Confitou/Chapitre IX

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IX


À la mairie, Raucoux-Desmares fut frappé de l’agitation générale qui régnait. Il fut introduit immédiatement dans le bureau de M. Clamart. Le professeur jugea tout de suite, à la pâleur et à l’embarras du maire, que celui-ci n’était point non plus dans son état normal.

M. Clamart était un négociant en gros, dans l’épicerie. Son commerce rayonnait sur toute la région. Il était riche. C’était un personnage. Il aimait les honneurs. Il avait été élu par les radicaux. Son rival était Méringot, le gros marchand de blé, l’ami des conservateurs et du curé. Méringot et lui s’étaient assis sur les bancs de la même école primaire… Ils avaient fait tout de suite une rude paire d’amis, Et cela avait continué dans la vie jusqu’au moment où ils étaient devenus très riches tous les deux et où l’ambition les avait divisés. Aux dernières élections, ils s’étaient accusés mutuellement d’infamies dont ils étaient incapables. Bien entendu, Raucoux-Desmares ne s’était jamais mêlé à ces querelles de clocher. Comme, depuis plus de quinze ans, il faisait beaucoup de bien dans le pays, on avait voulu l’élire conseiller municipal et, naturellement, s’il avait tenu à être maire, et même davantage, il n’eût eu qu’à le faire savoir ou à le laisser deviner.

Il avait remercié toutes les offres, ce dont Clamart lui avait une forte reconnaissance.

— Monsieur Raucoux-Desmares ! il vient de m’arriver la plus grande peine de ma vie, exprima le père Clamart, d’une voix si brisée que le professeur le prit tout de suite en pitié ; Méringot, que vous connaissiez bien, vient de se tuer !

— Méringot vient de se tuer ! Mais je l’ai aperçu il n’y a pas vingt minutes, en passant sous les marronniers !… Ça n’est pas possible !…

— Si ! fit le maire… il vient de se tuer, il y a dix minutes.

— Mais pourquoi ? Il paraissait si calme !

— C’est qu’il ne savait encore rien, le pauvre homme !… Nous venons de lui apprendre l’affaire et ça n’a pas été drôle, je vous le jure !…

— Mais quelle affaire ?

— On ne doit pas en parler… mais entre nous… et puis ça sera su partout avant quarante-huit heures… Vous savez bien qu’il avait marié sa fille l’année dernière à un ingénieur des poudres ?

— Oui, à un garçon très distingué… j’ai eu l’occasion de m’entretenir avec lui… il m’a frappé par sa vive intelligence et son activité…

— Parfaitement ! Eh bien ! c’était un espion ! un Boche naturalisé qui trahissait ! On l’a fusillé hier, et moi, j’ai dû apprendre ça aujourd’hui, à Méringot, pendant qu’on perquisitionnait chez lui !… Sa fille, qui est dans le Midi, ne sait encore rien. Ah ! quelle scène ! Je l’avais pris dans mes bras ! Je lui demandais pardon de tout le mal qu’on avait pu se faire ! Je lui disais de venir habiter chez moi, que je serais honoré de l’avoir sous mon toit, et qu’on savait bien que c’était un brave homme… C’était comme si je chantais ! Il ne m’entendait seulement pas. Il entra dans sa chambre pour y chercher un mouchoir. On y entra derrière lui, mais il avait ouvert tout à coup le tiroir de la table de nuit, pris son revolver et il s’en tirait un coup dans la bouche avant seulement qu’on ait eu le temps de faire un geste !… Mon pauvre Méringot !… Je suis trop dur, à mon âge, pour pleurer… mais j’ai le chagrin dans le cœur, et il n’en partira pas de sitôt !… Cochons d’Allemands ! Faut-il qu’ils aient des espions partout, tout de même !…

— Oui, dit Raucoux-Desmares, comme dans un rêve, c’est incroyable !… Quelle affreuse aventure !… Eh bien ! au revoir, monsieur le maire… votre temps doit être précieux et je ne dispose guère du mien… Tout cela est bien épouvantable !…

— Mais vous vous en allez avant que je vous aie dit pourquoi je voulais vous voir…

— Ah ! oui, c’est vrai ! fit le professeur en se rasseyant sans trop savoir ce qu’il faisait…

— Je voulais vous demander votre avis sur une chose dont il a été question entre mes adjoints et moi ! Nous allons avoir une réunion du conseil municipal demain et certainement on devra prendre des résolutions… Voilà de quoi il retourne : « Les nouvelles sont de plus en plus mauvaises… »

— Vous en êtes sûr ? — Oui… nous sommes maintenant sur la Somme !

— Sur la Somme ! s’écria Raucoux-Desmares en se levant brusquement, mais alors nous sommes fichus !…

— C’est ce qu’il ne faut jamais dire… exprima gravement le bonhomme.

— Certes !… reprit Raucoux-Desmares, mais vous m’avez tellement surpris…

— Eh bien ! mes adjoints et moi, nous nous demandons s’il ne faut pas prévenir les habitants !… Pour peu que ça continue, ils seront bientôt ici, les Allemands ? et on raconte qu’ils ravagent tout, qu’ils brûlent tout !… Est-ce que vous ne pensez pas qu’il vaudrait mieux s’en aller ?

— Et vous ? qu’est-ce que vous feriez ?

— Dame ! si tout le monde fichait le camp, il n’y aurait pas de raison pour que nous restions, nous autres, à la mairie !… Qu’est-ce que vous en dites ?

— Je dis que votre devoir est de rester et de conseiller à vos administrés de garder le plus grand sang-froid. Prévenez-les cependant. Ceux qui n’ont point, comme vous, de responsabilités pourront s’en aller, s’ils jugent que c’est leur intérêt. On dit que les Allemands ne pillent que les maisons qui ont été abandonnées ; je n’en sais rien. On racontait ce matin à l’institut qu’ils avaient fait des choses atroces à Louvain. Vous comprenez que ce n’est pas moi qui vous dirai : c’est exagéré. Je n’en sais rien. Mais je sais une chose, c’est que votre devoir, à vous, est de rester ici !

— C’est bien !… Du moment que vous me dites que c’est mon devoir, je ne me le ferai pas répéter deux fois par un homme comme vous ! répliqua le père Clamart… Je resterai !… Seulement, si vous avez l’occasion de parler à ma femme, ne lui dites rien. C’est pas la peine de l’affoler à l’avance. Moi, jusqu’au dernier moment je lui dirai qu’il n’y a encore rien de décidé, et puis je tâcherai de l’envoyer au loin, à moins que vous n’ayez absolument besoin d’elle à l’institut…

— Je ne lui dirai rien et je n’ai pas besoin d’elle, répondit Raucoux-Desmares. Au revoir, monsieur Clamart !

Et il donna au maire une poignée de main distraite.

— Je ne vous reconduis pas, monsieur Raucoux, voilà les écritures que l’on m’apporte à signer, et je vais mettre tout en règle si par hasard il m’arrivait malheur…

— Il ne faut pas penser à cela !

— Enfin, vous qui les connaissez bien, hein ? c’est tout de même pas des sauvages ? En leur donnant ce qu’ils veulent et en leur parlant poliment ?

— Je croyais les connaître, répondit le professeur en rougissant légèrement, mais maintenant je ne les connais plus.

Tous deux, depuis qu’ils étaient en face l’un de l’autre, n’avaient guère cessé de penser à Mme  Raucoux-Desmares, mais le père Clamart eut la délicatesse de ne pas prononcer son nom, même pour demander des nouvelles de sa santé. Il dit seulement pendant que le professeur se retirait :

— Tout de même, ce pauvre Méringot, je ne m’en consolerai pas ! Voilà ce que c’est que d’introduire dans sa famille des gens que l’on ne connaît ni d’Eve ni d’Adam.

Raucoux-Desmares se hâta de rentrer chez lui. Cette histoire du suicide de Méringot lui donnait la fièvre. Ah ! les monstres ! ils ne reculent devant rien… Un jeune homme conduit une jeune fille à l’autel, lui prend son cœur et son argent : « c’est un espion ! » Et maintenant sa pensée galopait… Il n’en était plus le maître… elle tournait en rond sous son crâne douloureux, revenant sans cesse, effarante, effarée…

Il faisait des efforts prodigieux pour la maîtriser un peu, la calmer si possible ; il avait besoin de calme pour rappeler ses souvenirs, tâcher à remonter aux moindres détails du voyage à Kœnigsberg, la première fois qu’il avait aperçu la jolie Dresdoise entre Mme  la Prorectrice et Mme  la Doctoresse de la bibliothèque.

Il faisait appel à son sang-froid pour procéder lui-même à une perquisition minutieuse dans les petits coins obscurs de sa mémoire. Au fond, qu’allait-il chercher ?… Ne devait-il point repousser comme une imagination vulgaire, l’idée d’un complot qui aurait eu pour but le mariage d’un illustre savant français avec une belle Allemande ! Pouvait-il douter que sa femme l’eût aimé passionnément ?… Allait-il lui faire cette injure de penser qu’elle l’avait aimé par ordre ! car elle l’aimait… Là n’était pas la question !… Mais cet amour avait-il été dans le plan des autres ? Ah ! douleur !… Maintenant il ne savait plus !… il ne savait plus ! il ne savait plus rien depuis le suicide de Méringot ! Et puis, et puis il y avait encore ceci, c’est que, même si son mariage n’avait pas été préparé par les autres, il n’en frémissait pas moins à la pensée que, l’affaire conclue, les autres avaient pu s’en servir !… Jusqu’à quel point Raucoux-Desmares n’avait-il fait, depuis son mariage, que ce qu’il avait voulu ? Jusqu’à quel point n’avait-il pas obéi, sans le savoir, à la suggestion des autres ? et aussi à celle de sa femme ? Jusqu’à quel point Freda avait-elle servi les desseins de l’ennemi en encourageant Raucoux-Desmares dans sa campagne pacifique ? car elle l’avait encouragé ! Il avait trouvé cela tout naturel et cela aurait pu, en effet, être tout naturel et il espérait bien que cela avait été, en effet, tout naturel de la part de Freda… mais Freda avait dû être certainement poussée à le faire dans le sens convenable à certains desseins redoutables, sans qu’elle s’en fût même douté !

L’idée de cela suffisait bien à son malheur !

Et ce malheur-là, il voulait le mesurer tout de suite. Il voulait être fixé sur l’importance du jeu qu’on lui avait fait jouer si cruellement et d’une façon si fourbe, par le truchement aimable et bénévole de sa femme…

Bénévole !… Bénévole !… Sa femme n’était tout de même pas une sotte !…

Quand il arriva à sa porte, la sueur coulait sur ses tempes, et la vision du revolver de Méringot le hantait.