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Conférence sur l’enseignement du dessin

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On se rappelle que M. le Directeur général des Beaux-Arts devait faire aux instituteurs venus de tous les points de la France pour visiter l’Exposition, une conférence sur l’enseignement du dessin dans les écoles primaires. Une indisposition subite vint empêcher M. Guillaume de s’acquitter de cette tâche.

Cependant d’éminents fonctionnaires de l’Université, frappés de l’ardeur laborieuse de ces dévoués éducateurs du peuple, et touchés de leur vif désir de s’instruire, estimèrent qu’il n’était pas possible de les priver des instructions qu’on leur avait promises sur une branche de l’enseignement primaire aussi importante que le dessin. Ils s’adressèrent à M. Cougny, inspecteur des écoles de dessin de la Ville de Paris, et le prièrent de réunir au Champ-de-Mars, dans le Pavillon de la Ville, les instituteurs ruraux afin d’avoir un entretien avec eux.

M. Cougny s’empressa d’acquiescer à ce désir, et ce fut en face des tableaux représentant les résultats de la méthode qu’il a tant contribué à répandre qu’il fit à ses auditeurs groupés autour de lui une causerie dont nous donnons aujourd’hui à nos lecteurs un résumé succinct :

« Messieurs, leur a-t-il dit, je suis heureux de me trouver au milieu de vous, et cependant il m’est impossible de ne pas déplorer l’accident qui nous prive d’entendre la voix éloquente de notre maître bien-aimé ; certes je ne puis le remplacer, mais je tâcherai de vous intéresser en vous expliquant brièvement la pratique de cet enseignement qui, malgré les admirables résultats obtenus rencontre encore quelques contradicteurs, esprits chagrins que tous les succès irritent.

» Arrêtons-nous d’abord, Messieurs, devant ces tableaux que vous voyez ici ; ils contiennent les dessins des élèves des écoles primaires de la Ville de Paris ; ce sont des enfants de dix à douze ans qui ont fait ces travaux que vous admirez à juste titre ; quelques-uns (mais c’est l’exception) ont quatorze ans au plus.

» Tous les dessins sont faits d’après des reliefs ; il est donc facile de voir que les élèves se sont rendu compte de la manière de représenter un objet en relief sur une surface plane.

» Mais déjà vos regards m’interrogent : « Par où doit-on commencer ? Quelle doit être la méthode au début des études ? »

» Nous sommes heureux, Messieurs, de l’occasion qui se présente d’affirmer encore une fois notre opinion sur ce point, et bien qu’on nous ait fait dire le contraire, nous vous répétons aujourd’hui ce que nous avons déjà dit si souvent : « Il faut commencer par faire copier des estampes jusqu’à ce que les élèves se soient familiarisés avec les moyens de reproduction ; » mais il ne faut pas s’y attarder trop longtemps, et nous pensons que pour l’enseignement collectif, le seul qui nous occupe ici, cinq ou six mois sont nécessaires, mais suffisants, pour que les moins aptes puissent copier une forme d’après un modèle graphié.

» Les modèles pour le dessin perspectif ou à main levée devront être choisis parmi les plus beaux, mais aussi parmi les plus simples ; que ces modèles soient en très-petit nombre. Trois ou quatre applications ou combinaisons de lignes droites et de lignes courbes, quelques ornements empruntés à la flore de notre pays : voilà tout le bagage dont nous vous proposons de charger vos élèves pour leur faire faire l’apprentissage de l’œil et de la main.

» L’étude du dessin géométrique devra marcher parallèlement, c’est-à-dire que si nous disposons de quatre heures par semaine, deux heures seront consacrées à l’étude du dessin à main levée et deux heures au dessin géométrique ; pour l’étude de ce dernier, peu ou point de modèles graphiés, mais des leçons données au tableau par le professeur, lequel expliquera à ses élèves qui en feront immédiatement le croquis, l’emploi des lignes, le tracé des courbes usuelles, les échelles, les différentes projections. Voilà pour la première partie, et ces leçons reproduites chaque jour sur le papier par les élèves à l’aide de tous les instruments de précision en auront bientôt fait des praticiens assez habiles.

» Nous venons de vous le dire : six mois suffiront pour cette première partie de l’enseignement du dessin, mais, selon nous, en rester là serait nous condamner pour toujours à l’impuissance ; car savoir faire la copie d’une estampe, ce n’est pas savoir dessiner.

» Dessiner, c’est dans un certain cas reproduire un objet quelconque sur une surface plane, ou bien dans un autre cas exprimer sa pensée à l’aide de quelques lignes. Si cette définition vous semble juste, vous comprenez déjà que pour dessiner sérieusement, utilement, il faut aller plus loin.

» Puis, il y a deux manières de dessiner un objet : en faire la représentation en perspective, c’est-à-dire le reproduire tel qu’il apparaît à nos yeux, et en faire la représentation géométrale, c’est-à-dire le dessiner tel qu’il existe, avec ses trois dimensions : longueur, largeur et épaisseur, mesurées et cotées ; ces deux manières se complètent l’une par l’autre et doivent, comme je vous l’ai déjà dit, Messieurs, s’enseigner simultanément.

» Aussitôt que les élèves auront acquis cette habileté de main dont nous parlions il y a un instant, il faudra nécessairement pour la seconde partie de l’enseignement, la plus sérieuse sans contredit, que des notions de perspective pratique leur soient données ; elles feront le sujet de cinq leçons : la ligne d’horizon, le point de vue, le point de distance, le relief placé parallèlement à l’œil du spectateur, les cas accidentels, les courbes et les corps cylindriques. Alors vous pourrez donner pour modèles à vos élèves quelques reliefs plats, ornements très-simples d’abord composés seulement de lignes droites, ensuite de droites et de courbes pour habituer l’œil à voir les différents plans et les déformations des lignes qui déjà se produisent pour le dessinateur qui ne se trouve pas dans laxe du modèle.

» Enfin des rondes-bosses, solides géométriques placés dans tous les sens, ornements un peu plus compliqués, rosaces, frises, pilastres, vases grecs et égyptiens : voilà la progression : vos élèves maintenant pourront tout traduire.

» Et s’ils ont, dans l’étude du dessin géométrique, parfaitement compris la méthode des projections, qu’ils sachent faire en plan, coupe et élévation d’après un croquis coté par eux le dessin d’un relief quelconque, ils pourront dire qu’ils savent dessiner, ce ne sera plus qu’une question de temps et d’aptitudes pour qu’ils en arrivent à reproduire facilement les formes les plus diverses et les plus difficiles.

» Voilà, Messieurs, la marche que nous avons suivie pour enseigner le dessin aux jeunes élèves des écoles primaires élémentaires de la Ville de Paris. Nous avons réussi et je ne doute pas que vous ne réussissiez à votre tour. »

Ant. Cougny,
Inspecteur de l’enseignement du dessin.