homme nourrit de sa grandeur, Pascal insinue que nos actions les plus belles sont toujours obscurcies par des pensées d’amour-propre, par l’espérance de la publicité et des applaudissements qu’elle amène à sa suite, je lis avec délices, dans une note du commentateur, cette anecdote touchante empruntée à nos Annales maritimes, et qui dément la triste réflexion de Pascal :

« Le vaisseau que montait le chevalier de Lordat était prêt à couler à fond à la vue des côtes de France. Le chevalier ne savait pas nager ; un soldat, excellent nageur, lui dit de se jeter avec lui dans la mer, de le tenir par la jambe, et qu’il espère le sauver par ce moyen. Après avoir longtemps nagé, les forces du soldat s’épuisent. M. de Lordat s’en aperçoit, l’encourage ; mais enfin le soldat lui déclare qu’ils vont périr tous deux. « Et si tu « étais seul ? — Peut-être pourrais-je encore me sauver, » Le chevalier de Lordat lui lâche la jambe et tombe au fond de la mer. »

Voltaire fit réimprimer à ses frais, en 1778, le livre qui a fait naître ces remarques. Jusque-là, il n’avait reçu qu’une demi-publicité. Voltaire, au faîte de la gloire, devint l’éditeur et le commentateur du jeune secrétaire de l’Académie des sciences ! C’était pour Condorcet un honneur infmi, justifié d’ailleurs par le mérite de son opuscule. Me tromperais-je, cependant, si je supposais qu’il se mêlait, à ces légitimes hommages de l’auteur du Dictionnaire philosophique, un peu d’animosité contre l’écrivain janséniste ; que l’auteur de la Henriade, de Mérope et de tant d’admirables poésies légères, voyait avec une secrète joie attaquer l’infaillibilité de l’homme qui, placé aux premiers rangs parmi les prosateurs, avait osé dire, même après la publication du Çid et de Cinna, que toute poésie n’était en réalité qu’un jargon ?

Un peu de passion devait conduire la plume de l’illustre poëte, lorsque, dans son appréciation d’un ouvrage où l’éloge est toujours si franc et la critique toujours si modérée, il disait à Condorcet : « Vous avez montré le dedans de la tête de Sérapis, et on y a vu des rats et des toiles d’araignées. »

Dans l’édition que Condorcet a donnée de Pascal, on lit cette pensée si souvent reproduite :

« Parlons selon les lumières naturelles. S’il y a un Dieu, il est infiniment incompréhensible, puisque, n’ayant ni principes ni bornes, il n’a nul rapport à nous ; nous sommes donc incapables de connaître ni ce qu’il est, ni s’il est. »

Le membre de phrase ni s’il est ne se trouvait pas dans les plus anciennes éditions des œuvres de l’illustre penseur. Condorcet semblait donc s’être permis une inexcusable interpolation, une blâmable supposition de texte. Cette grave conjecture acquit un poids immense, lorsque, en 1803, M. Renouard, célèbre bibliographe, déclara (ce sont ses propres expressions) qu’une recherche obstinée dans les manuscrits de Pascal, conservés à la Bibliothèque royale, ne lui avait point fait découvrir les trois mots contestés.

L’autorité de M. Renouard en pareille matière devait au moins laisser en suspens ceux-là même qui n’avaient jamais douté de la parfaite droiture de Condorcet ; mais est-il permis aujourd’hui d’invoquer le témoignage du célèbre libraire ? Ne sait-on pas que, en 1812, M. Renouard, rendant compte de ses recherches, reconnaissait loyalement que la page 4 du manuscrit presque indéchiffrable de la Bibliothèque contient la pensée de Pascal telle que Condorcet l’a imprimée ? Pour couper court à toute supposition gratuite sur des surcharges du précieux manuscrit, exécutées par la secte philosophique, j’ajouterai que les mots contestés se trouvaient déjà dans une édition des Pensées antérieure à celle de Condorcet, et publiée par le Père Desmolets.

Je ne laisserai pas échapper l’occasion de justifier Condorcet d’une imputation de même nature, également choquante par sa violence et sa légèreté.

Lisez, Messieurs, l’article Vauvenargues, dans l’ouvrage de La Harpe intitulé Philosophie du xviiie siècle. L’irascible critique vous rappellera d’abord l’éloquente prière qui termine le livre du moraliste provençal ; aussitôt après, il accusera Condorcet d’avoir affirmé, dans des vues anti religieuses, que la prière n’était pas de Vauvenargues. C’est dans le Commentaire sur les œuvres de Voltaire que devait se trouver (les termes sont de La Harpe), que devait se trouver le mensonge philosophique.

Jamais, assurément, reproche de cette gravité n’a été articulé en termes moins mesurés et moins équivoques. Quelle sera maintenant ma réponse ? La dénégation la plus formelle : Condorcet n’a jamais prétendu que la prière ne fût pas de Vauvenargues : il dit positivement, il dit très-catégoriquement le contraire. Serait-il vrai par hasard qu’il existât un mensonge antiphilosophique ?

En terminant un de ses meilleurs éloges, celui de Franklin, notre confrère frappait d’un blâme très-sévère les personnages qui règlent leur conduite sur cette maxime ancienne, et d’une morale si relâchée, La fin légitime les moyens. Il repoussait avec indignation tout succès obtenu par le mensonge ou la perfidie. Les actions de Condorcet n’ont point démenti ces nobles préceptes ; sa vie a été un long combat, mais il n’a jamais eu recours à des armes déloyales.

Jadis toute nomination à l’Académie française était un événement, particulièrement quand des hommes de cour se mettaient sur les rangs. Condorcet prit part plus d’une fois à ces luttes, mais sans jamais mettre rien en balance avec de vrais titres littéraires.

Saint-Lambert le prie d’écrire à Turgot que l’Académie française serait heureuse de lui donner une marque de sa vénération en le nommant à la place du duc de Saint-Aignan. Condorcet désirait fort que son ami acceptât, mais à la condition, bien nettement exprimée, qu’aucun littérateur de profession ne serait agréé par la cour, qui alors était toujours consultée d’avance. Chez notre confrère, l’amour éclairé des lettres primait ainsi l’attachement le plus vrai, le respect le plus profond, une reconnaissance sans bornes.

Ces nobles conseils, il faut le dire, s’adressaient à un homme digne de les apprécier. Turgot fit même plus que son ami ne désirait. Voici sa réponse :

« Remerciez pour moi M. de Saint-Lambert. Ce n’est pas dans ce moment qu’il conviendrait de fixer les yeux du public sur moi pour tout autre objet que les affaires de mon ministère. Je crois qu’il faut tâcher de faire nommer La Harpe. Si on ne peut pas y réussir, pourquoi l’Académie ne prendrait elle pas l’abbé Barthélémy ? Je trouve que M. Chabanon est traité trop sévèrement. Il n’est point, quoi qu’on en dise, sans talent. On n’a pas toujours été aussi sévère. »

Peut-être de notre temps les choses se passent aussi noblement. Même dans cette supposition je n’aurai pas à regretter mes citations, car elles prouveraient que nos pères valaient autant que nous.

Condorcet se mit sur les rangs, en 1782, pour remplacer Saurin à l’Académie française ; il ne l’emporta sur Bailiy, son concurrent, que d’une seule voix.

« C’est une des plus grandes batailles que d’Alembert ait gagnées contre Buffon, » mandait Grimm à son correspondant d’outre-Rhin. Je lis ailleurs que, ce jour-là, on fit assaut de finesse à l’Académie comme dans un conclave. La Harpe ne donnait pas une moindre idée du zèle dévorant qu’on avait montré de part et d’autre, quand il rapportait qu’à l’issue du scrutin, d’Alembert s’était écrié en pleine Académie : « Je suis plus content d’avoir gagné cette victoire que je ne le serais d’avoir trouvé la quadrature du cercle. »

La défaveur que cette nomination fit rejaillir sur Condorcet (l’expression non déguisée de cette défaveur se lit dans la plupart des écrits de l’époque), m’a paru vraiment inexplicable. Les titres littéraires de Bailly avaient-ils donc une supériorité tellement évidente, qu’on ne pût consciencieusement leur préférer ceux du secrétaire de l’Académie des sciences ? Des rêveries relatives à un ancien peuple qui nous aurait tout appris, disait malicieusement d’Alembert, excepté son nom et celui du lieu qu’il habitait, primaient-elles de haute lutte des appréciations savantes, ingénieuses, souvent élégantes, des œuvres de nos contemporains ?

En tout cas, s’il était vrai que Condorcet se fût trompé sur ses droits au fauteuil académique, il aurait cédé à une illusion bien naturelle. Dans la Correspondance inédite de Voltaire, que j’ai si souvent citée, je lis à la date de 1771 : « Il faut que vous nous fassiez l’honneur d’être de l’Académie française. Nous avons besoin d’hommes qui pensent comme vous. »

Regarde-t-on cette invitation comme une politesse sans conséquence ? Je franchis un intervalle de cinq années, et le 26 février 1776, je trouve dans une autre lettre de l’illustre poëte :

« Soyez de notre Académie. Votre nom et votre éloquence imposeront du moins à la secte des sicaires qui s’établit dans Paris, »

Le même désir se reproduit, avec quelques variantes, dans plusieurs lettres du mois de mars. Celle du 16 contient ce passage :

« Je vous répète que si vous ne me faites pas l’honneur d’être des nôtres cette fois-ci, je m’en vais passer le reste de ma jeunesse à l’Académie de Berlin ou à celle de Pétersbourg. »

Le vieillard devenait ensuite plus pressant : « Je veux que vous me promettiez, écrivait-il le 9 avril 1776, pour ma consolation, de daigner prendre ma place à l’Académie des paroles, quoique vous soyez le soutien de l’Académie des choses, et d’être reçu par M. d’Alembert. J’irai me présenter là-haut, là-bas, ou nulle part avec plus de confiance. »

Voltaire doute de tout, excepté du mérite, de l’attachement et de la reconnaissance de notre confrère.

Nous sommes au commencement de 1776. À la fin de l’année suivante, le 24 novembre 1777, l’auteur de Mérope écrivait encore à notre ancien secrétaire :

« Je serai tendrement attaché, tant que je respirerai, à celui qui fait la gloire de l’Académie des sciences, et je souhaite qu’il daigne un jour faire la nôtre. »

Lorsque l’histoire littéraire fait tristement mention de tant de candidats qui n’arrivèrent à l’Académie qu’après avoir été longtemps solliciteurs, il devait m’être permis de montrer un homme de lettres devenant académicien après avoir été longtemps sollicité.