Condorcet (Arago)/5

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Œuvres complètes de François Arago, secrétaire perpétuel de l’académie des sciences2 (p. 179-183).
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CONDORCET EXÉCUTEUR TESTAMENTAIRE DE D’ALEMBERT. SON MARIAGE AVEC MADEMOISELLE DE GROUCHY.


Le cours ordinaire, le cours régulier des choses de ce monde, jette des jours de deuil, de larmes, de profonde douleur, même au milieu de la vie la moins troublée. Condorcet l’éprouva en 1783. Cette année, le 29 octobre, la mort lui ravit le géomètre illustre qui, dans toutes les circonstances, fut son guide, son appui, son père d’adoption.

Le grand homme qui venait de succomber dans la plénitude de son génie mathématique, avait pris pour règle de conduite cette maxime que beaucoup trouveront sans doute bien puritaine : « L’usage de son superflu n’est pas légitime, lorsque d’autres hommes sont privés du nécessaire. »

D’Alembert mourut donc sans aucune fortune. Dans ses derniers jours, il ne fut pas seulement en proie à de cruelles douleurs physiques, conséquences d’une horrible maladie (la pierre) ; peut-être ressentait-il plus vivement encore l’impossibilité où sa générosité constante l’avait réduit, de reconnaître convenablement les soins de deux vieux serviteurs. Un souvenir de l’antiquité traverse tout à coup l’esprit du célèbre académicien et y porte la sérénité : Eudamidas légua jadis à deux de ses amis le soin de nourrir sa mère, de marier sa fille ; une disposition testamentaire léguera à Condorcet la mission de pourvoir annuellement aux besoins de deux malheureux domestiques. La mission dura longtemps : Condorcet l’avait mise au nombre de ses premiers devoirs ; il la remplit toujours avec un scrupule religieux. Le général et madame O’Connor ont suivi son exemple.

Vous la savez, Messieurs, c’est à l’école philosophique du xviiie siècle que nous devons l’expression si heureuse de bienfaisance. Peut-être consentira-t-on maintenant à reconnaître qu’en enrichissant la langue, cette école n’entendait pas créer seulement un vain mot[1].

Les devoirs de secrétaire perpétuel de l’Académie des sciences ; l’obligation d’entretenir une correspondance active avec les hommes instruits de tous les pays civilisés ; un penchant irrésistible à prendre part aux débats dont l’organisation politique et sociale du pays était chaque jour l’objet, décidèrent Condorcet, de très-bonne heure, à renoncer au grand monde. Le sacrifice ne dut pas lui coûter beaucoup, car dans l’éloge de Courtanvaux il avait défini ce tourbillon : la dissipation sans plaisir, la vanité sans motif, et l’oisiveté sans repos. En dehors de ses relations scientifiques, notre confrère ne fréquentait qu’un très-petit nombre de sociétés choisies, où, en contact avec les hommes éminents de l’époque, les jeunes gens apprenaient à discuter les questions les plus ardues, avec mesure, avec délicatesse, avec modestie. C’est dans une de ces réunions de famille que Condorcet rencontra, pour la première fois, en 1786, mademoiselle Sophie de Grouchy, nièce par sa mère de MM. Fréteau et Dupaty, présidents au parlement. Comme tout le monde, notre confrère admira d’abord la rare beauté, les manières distinguées, l’esprit brillant et cultivé de cette jeune personne. Bientôt après, il découvrit que ces agréments s’alliaient au caractère le plus élevé, au cœur le plus droit, à une âme forte, à des sentiments inépuisables de charité. Condorcet devint alors vivement épris de mademoiselle de Grouchy et la demanda en mariage. Notre confrère avait quarante-trois ans, et des revenus assez médiocres ; mais telle était la vivacité de sa passion, qu’il ne stipula rien par écrit avec ses futurs parents sur la dot de sa femme ; qu’il n’y eut qu’un contrat verbal.

Nous voilà bien loin du caractère calculateur, glacial, qu’on a prêté à Condorcet. Eh ! Messieurs, c’est que ce caractère supposé, dont j’aurai l’occasion de parler plus d’une fois, avait été modelé sur celui de divers académiciens pour qui notre confrère professait une amitié, une admiration sans limites, et avec lesquels on supposa à tort qu’il sympathisait de toute manière, et sur tous les sujets.

Dans ce temps-là, sauf de rares exceptions, les savants, les mathématiciens, surtout, étaient regardés dans le monde comme des êtres d’une nature à part. On aurait voulu leur interdire le concert, le bal, le spectacle, comme à des ecclésiastiques. Un géomètre qui se mariait semblait enfreindre un principe de droit. Le célibat paraissait la condition obligée de quiconque s’adonnait aux sublimes théories de l’analyse. Le tort était-il tout entier du côté du public ? Les géomètres ne l’avaient-ils pas eux-mêmes excité à voir la question sous ce jour-là ? Écoutez, Messieurs, et jugez :

D’Alembert reçoit indirectement de Berlin la nouvelle que Lagrange vient de donner son nom à une de ses jeunes parentes. Il est quelque peu étonné qu’un ami, avec lequel il entretient une correspondance suivie, ne lui en ait rien dit. Cela même ne le détourne pas d’en parler avec moquerie : « J’apprends, lui écrit-il le 21 septembre 1767, j’apprends que vous avez fait ce qu’entre nous philosophes, nous appelons le saut périlleux… Un grand mathématicien doit, avant toutes choses, savoir calculer son bonheur. Je ne doute donc pas qu’après avoir fait ce calcul, vous n’ayez trouvé pour solution le mariage. »

Lagrange répond de cette étrange manière : « Je ne sais si j’ai bien ou mal calculé, ou, plutôt, je crois n’avoir pas calculé du tout ; car j’aurais peut-être fait comme Leibnitz qui, à force de réfléchir, ne put jamais se déterminer. Je vous avouerai que je n’ai jamais eu du goût pour le mariage,… mais les circonstances m’ont décidé… À engager une de mes parentes… À venir prendre soin de moi et de tout ce qui me regarde. Si je ne vous en ai pas fait part, c’est qu’il m’a paru que la chose était si indifférente d’elle-même, qu’elle ne valait pas la peine de vous en entretenir. »

Le mariage de Condorcet m’aurait paru, aussi, une chose parfaitement indifférente et ne point mériter de mention dans cette biographie, si, comme le voulait d’Alembert, il avait été le résultat d’un calcul ; j’ai dû, au contraire, faire remarquer que, sans calcul d’aucune sorte, en obéissant aux inspirations d’un cœur sensible, Condorcet eut le bonheur de trouver une compagne digne de lui.

La beauté, les grâces, l’esprit de madame de Condorcet produisirent une sorte de miracle. Les adversaires les plus décidés du mariage des savants, entre autres la mère du duc de La Rochefoucauld, la respectable duchesse d’Anville, allèrent en effet jusqu’à dire à notre ancien secrétaire : Nous vous pardonnons !



  1. Au moment de mettre sous presse, un ami m’assure que le mot bienfaisance se trouve déjà dans Balzac. Je n’ai pas eu le temps de vérifier le fait. En tout cas, je dirai avec d’Alembert : « L’abbé de Saint-Pierre est bien le véritable créateur du mot bienfaisance, puisque ce mot était resté enseveli chez ses prédécesseurs, et que lui l’a ressuscité et naturalisé. »