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Confessions d’un ex-libre-penseur/VI

La bibliothèque libre.
Letouzey et Ané (p. 161-184).

VI

DE MARSEILLE À PARIS



la marotte et l’égalité. — à dix-huit ans en cour d’assises. — la jeune république. — la lutte contre l’état de siège. — le furet et la fronde. — trois duels. — avalanche de procès. — exil à genève. — l’amnistie des délits de presse. — montpellier et le frondeur. — fraternité républicaine. — l’exposition de paris.


La Commune avait valu à Marseille l’état de siège.

C’est à ce moment que je devins tout à fait journaliste.

Pendant les premiers mois qui suivirent mon retour du régiment, j’avais, tout en pérorant dans les clubs, collaboré à divers journaux révolutionnaires ; mais ce travail ne me rapporta jamais un centime.

Enfin, j’étais entré, le 1er janvier 1871, à l’Égalité, journal fondé par Maurice Rouvier et Delpech, et dont le rédacteur en chef était alors un professeur bas-alpin, M. Gilly la Palud. L’Égalité est le premier journal où ma collaboration fut payée.

Nous étions deux rédacteurs chargés, à tour de rôle, de donner chaque jour la biographie d’un homme célèbre. Cette série de biographies était intitulée Éphémérides Républicaines ; les personnages, dont nous racontions la vie, et dont nous avions à analyser les ouvrages, quand il s’agissait de littérateurs, étaient placés à leur date de naissance.

Cette besogne nous prenait beaucoup de temps. Il fallait travailler souvent quatre et cinq heures à la Bibliothèque de la ville pour réunir les éléments d’une biographie.

Mon collaborateur avait la spécialité des célébrités artistiques et littéraires, et moi, celle des hommes politiques.

L’administration du journal nous réglait ces biographies à raison de dix francs par mois, à tous deux. Je m’explique bien : nous touchions, mon collègue et moi, cinq francs chacun. On ne dira pas, je pense, que j’ai trouvé la fortune à mes débuts dans la presse.

Après la Commune, mon collaborateur fut arrêté. J’eus la charge entière des éphémérides : néanmoins, je lui envoyai chaque mois sa part d’appointements, quoique je rédigeasse seul les biographies ; et cela était juste, car c’était bien malgré lui qu’il ne collaborait plus au travail que nous avions commencé ensemble.

Cependant, cinq francs par mois ne pouvaient pas suffire à mes besoins. J’avais, comme avant la guerre, pris pension chez des étrangers, et ma famille payait. Mais j’avais hâte de ne rien devoir à mes parents, dont je me séparais de plus en plus.

Je résolus donc, avec sept ou huit camarades, de fonder un journal. Il parut, dès le lendemain de la Commune, sous le titre de la Marotte et vécut deux ans. C’était une feuille satirique hebdomadaire, assaisonnée du plus gros sel, attaquant à outrance les conservateurs et spécialement le général commandant l’état de siège. Au bout de quelques numéros, nous ne fûmes plus que trois rédacteurs.

Sous prétexte de plaisanterie, nous frondions les hommes du pouvoir avec une véritable rage.

Le journal, à tout instant saisi et suspendu, disparaissait sans cesse pour reparaître sous un autre titre. La Marotte devenait successivement la Marmotte, le Sans-Culotte, le Bouffon ; mais, après chaque changement d’en-tête, c’était toujours la Marotte qui se montrait encore à l’horizon, et agitait de nouveau ses grelots.

L’imprimeur et le gérant, — n’étant pas majeur, j’avais dû prendre un gérant, — payèrent, une fois, mes folies par une incarcération de plus d’un mois dans les casemates du fort Saint-Nicolas.

Je ne parle pas des procès intentés par les particuliers.

À un moment donné, vu le déluge des assignations, je ne pus plus trouver un imprimeur à Marseille ; et le journal dut recourir aux presses de coreligionnaires politiques à la Ciotat, puis à Toulon.

À la fin de 1872, je fus cité à comparaître devant la cour d’assises des Bouches-du-Rhône, pour outrages à la religion. J’avais dix-huit ans.

Le journal, malgré les poursuites continuelles dont il était l’objet, et peut-être à cause d’elles, avait du succès. Il tira jusqu’à 15,000 exemplaires ; ce qui est beaucoup pour une feuille hebdomadaire de province, à 10 centimes. Les bénéfices de la vente nous aidaient à vivoter, mes collaborateurs et moi.

Quant aux éphémérides de l’Égalité, j’avais été obligé de les cesser.

Ma biographie de Robespierre avait effrayé les directeurs du journal, qui, pourtant, étaient radicaux. Celle de Marat fut refusée comme par trop compromettante.

Elle contenait des passages dans le style que voici :


« C’est à la classe plébéienne que je m’adresse, à cette classe si injustement méprisée par l’aristocratie orgueilleuse… Je ne le cache pas, j’aime ces hommes qui envahissaient la Convention pour proclamer l’innocence de Marat, et ces femmes courageuses qui, sous la conduite de la Théroigne de Méricourt, allaient jusqu’à Versailles chercher le despote Capet. J’aime cette foule qui, enflammée par l’éloquence de Desmoulins, couvrait son front d’un vert feuillage et renversait le monument de la tyrannie. J’aime cette populace active qui, tantôt, groupée autour du drapeau de la patrie, courait repousser l’étranger en chantant la Marseillaise, et tantôt se pressait autour d’un échafaud pour voir couler le sang des nobles et des prêtres au refrain du Ça ira ! »


Le rédacteur en chef, M. Gilly la Palud, préféra supprimer pour toujours les éphémérides que risquer de publier, un beau matin, par inadvertance de l’administrateur, des lignes pareilles à celles que je viens de citer.

Néanmoins, comme il tenait à ma collaboration, il me donna le poste de chroniqueur supplémentaire, avec 30 francs d’appointements mensuels. Réduit à la relation des arrivages de bateaux et au récit des histoires de chiens écrasés, il m’était désormais impossible d’exercer mes fureurs révolutionnaires dans les colonnes du journal.

À cette époque, donc, je collaborais d’une part à l’Égalité, et d’autre part j’étais le principal rédacteur de la Marotte. J’avais rompu toute relation avec mes parents et mes amis d’enfance. Je ne gagnais pas de quoi mener la vie à grandes guides ; mais enfin je suffisais à mes besoins. J’avais réalisé mon rêve : n’être à charge à personne.

Le 10 janvier 1873, les propriétaires de l’Égalité me proposèrent de remplacer la Marotte par une autre feuille, toujours dans la note satirique, mais d’une allure moins faubourienne ; ils me fournissaient un cautionnement et la rédaction devenait plus nombreuse. Ainsi fut fondée la Jeune République, qui vécut un an : elle subit d’abord une suspension de trois mois, puis une interdiction complète de vente sur la voie publique.

Les années 1874 et 1875 furent consacrées à la rédaction du Furet, petite feuille dans l’esprit de la Marotte.

Le procès le plus important que j’eus fut celui où je dus comparaître en cour d’assises.

Le jury, à raison de ma jeunesse, m’acquitta. Mon avocat était Me Maglione, qui, depuis, fut maire de Marseille.

Un autre procès, à moi intenté en 1873 par un prêtre diffamé, eut, dans le Midi, un certain retentissement.

Le plaignant n’était autre que l’ancien supérieur du Collège de Saint-Louis, M. l’abbé Magnan.

La Marotte et la Jeune République s’étaient fait une règle de déverser constamment l’outrage et le ridicule sur tous les écrivains catholiques. Or, M. l’abbé Magnan, qui collaborait à un journal conservateur de la ville, le Citoyen, servait, plus que tout autre, de cible à nos plaisanteries, souvent d’un goût douteux.

Un jour, M. l’abbé Magnan, lassé, et voulant mettre un terme à ces attaques d’une violence inouïe, m’assigna, et, avec moi, le gérant. On avait alors dépassé toute limite. Une poésie, en vers provençaux, avait été publiée et contenait, à l’adresse du vénérable prêtre, un de ces mots plus que grossiers dont le dialecte de la Cannebière est si riche. La poésie n’était pas de moi ; mais elle venait à la suite d’une série de mes articles, série qui durait depuis près d’un an. La malpropre poésie détermina la poursuite, et l’ensemble des articles, ceux des autres rédacteurs comme les miens, fut visé par la plainte. Toutes ces attaques, du reste, se valaient.

En première instance, nous bénéficiâmes de l’obscurité d’un article du code, relatif à la répression des délits de diffamation, et le tribunal ne voulut ni acquitter ni condamner le journal.

La question de droit, en litige, vint jusqu’en Cassation ; le tribunal suprême donna gain de cause à notre adversaire.

Finalement, l’arrêt de la Cour d’Aix, qui avait jugé au fond, fut déclaré valable, et le journal eut à payer à M. l’abbé Magnan deux mille francs à titre de dommages-intérêts.

Mon ancien supérieur toucha, je crois, seize cents francs, qu’il employa à la construction d’un autel dédié à la Sainte Vierge dans l’église de sa ville natale, et il me fit volontairement remise du reste.

Je lui ai, en 1878, exprimé, en particulier, mes regrets au sujet de cette vilaine campagne, et je suis heureux de les lui renouveler publiquement ici.

Indépendamment des procès, mes journaux de jeunesse m’attirèrent d’autres affaires d’un autre ordre.

En 1872, j’eus un duel avec un de mes camarades de collège, Horace Martin, plus âgé que moi. Je ne connaissais pas les premiers éléments de l’escrime, ni lui non plus. Nous nous battîmes néanmoins comme des enragés. Le combat eut trois reprises, à l’épée. À la troisième reprise, j’eus le bras droit traversé de part en part ; mais ma vivacité sur le terrain était telle que les témoins ne s’aperçurent de ma blessure qu’au moment où à mon tour j’atteignais mon adversaire à la main gauche.

On arrêta le duel ; je perdais beaucoup de sang. Le médecin me pansa d’abord ; car une grosse veine du bras avait été touchée. Puis, ce fut le tour de mon adversaire, avec qui je me réconciliai.

Pendant quelque temps, je ne pus écrire. Enfin, je guéris, et il ne me reste aujourd’hui qu’une double cicatrice en souvenir de cette aventure.

Je me trompe. À la suite de cette affaire j’ai gardé l’amitié d’un homme de cœur, l’un des témoins d’Horace Martin, M. Mercier, qui bien que ne partageant pas alors mes opinions, mais faisant la part de ma folie, me prit en affection, me gourmanda souvent à propos de mes excès et ne désespéra jamais de me voir revenir au bien.

En 1873, je croisai de nouveau l’épée, mais cette fois avec un républicain, Édouard Chevret. Juste retour des choses d’ici-bas, ce partisan de mes idées m’avait jeté la même injure que celle dont la Jeune République avait gratifié l’abbé Magnan. Sur le terrain, j’administrai une large estafilade au pauvre Chevret, artiste peintre, plus habile à manier le pinceau que l’arme blanche.

En 1874, troisième duel. Mon adversaire était un jeune chroniqueur marseillais, Émile Rastignac ; il avait, parmi ses témoins, Léopold Peyron, qui est aujourd’hui secrétaire-rédacteur au Sénat. On se battit à Monaco, au pistolet. Nous échangeâmes à deux reprises deux balles, à vingt-cinq pas, sans nous atteindre.

Par trois fois, il s’en fallut de bien peu que mon existence anti-chrétienne prît fin. Si j’étais mort dans ces circonstances, c’eût été pour subir l’éternelle expiation de mes crimes. Et Dieu ne l’a pas voulu. Que Dieu est bon !…

Vers la fin de l’état de siège, dans les premiers jours de 1876, je pris la direction d’un journal satirique, qui s’intitula la Fronde.

Dans celui-ci, j’étais, comme à la Marotte, entièrement maître de mes écrits, n’ayant auprès de moi personne pour tempérer ma fougue. L’imprimeur, mon associé, était le premier à rire de ma frénésie de plume. Aussi, je m’en donnai à cœur-joie.

J’étais, au surplus, entièrement responsable de mes articles. Dès le jour même de ma majorité, j’avais pris la gérance de mon journal. En cas de procès, j’étais seul assigné.

Bientôt, l’imprimeur de la Fronde quitta Marseille, des intérêts supérieurs l’appelant à Montpellier pour la création du Petit Méridional. Il me laissa seul propriétaire de la feuille satirique. Je ne connus, dès lors, plus de bornes.

En quelques semaines, j’eus treize procès.

Les condamnations, qui en résultèrent, additionnées, donnaient, avec la contrainte par corps pour les dommages-intérêts, un respectable total dépassant huit années de prison.

Comme je ne tenais pas le moins du monde à devenir le pensionnaire du gouvernement, je m’empressai de prendre le train de Genève.

Je ne me faisais aucune illusion sur la misère noire qui m’attendait en Suisse. N’importe, je préférais la misère à la privation de la liberté.

Comme proscrit, je reçus de l’autorité cantonale un permis de séjour renouvelable tous les trois mois. Je passai dans ces conditions, à Genève, les années 1876 et 1877.

Je vivais du produit de ma plume. La Fronde, transportée à Montpellier, avait été continuée sous le nom du Frondeur. En outre, des correspondances à divers journaux français m’aidaient à subsister.

La situation n’avait rien de gai. À l’étranger, un journaliste exilé gagne peu ; en outre, ses rentrées sont des plus difficiles.

J’en ai vu, des proscrits, qui passent pour avoir mené là-bas une vie dépensière et luxueuse et qui, bien au contraire, étaient pauvres comme Job.

Cluseret, entre autres. En France, on racontait qu’il passait gaiement son exil dans un magnifique château ; à en croire les chroniqueurs, il ne sortait à Genève que paradant sur un superbe cheval blanc.

J’ai été reçu dans son château. C’était une malheureuse bicoque, dont la location annuelle devait bien lui coûter de 150 à 200 francs. Son domaine se composait d’un minuscule jardinet, dans lequel il cultivait des choux qu’il allait vendre, avec les œufs de ses poules et le lait de sa chèvre, au marché de Carouge. Quant à son cheval, il fut toujours invisible et impalpable. En fait de compagnon de l’espèce animale, je ne lui ai connu qu’un bon et fidèle chien, du nom de Porthos.

Cluseret, que les gazettes françaises, représentaient comme riche à millions, vivait dans un dénûment absolu.

Si par hasard il lit ce livre, bien certainement il sera heurté par le sentiment de foi chrétienne qui m’inspire. Je ne suis plus aujourd’hui le jeune impie qu’il a connu. Au moins, constatera-t-il que tout en déplorant son aveuglement, un converti, un catholique, heureux de dire ce qui est vrai, rend hommage à sa probité.

Les saltimbanques de l’exil n’avaient pas, du reste, le don de m’attirer.

Je vécus, tranquille, cachant ma misère, ne me mêlant pas aux réunions tapageuses des farceurs qui battent monnaie avec leur titre de proscrit.

Je passai si bien ignoré, que personne, même parmi les rares amis politiques que je fréquentai, ne se douta de ma pénible position.

Dans un ouvrage comme celui-ci, je n’ai à parler que de ma vie publique, et le lecteur ne comprendrait pas que je le misse au courant des faits sans intérêt comme ceux relatifs à mon foyer.

Pourtant, sans entrer dans aucun détail, il est peut-être utile que je dise qu’à Genève je n’étais pas seul. J’avais charge de famille : une femme et deux enfants ; ma chère femme détournée par moi de Dieu ; les enfants, élevés en dehors de toute religion.

Nous étions donc quatre à traîner le lourd boulet de la proscription, quatre à souffrir, souvent à jeûner.

Il nous arriva de vivre, un mois entier, ne nous nourrissant que de pain. Le pain même vint à nous manquer : nous donnâmes aux enfants le peu qui restait, et nous demeurâmes, ma femme et moi, trois jours pleins sans manger.

La misère fut telle que, désespéré, je voulus aller me jeter dans le Rhône ; ma femme m’empêcha d’exécuter ce funeste dessein.

Notre pitoyable état fut deviné par un ami, qui, lui, n’appartenait à aucun parti. Il nous porta secours avec une rare délicatesse. Je puis dire son nom ; c’est Jules Klein, le compositeur de musique. Il n’était pas proscrit ; il habitait Genève pour son agrément.

Et c’est ainsi que, le ventre creux, mais toujours correct, j’allai parfois rendre visite à nos chefs révolutionnaires, Courbet, Razoua, Cluseret, Rochefort.

J’aimais surtout Rochefort. L’impression que sa Lanterne avait autrefois produite sur moi était ineffaçable. Certes, je lui étais, j’en suis convaincu, parfaitement indifférent ; mais peu m’importait, j’étais toujours influencé par son ancien prestige.

D’autre part, si ma détresse passait inaperçue aux yeux des républicains et si elle n’avait été comprise à Genève que par un homme étranger aux partis, en revanche, elle fut soupçonnée de loin par un camarade d’enfance, qui, bien que conservateur, m’affectionnait au point de se compromettre pour moi. Notre liaison l’avait brouillé avec bien des personnes qu’il fréquentait.

Lors donc, — c’était pendant le régime du 16 mai, — mon ami H***, aujourd’hui l’un des médecins les plus distingués de Marseille, m’écrivit pour me démontrer « l’absurdité de mon entêtement à défendre une cause qui, tant par elle-même que par ses adhérents, ne m’offrait, disait-il, qu’ingratitude et désillusions. »

Il déploya toute son éloquence pour me convaincre.

Un important journal conservateur allait être fondé dans le Midi. H*** m’offrait une place de 6,000 francs par an, et les directeurs de l’organe se faisaient fort d’obtenir, de toutes les sociétés religieuses qui m’avaient poursuivi, la renonciation aux jugements de condamnation prononcés contre moi.

Je remerciai très cordialement mon ami ; mais je lui répondis que j’aimais mieux « mourir de faim en exil plutôt que d’abandonner la cause de la République. »

Les élections du 14 octobre donnèrent la victoire en France à mon parti, et je n’aspirai plus dès lors qu’à revoir la patrie tant aimée.

Une fausse manœuvre de la nouvelle Chambre m’ouvrit les portes du pays.

Sous le ministère de MM. de Broglie et de Fourtou, nombre de journaux républicains avaient eu maille à partir avec les tribunaux. La Chambre, afin de signaler son triomphe, vota l’amnistie en faveur de tous les condamnés pour délits de presse « commis du 16 mai au 14 octobre 1877 ». C’était dire que, pendant cette période, les tribunaux avaient rendu des sentences injustes. Le Sénat accepta l’amnistie, mais en supprimant les dates qui avaient été mises à dessein dans le projet de loi. En d’autres termes, la Chambre Haute consentait à passer l’éponge sur tous les délits de presse ; mais elle ne voulait pas qu’il fût question de condamnations prononcées pendant une période quelconque.

La loi d’amnistie, ainsi amendée, profitait aux journalistes proscrits qui, comme moi, avaient été condamnés antérieurement au 16 mai. Nous n’étions que six dans ce cas. Il restait à savoir si, pour rendre service à six républicains et ne pas se mettre en conflit avec le Sénat, la Chambre reviendrait sur son vote, consentirait à effacer ces dates qu’elle avait inscrites dans son projet primitif, avec le but bien calculé, non seulement d’enlever certaines condamnations de presse, mais surtout de flétrir la période pendant laquelle elles avaient été prononcés.

Heureusement, parmi les bénéficiaires de l’amnistie du Sénat, se trouvait un personnage, l’un des fils de Raspail ; bref, la Chambre adopta la loi amendée, et tous les condamnés pour délits de presse purent rentrer en France.

Ah ! quelle hâte nous avions de fouler le sol de la patrie ! quel empressement nous mîmes tous à quitter le pays d’exil, dès que cela nous fût possible !

Un d’entre nous, Justin Alavaill, journaliste de Perpignan, se hâta même trop. Il partit de Genève avant que la loi du Sénat fût ratifiée par la Chambre. Il fut arrêté à la frontière ; mais le ministère transmit, par voie télégraphique, l’ordre de le relâcher et de laisser rentrer librement en France tous les condamnés de presse.

Cette décision, très habile, du cabinet Dufaure donna le signal du retour à tous les écrivains proscrits. M. Dufaure, dans un but de conciliation, désirait voir la Chambre ne pas faire échec au Sénat : en nous ouvrant, dès le premier vote, les portes de la patrie, il forçait la main aux députés ; ceux-ci ne pouvaient plus dès lors, sans se rendre odieux, restreindre l’amnistie aux condamnés du 16 mai et obliger ainsi des républicains à reprendre le chemin de l’exil.

De retour en France (27 février 1878), je me rendis immédiatement à Montpellier où s’imprimait mon journal le Frondeur, qui, après avoir disparu sous le ministère Broglie-Fourtou, avait recommencé sa publication avec le cabinet Dufaure.

L’amnistie ne levait pas les condamnations prononcées dans des jugements rendus sur la plainte de particuliers ; j’en avais quelques-unes de cette espèce.

M. Mercier, dont j’ai parlé plus haut, à propos de mon premier duel, eut la bonté de plaider pour moi auprès des personnes que mes feuilles avaient autrefois attaquées et de solliciter leur indulgence pour un coupable déjà bien puni. Avec beaucoup de bonté, ces diverses personnes, appartenant toutes au monde catholique, signèrent leur désistement.

Je demeurai près d’un an à Montpellier.

Deux incidents, pendant mon séjour dans cette ville, me montrèrent, une fois de plus, les beautés de la fraternité républicaine.

Le premier se produisit à propos de l’avocat-général Jouvion.

Ce magistrat était radical. Accusé d’une infamie par ses ennemis, il se suicida ; l’enquête qui suivit sa mort établit qu’il avait été calomnié. Néanmoins, le malheureux fut abandonné par ses meilleurs amis, qui ne songèrent même pas à défendre sa mémoire. Les opportunistes triomphaient d’être débarrassés d’un radical, et les radicaux, du moment que l’infortuné n’existait plus, se souciaient peu de lui. Nous fûmes seulement sept qui eûmes la constance d’accompagner sa dépouille jusqu’au cimetière.

Cette làcheté de mes coreligionnaires politiques m’inspira un profond dégoût.

Le second incident eut lieu à l’occasion d’une polémique avec le maire de Cette.

Le parti républicain, à Cette, comme ailleurs, était divisé en deux camps, les opportunistes et les radicaux, qui, les uns les autres, se détestaient cordialement. Je pris parti contre les opportunistes, cela va sans dire. Le maire Espitalier, leur chef, avait un journal, le Petit Cettois, qui bataillait avec le Frondeur.

Seulement, la polémique n’était pas comprise de la même manière par les deux feuilles. Le Frondeur critiquait les actes politiques et administratifs du maire Espitalier. Le Petit Cettois me répondait en m’attaquant dans ma vie privée. Toutes mes actions personnelles, les moindres faits qui ne regardent pas le public, étaient travestis avec la plus odieuse mauvaise foi. Pour tout dire, et l’on ne sera dès lors plus surpris, il est bon qu’on sache que le maire Espitalier était franc-maçon et Vénérable d’une Loge de Cette ; chez les francs-maçons, le mensonge est considéré comme une vertu.

Le Petit Cettois en vint jusqu’à imprimer que, nageant dans l’or, je laissais ma mère mourir de faim ; c’est de cette façon que les opportunistes présentaient au public l’histoire de ma séparation avec ma famille. Or, je gagnais alors 300 francs par mois, et ma mère avait si peu besoin de mes secours que, le jour même où paraissait l’article d’Espitalier, elle achetait à Marseille une maison lui coûtant 70,000 francs qu’elle payait comptant.

Ces articles étaient rédigés par plusieurs insulteurs à gages. L’un de ces bons opportunistes avait dans son casier judiciaire une condamnation à dix ans de travaux forcés pour banqueroute frauduleuse.

Mais ce ne fut pas tout.

Dans la suite, le maire Espitalier ne s’entendit plus avec son rédacteur en chef. Celui-ci, se séparant de son patron, fit des révélations sur la polémique du Petit Cettois et du Frondeur, révélations qui édifièrent le public méridional.

Je tiens à en rappeler une, ne serait-ce que pour faire bien connaître à mes lecteurs les mœurs aimables du parti républicain.

Un jour, me trouvant dans la ville où régnait le franc-maçon Espitalier, je me rendis dans les bureaux du Petit Cettois pour demander au rédacteur en chef des explications au sujet d’un article paru contre moi.

Le lendemain, Espitalier, apprenant cette visite, entra dans une colère bleue contre son collaborateur.

— Comment ! s’écria-t-il, Léo Taxil s’est trouvé dans votre bureau, seul à seul avec vous, et vous ne lui avez pas logé une balle dans la tête ?

— Mais, répondit le rédacteur, je n’ai pas eu à me défendre, il ne venait pas chez moi en agresseur, il a été très correct ; il me demandait seulement, et très poliment, le nom de l’auteur d’un article publié contre lui.

— Eh ! qu’importait ! répliqua Espitalier. Vous le teniez à votre merci, il était dans votre domicile, il n’y avait aucun témoin. Il fallait lui loger une balle dans la tête, vous dis-je. Une fois votre homme mort, vous auriez déclaré qu’il s’était porté à des voies de fait contre vous et que vous vous étiez trouvé en état de légitime défense. Le jury vous eût acquitté sans débats.

Et le soir, le maire franc-maçon envoyait à son rédacteur en chef une petite boîte, contenant un révolver chargé et un billet. Le billet était ainsi conçu :

« La première fois que le Taxil viendra chez vous, crevez-moi ça ! » (Textuel.)

La République a nommé le gentilhomme Espitalier receveur principal des finances à Saint-Affrique (Aveyron), où il est actuellement ; il est aussi, dans cette ville, Vénérable de la Loge l’Intime Union, du Grand Orient de France.

Qu’elle est belle, n’est-ce pas, la fraternité républicaine ! Qu’elle est noble, grande et généreuse, la démocratie !

Et je suis demeuré dix-sept ans dans cette galère !…

Aujourd’hui, il me semble que je viens, brusquement réveillé, de sortir d’un immonde cauchemar.

L’Exposition de 1878 me fournit l’occasion d’aller à Paris, au mois de septembre. C’était la première fois que je mettais le pied dans la capitale. Elle me plut tant, que je décidai de m’y fixer. Les propriétaires du Frondeur m’y autorisèrent, et, dès le 1er janvier 1879, le journal eut un dépôt de vente à Paris.