Confitou/Chapitre XIX

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XIX


Confitou put joindre l’oncle Moritz au salon, quand ces messieurs se levèrent de table et que la Génie Boulard, aidée des ordonnances, servit le café et les liqueurs. La Génie Boulard ne pensait qu’à une chose, c’est qu’il n’eût dépendu que d’elle d’empoisonner toute cette bocherie, si elle avait eu « de la poison », de la poison qui ne sente rien dans le café !

L’attitude de Confitou la dégoûta plus qu’on ne saurait dire. On avait enfermé Confitou toute la matinée pour qu’il ne fût point dans les jambes de ces messieurs ; maintenant qu’il était libre, il était sur leurs genoux. Il se laissa caresser par tout le monde, et l’oncle Moritz lui fit chevaucher sur sa cuisse la fameuse charge des gendarmes.

Il se trouva qu’à la sortie Confitou suivit ces messieurs sans qu’on s’en aperçût tout de suite à la maison. Il ne pouvait plus les quitter. Leurs uniformes, leurs casques, leurs panaches, le bruit des sabres et des éperons l’intéressaient fantastiquement. L’oncle Moritz, s’étant retourné, le vit et le prit par la main, le cousin Fritz lui prit une autre menotte, et ainsi, tous trois s’en furent par la ville, cependant que les autres les quittaient pour vaquer à leurs occupations.

Confitou ne risquait pas de se perdre. Quand il se sentit en famille, sa langue se délia. Il demanda des nouvelles de la tante Lisé et des parents restés là-bas. Est-ce que la tante Lisé allait encore, tous les jours, à cinq heures, malgré la guerre, dans la grande confiserie de Brühl, manger des kûchen ?

— Mais oui, bien sûr, tous les jours. Pourquoi les dames ne mangeraient-elles pas de gâteaux parce qu’il y a la guerre ?

— Ça, c’est vrai, fit Confitou. Je dis des bêtises. Moi aussi, je mangerais bien des kûchen, mais à Saint-Rémy ils ne savent pas bien les faire.

Au coin de l’avenue de la Forêt, ils s’arrêtèrent pour regarder passer le fleuve de soldats qui coulait vers Paris. Confitou ne disait plus rien ; il fixait en silence toute cette infanterie aux casques recouverts d’une housse de toile. Les hommes avançaient dans un nuage de poussière ; ils paraissaient très fatigués, avaient dû accomplir mainte et mainte marche forcée ; ils ne chantaient pas comme à leur ordinaire en traversant les villes ; ils avaient des figures de fauves.

« Comme ils ont l’air méchant », pensa Confitou. Il ne le dit point à l’oncle Moritz. Confitou trouvait qu’il y en avait beaucoup, beaucoup trop. Et, soudain, il s’assombrit en voyant passer des machines étranges, des fourgons bizarres, enveloppés de bâches d’où s’échappait quelquefois une gueule énorme qui semblait demander de l’air comme si elle étouffait sous la carapace dont on l’avait recouverte ; puis il y eut des batteries de poms-poms (l’oncle Moritz expliquait que c’était des canons à tir très rapide), puis beaucoup de mitrailleuses à fûts grêles, pareilles à de gigantesques araignées. Confitou commençait à être littéralement épouvanté. Il n’avait pas vu « toutes ces histoires-là, » quand les Français étaient passés. Il finit par demander à l’oncle Moritz :

Et nous, est-ce que nous avons de tout ça ?

— Nein ! Nein ! répondit l’oncle en secouant la tête ; vous, vous avez la baïonnette !… : Et l’oncle Moritz et le cousin Fritz se mirent à rire bruyamment.

Alors chez Confitou commença une grande tristesse. Il répondit timidement :

Nous, nous avons notre 75 !…

Mais il en avait assez vu… Il les tira, de ses deux menottes, et l’on s’en fut vers la place des Marronniers. Au tournant de la rue de la Mairie, Confitou aperçut son papa qui sortait de chez le père Clamart. Il appela « Papa, papa ! » Raucoux-Desmares l’entendit et tourna la tête, mais Confitou fut bien étonné de voir aussitôt son papa reprendre rapidement son chemin sans plus s’occuper de lui.

— Ton père n’a pas une minute à perdre, dit l’oncle Moritz.

— Il gourt comme s’il avait fu le tiable ! fit remarquer le cousin Fritz.

Tout ceci n’était point fait pour diminuer la tristesse de Confitou. Sur la place des Marronniers, il aperçut les petits Lançon qui le regardaient venir entre les deux officiers boches et, tout à coup, il fut envahi par un sentiment de honte qui lui embrasa le visage :

— Je voudrais rentrer à la maison ! dit-il en s’arrêtant.

— Je t’ai, je te garde, fit l’oncle Moritz… C’est moi qui te ramènerai à la maison ! Qu’est-ce que je dirais à ta mère s’il t’arrivait quelque chose ?

En passant devant les petits Lançon, Confitou détourna la tête. On était arrivé devant le café de la Terrasse qui, par ordre, avait été réouvert.

Il n’y avait là que des officiers servis par leurs ordonnances et aussi par Gustave qui, en se mettant à la disposition de ces messieurs, n’avait fait qu’obéir à la prière du maire.

— Tu sais où tout se trouve et tu connais le service, on te paiera avec des bons ou autrement, et, même si l’on ne te paie pas du tout, obéis… Cela vaut mieux que de laisser tout piller par les soldats. En voyant le café fermé, ils voulaient tout défoncer !

Gustave, moins humilié de servir les Boches qu’enorgueilli de l’importance du rôle patriotique que lui assignait le maire, avait renoué à sa jeune taille son tablier de garçon de café. Toutefois il avait refusé de se laisser refriser. Quand il vit entrer Confitou entre les deux officiers boches qui le tenaient par la main, il fit : « Oh ! » et recula d’un pas, manquant dans le même moment de s’étrangler avec le morceau de sucre qui était en train de fondre sous sa joue. Puis, profitant de ce que les deux officiers, après maints saluts réglementaires, s’entretenaient avec leurs amis, il revint vers Confitou, se pencha vers lui, et, à voix basse, mais en plein nez, lui jeta :

— Eh bien ! tu sais… tu n’as pas honte de te balader, comme ça, avec eux !… moi, je les sers, parce que j’y suis forcé, mais toi !…

Confitou, plus rouge que jamais, l’interrompit :

— Tais-toi ! fit-il, en montrant, d’un mouvement de tête, l’oncle Moritz et le cousin Fritz ; tu ne vois donc pas que je suis prisonnier !…