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L’enseignement du dessin, discours prononcé à Montmorency le 6 septembre 1878

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L’ENSEIGNEMENT DU DESSIN DANS LES ÉCOLES PRIMAIRES


Le 6 septembre a eu lieu, à Montmorency, la distribution des prix faite par la délégation cantonale aux vingt et une écoles du canton. M. Charles Blanc, membre de l’Académie française et de l’Académie des beaux-arts, qui présidait la cérémonie, a choisi pour thème de son discours : l’enseignement du dessin dans les écoles primaires, question qui est à l’ordre du jour. Voici ce discours :

Jeunes élèves,

Vos instituteurs et vos parents vous ont assez parlé de la nécessité de vous instruire ; ils vous ont vanté les bienfaits de l’éducation, et vous-mêmes vous avez déjà commencé à en sentir le prix ; déjà vous en avez goûté les dernières jouissances, car si l’instruction primaire est remplie de difficultés, chacune de ces difficultés, lorsqu’elle a été vaincue par l’esprit, devient un noble plaisir.

Je viens vous entretenir aujourd’hui d’une chose qu’on ne vous a pas enseignée, et dont l’enseignement, au moins élémentaire, me paraît d’une nécessité absolue : je veux parler du dessin. Mais ce n’est pas à vous seulement que ce discours s’adresse. Je désire que mes paroles, passant par-dessus vos têtes, aillent frapper les oreilles de ceux qui président à l’instruction de la jeunesse.

Savoir lire dans un livre, imprimé ou manuscrit, a été le premier besoin de votre intelligence ; mais il est un livre dans lequel il faut apprendre à lire : c’est la nature. Les caractères qu’elle emploie pour se faire comprendre à nous ne sont que des variétés infinies du dessin, rehaussées ou nuancées par la couleur. La nature silencieuse n’a pas d’autre langage. Elle s’exprime par les formes qu’elle donne à tous les êtres et par les teintes dont elle les colore. Il n’appartient qu’à l’esprit de l’homme de nommer ce que la nature lui montre, et d’ajouter ainsi aux formes matérielles et visibles, cette forme invisible et morale qui est la parole. Une fois nommées, toutes les substances parlent à leur tour, elles parlent dans la langue muette ou inarticulée de la création. Tel arbre, au tronc rigide, à la rude écorce, au feuillage épais et âpre, nous dit : Je suis un chêne. Telle fleur au port gracieux, à la tige épineuse, aux couleurs tendres, nous dit : Je suis une rose. Mais de ces deux termes, le dessin et la couleur, le dessin est de beau-Coup le plus important : car il peut à lui seul tout raconter, tout figurer, tout dire, ou presque tout ; un dessinateur, avec un crayon noir sur du papier blanc, peut nous donner l’idée d’une rose. Quiconque ignore le dessin se trouve au milieu de la nature comme un voyageur dans un pays dont la langue lui est inconnue.

Il faut donc qu’on vous enseigne à tous le dessin, ou du moins les premiers éléments du dessin : car tous, vous aurez besoin d’en être instruits, quelle que soit la carrière que la vocation ou le sort vous auront fait embrasser.

Voulez-vous savoir ce que disait du dessin le plus grand dessinateur qui ait existé, Michel-Ange ? Un jour qu’il passait l’heure de la sieste dans un beau jardin de Rome, en compagnie de quelques personnages considérables, parmi lesquels une femme célèbre, Vittoria Colonna, la conversation étant tombée sur les choses d’art, Michel-Ange disait :

« La science du dessin ou du trait est la racine de toutes les sciences, la source et l’essence même de la peinture, de la sculpture et de tous les genres de représentation. Celui qui est arrivé à s’en rendre maître possède un trésor inestimable. L’excellence et la sublimité de son art consistent dans la parfaite imitation de l’image des ouvrages de Dieu, que ce soit un oiseau du ciel ou un poisson, ou toute autre créature, et pour cela il n’est besoin ni d’or, ni d’argent, ni de couleurs précieuses : il suffit d’une plume ou d’un crayon, on d’un pinceau chargé de noir et de blanc.

« Néanmoins, dans ces sortes d’ouvrages, les choses les lus nobles, les plus dignes d’attention seront celles qui formeront les représentations les plus élevées, et qui demandent le plus de délicatesse et de science. Quel est l’idiot qui ne trouvera pas le pied d’un homme plus noble que son soulier et sa peau plus belle que la laine dont on fait ses vêtements ?

« Examinez (continue Michel-Ange) tout ce qui se pratique dans la vie : vous verrez que chacun s’occupe, sans le savoir, à dessiner ce bas monde, celui-ci en inventant de nouvelles figures pour les habillements et les costumes, celui-là en cherchant la forme des monuments et des habitations. Le laboureur dessine, lorsqu’il trace sur la terre ses sillons ; le jardinier dessine, lorsqu’il dispose ses plates-bandes ; le marin, lorsqu’il conduit son navire sur les mers ; l’homme d’église, lorsqu’il ordonne lés cérémonies du culte, la pompe des funérailles. Quoi de plus utile que le dessin dans les combats ? Il sert à fabriquer les machines et les instruments de guerre, tels que béliers, catapultes, balistes, tortues, tous armés de fer ; à donner une forme convenable aux bombardes, canons et arquebuses ; à tracer le plan et à déterminer la proportion des châteaux forts, des bastions, des remparts, des fossés, des mines et des contre-mines, des retranchements, des casemates, des redoutes, des terrasses, des demi-lunes, des embrasures et des créneaux. Le dessin est encore nécessaire pour jeter des ponts, confectionner des échelles, asseoir un camp, former des bataillons et des escadrons : il l’est encore pour la variété des armes, la distinction des bannières, des devises, des écussons. Il l’est enfin pour les nouvelles armoiries, timbres et blasons qu’on accorde aux braves sur le champ de bataille… »

Ainsi parlait Michel-Ange.

À ces considérations, qu’il nous soit permis d’ajouter que le dessin exerce le jugement, meuble la mémoire, éveille l’imagination.

Quand on nous apprenait le dessin au collége, le professeur nous disait : « Le dessin rectifie le jugement », et cela nous faisait sourire, parce que nous étions encore des étourdis. Et pourtant il avait raison, ce vieux professeur, Le dessin donne de la rectitude aux idées en précisant les formes qui les représentent. Une image employée dans le discours ou dans la poésie n’est juste que si elle est susceptible d’être dessinée. Les peuples qui ont appris le dessin, les peuples artistes, ne se payent pas facilement de mots, comme les autres : ils veulent voir clair dans leur esprit : il y dessinent leurs pensées.

Mais comment enseigner le dessin ?

En commençant, comme la création elle-même, par la géométrie. On ira, de cette manière, du simple au composé, du tracé des lignes à la mesure des angles, des formes régulières et rigides qu’on remarque dans la cristallisation, aux formes souples qui caractérisent en général les Végétaux, de la symétrie absolue, compassée, des figures abstraites, à cette symétrie individuelle et plus libre qui est celle des corps vivants, ou qui en est, pour dire mieux, la pondération ?

Le dessin est en quelque sorte une mise au carreau de la nature. Toute forme, toute figure est enfermée dans une géométrie secrète, qui en arrête les proportions, en empêche les écarts et en assure l’équilibre. La grâce elle-même, l’élégance, la désinvolture la plus maniérée, aussi bien que les conceptions graphiques les plus fières, les plus violentes, se meuvent dans un invisible réseau de parallèles inexorables, d’horizontales et de verticales rigoureuses. Ce même Michel-Ange, dont je vous parlais tout à l’heure, lorsqu’il dessine dans son Jugement dernier ces avalanches de réprouvés qui sont précipités en enfer, obéit aux lois d’une géométrie sous-entendue ; il suit la marche du compas qu’il a dans l’esprit, et dont sa main ne se sert plus depuis qu’il est un maître.

C’est donc par la géométrie qu’il faut commencer, et le premier exercice du dessinateur, après le tracé des droites et des courbes, est la mesure des angles. Cet exercice essentiel exige une attention qui n’est pas fatigante parce qu’elle porte sur une chose simple. En peu de temps l’élève s’habitue à préciser l’ouverture d’un angle : en d’autres termes, à en connaître le degré, comme il s’habitue, en musique, à mesurer les intervalles.

De la mesure des angles il passe à une série d’études sur les surfaces planes, différemment teintées, et au moyen d’une échelle de tons qui renferme toutes les gradations numérotées du noir au blanc, ou si l’on veut, du ton le lus obscur au ton le plus clair, il s’exerce à obtenir, d’abord en trois ou quatre fois, ensuite du premier coup, les valeurs de ton qui lui sont indiquées par un modèle que le professeur dessine sur une planche noire. Cette étude est bientôt rendue intéressante par celle des ornements que les élèves composent eux-mêmes en combinant sur le papier les surfaces géométriques dont ils savent la définition et la figure, et qu’ils teintent à volonté. On ne saurait croire quel attrait peuvent trouver des enfants à un pareil exercice. Nous avons vu à Genève, dans l’école municipale, des écolières de dix à douze ans inventer des ornements pleins de goût, sur un thème donné. Il s’agissait de composer le dallage d’une chambre avec un centre étoilé. J’ai vu, dis-je, des enfants combiner des figures à souhait pour le plaisir des yeux, et qui étaient susceptibles d’être exécutées en marqueterie où en mosaïque. Dans leurs inventions naïves, sous la délicatesse de leurs mains, l’aride géométrie avait consenti à être charmante. Des triangles rangés avec symétrie, des carrés qui se correspondent, des cercles qui tantôt se touchent, tantôt se pénètrent, tantôt, se relâchant peu à peu, s’allongent en ovales, avaient suffi à ces jeunes filles pour composer des parquets capables d’arrêter l’admiration et les pas du visiteur.

Viennent ensuite les solides géométriques, si l’on veut faire naître dans l’esprit de l’écolier les notions élémentaires de la perspective et des ombres. Il reçoit les premières en voyant sur des solides comment les lignes réelles sont altérées par les lois de l’optique ; les secondes lui sont enseignées sur les corps aux formes simples, dont les ombres, si le local est franchement éclairé, se composent de trois valeurs seulement : le ton le plus fort, le ton le plus faible et le ton moyen.

Mais faut-il que les solides géométriques soient en nature, que ce soient des cubes en bois ou en carton, des cylindres, des sphères en ronde bosse ? Tout le monde n’est pas d’accord sur ce point. S’il s’agissait d’ébaucher des artistes peintres, qui n’auront jamais à représenter que l’apparence des choses, je serais tenté de préférer les solides feints aux solides véritables, par la raison que les lois de la perspective ont été trouvées depuis des siècles, et que placer un écolier immédiatement devant un modèle en plein relief, qu’il faudra imiter avec ses déformations visuelles, ses lignes fuyantes, ses raccourcis, c’est le placer dans la situation où se trouvèrent les premiers observateurs qui inventèrent la perspective, en l’invitant à découvrir tout ce qui a été découvert.

Mais, comme je parle à des enfants qui, en très-grande majorité, entreront dans des professions industrielles et n’auront guère à s’occuper, en fait d’art, que des arts décoratifs, je pense qu’il faut présenter à ceux-là des modèles en relief, afin qu’ils s’habituent, non pas à feindre les apparences des lignes et des surfaces, mais à en saisir le dessin géométral.

Qu’est-ce que le dessin géométral ? C’est un dessin de convenance qui représente l’objet tel qu’il est. Qu’est-ce que le dessin perspectif ? C’est celui qui représente l’objet tel qu’il paraît être. Ces artisans ingénieux, ces dessinateurs, qu’il ne faudrait plus distinguer des fabricants, — car tout fabricant devrait être dessinateur, — ont besoin de se figurer les innombrables objets qu’ils inventent tels qu’ils sont en réalité, sans tenir compte des déformations que feront subir à ces objets les lois de l’optique.

J’ajoute qu’en se familiarisant avec les représentations perspectives, qui ont par elles-mêmes beaucoup de séduction, parce qu’elles imitent les illusions agréables que la nature a ménagées à nos yeux, l’ouvrier sera tenté de les introduire dans les industries où la décoration des surfaces planes par des motifs figurant des reliefs et des creux, est un véritable contre-sens. Ces industries sont la mosaïque, la marqueterie, la tapisserie, les toiles peintes, le papier peint, la reliure ; en un mot, toutes celles qui s’exécutent sur les à plats.

Du reste, si l’on ne veut pas interdire aux enfants des écoles primaires une excursion dans le domaine de la perspective, il faut bien se persuader qu’à la rigueur, le seul dessin qu’il soit nécessaire d’enseigner dans les écoles, est le dessin linéaire, c’est-à-dire celui qui se compose de lignes droites ou courbes formant des figures susceptibles seulement de recevoir des teintes plates.

À l’imitation des solides géométriques peuvent s’ajouter des exercices sur les ustensiles les plus vulgaires, sur les objets qui se trouvent partout, et dont les formes sont engendrées par le cube, le prisme, le cône, le cylindre, la sphère, tels que lampe, abat-jour, théière, bol, coupe, verre, baquet, entonnoir, bouteille, gourde, œuf, olive, fuseau… Ainsi l’enfant voit entrer dans les usages familiers, dans l’intimité de la maison, cette géométrie austère, qui va bientôt s’assouplir encore et se prêter au mouvement des êtres créés pour la végétation d’abord, ensuite, pour la vie organique, enfin pour cette vie supérieure qui est l’intelligence.

Mais l’instruction primaire du dessin ne va point jusque-là ; elle s’arrête au dessin d’imitation. Dès que le sentiment veut se faire jour, dès que le dessinateur veut s’élever de limitation à l’expression, il entre dans le domaine de l’art, et ceux-là seuls doivent y entrer qui ont reçu du ciel « l’influence secrète ».

Il y a dans le dessin deux genres de vérité, que l’on peut distinguer au commencement, mais que plus tard il faudra réunir ; la première est la vérité positive, telle que peut la donner un instrument mathématique ; la seconde est la vérité de caractère, la vérité dominante, dans laquelle intervient le sentiment qui fait l’artiste. Celle-ci appartient à un ordre plus élevé de l’enseignement. Louis David exprimait cette pensée lorsqu’il disait à un de ses élèves : « Sois vrai d’abord ; tu seras noble ensuite. »

Depuis l’avénement de ce nouveau personnage qui est le suffrage universel, instruire le peuple est devenu le plus pressant des devoirs. Ceux qui l’aiment le veulent éclairé ; ceux qui le redoutent hésitent eux-mêmes à le laisser ignorant, comme s’ils avaient un sentiment vague que l’ignorance pourrait bien être ce qu’il y a au monde de plus redoutable ! C’est maintenant à qui inventera les méthodes les plus sûres, les plus convenables à la généralité des esprits, et aussi les plus rapides : car les vivants d’aujourd’hui vont encore plus vite que les morts de la légende. Parmi ces méthodes, il en est une qui paraît être un corollaire du suffrage universel, tant elle est venue à point pour s’y adapter. Je veux parler de l’enseignement collectif, inauguré il y a quinze ans, à Genève, par un professeur de l’école municipale de cette ville, M. Frédéric Gillet.

Jusqu’à présent, l’enseignement du dessin, dans nos lycées, se pratiquait individuellement, d’homme à homme. Il consistait à mettre chacun des élèves, pendant deux ou trois minutes, en tête à tête avec le professeur, lequel, en faisant le tour de la classe, s’arrêtait devant chaque dessin, trouvait telle forme trop longue ou trop courte, trop grosse ou trop mince, et passait. Dans l’enseignement collectif, le maître ‘ne s’adresse à aucun élève : il parle à tous à la fois ; il leur fait, sur des modèles visibles à vingt pas, des explications orales et des démonstrations graphiques, n’exigeant d’eux que l’attention nécessaire pour écouter les uns et regarder les autres. De cette manière, quand le professeur a donné deux heures de leçon, chaque élève a reçu véritablement une leçon de deux heures.

L’excellence de cette méthode est trop sensible pour ne pas être sentie.

Quoi qu’il en soit, vous recevrez bientôt, jeunes élèves, l’enseignement qui fait l’objet de ce discours.

C’est un immense avantage que vous aurez sur les générations qui ont précédé la vôtre. Cet avantage, vous le devrez à la République, ne l’oubliez pas. Souvenez-vous également que plus vous apprendrez, plus vous serez en mesure d’être libres et plus aussi vous serez dignes de la liberté.

Ch. Blanc,
Membre de l’Institut.