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Confitou/Chapitre XX

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XX


L’incendie et le massacre commencèrent à Saint-Rémy-en-Valois vers les quatre heures du soir. Confitou se trouvait encore avec son oncle au café de la Terrasse. Tout à coup, a-t-il raconté plus tard, il y eut un véritable remue-ménage, les officiers se levèrent en hâte en s’interpellant de table à table ; ils entourèrent l’un des leurs qui venait d’arriver, et qui avait crié quelques mots que Confitou ne comprit pas. Presque aussitôt, on entendit du côté de la rue de la Mairie des coups de feu, et l’on vit des soldats courir comme des fous d’un bout à l’autre de la place des Marronniers.

« C’est les Français qui reviennent », pensa Confitou, et comme il aperçut son oncle qui venait à grandes enjambées vers lui, il lui cria :

— Je te l’avais bien dit qu’ils reviendraient ! Sauve-toi ! Tu vas te faire tuer !…

L’oncle remit Confitou aux mains d’un soldat qui était son ordonnance, et il donna l’ordre à ce dernier d’aller conduire l’enfant immédiatement chez ses parents et de dire à Mme Raucoux-Desmares de fermer ses portes et de ne laisser sortir personne. Ceci avait été dit en allemand. Confitou immédiatement protesta :

— Mais je veux voir la bataille !

L’oncle Moritz était déjà parti. Confitou le vit s’éloigner. Il lui parut très inquiet. Il avait son revolver à la main. « Sûr qu’il va se faire tuer ». Confitou l’aimait bien.

Gustave était venu se ranger près de Confitou ; il était pâle et tremblant :

— Qu’est-ce qui se passe ? demanda-t-il.

Confitou allait lui répondre quand il fut entraîné vivement par l’ordonnance de son oncle.

Ils sortirent par les derrières du café.

— Oh ! s’écria Confitou : le feu !… allons voir le feu !…

Une longue flamme montait déjà du côté de l’ouest, derrière les bâtiments de l’abbaye : « C’est l’abbaye qui brûle ! Allons voir ! » Confitou voulait tout voir.

Et il expliquait ses désirs à son gardien qui répondait rudement, comme à une grande personne : Nein ! Nein ! et qui le faisait marcher au trot du côté du Champ de Mars.

Au coin du Champ de Mars, ils se heurtèrent à une ruée de soldats qui gesticulaient et criaient des menaces de mort : « Ça va être une bataille terrible ! » pensait Confitou ; et l’idée particulièrement insupportable, qu’une pareille bataille pourrait avoir lieu si près de lui sans qu’il vît autre chose que les murailles du cabinet de débarras où sa mère ne manquerait point de le faire enfermer par la Génie Boulard, lui donna la force d’arracher brusquement sa main de celle de l’ordonnance, et de s’enfuir comme s’il avait des bottes de sept lieues.

Confitou avait disparu derrière la haie du jeu de boules.

Le soldat courut le chercher en sacrant comme un damné, et ne le retrouva plus.

Confitou ne s’arrêta que dans le labyrinthe des petites ruelles qui entourent la vieille église. Il avait son plan. Il voulait monter dans la tour. « On est très bien dans une tour, pour voir la bataille ! » Et surtout il était heureux d’être tout seul au milieu de tout ça !… de n’avoir aucun mentor pour lui gâter sa joie avec ses observations et sa prudence…

Tout près de lui, dans la rue du Bac, du côté où elle descend vers le quai, des coups de feu furent tirés.

Confitou en fut comme grisé. Ses petites narines palpitèrent comme si elles aspiraient une odeur délicieuse. Confitou avait la prétention de respirer l’odeur de la poudre. N’est-ce pas ainsi que respirent les vrais guerriers dans la bataille ? Confitou était certainement né pour faire un capitaine comme l’oncle Moritz, et non un professeur comme papa. Il ne pensait plus à étonner le monde par sa science chirurgicale. Il ne pensait plus à soigner la main écorchée des petites filles. Il avait même tout à fait oublié ses devoirs de charité envers ses petits réfugiés qu’il avait abandonnés aux femmes, à sa mère et à la Génie Boulard. Est-ce que Napoléon soignait les blessés ? Dans les gravures, dans les images où on le représentait, traversant à cheval le champ de bataille, il ne les regardait même pas ! Il marchait dessus !…

Quand on fait la guerre, il ne faut avoir pitié de personne, et il ne faut avoir peur de rien. Confitou courut du côté où il avait entendu les derniers coups de fusil. Justement, par là, au-dessus des toits, montait un épais tourbillon de fumée et on entendait des cris de femmes tout à fait perçants. Elles criaient « plus fort que les coups de fusil », raconta Confitou.

Comme il allait se jeter dans la rue du Bac, il roula dans les jambes d’une bande de gamins qui la remontaient en s’enfuyant. Adolphe Lançon en était. Il était tombé en même temps que Confitou. Il se releva en criant :

— Ils vont nous tuer ! Ils vont nous tuer !

— Qui ? demanda Confitou, en courant à son côté.

— Les Boches ! Ils tirent sur tout le monde dans la rue… Tiens ! les voilà !…

Aussitôt la bande d’enfants se jeta sur la gauche, dans un grand chantier de construction. Il y avait là, tout près d’eux, une petite cabane qui servait aux ouvriers à ranger leurs outils, quand ils avaient fini de gâcher leur mortier. Tout cela était à l’abandon depuis la guerre. Les enfants s’engouffrèrent dans la cabane, et refermèrent la porte.

— C’est vrai qu’ils tirent sur les enfants ? demanda Confitou.

— Tais-toi ! Les voilà !

— Ça n’est donc pas les Français qui sont revenus ?…

Personne ne lui répondit. On entendait les pas des soldats sur le pavé de la rue et leurs appels gutturaux.

Adolphe et Confitou avaient encore la force de regarder par la fente de la porte ; quant aux autres, ils s’étaient affalés dans l’ombre, tout au fond, et ne donnaient plus signe de vie.

— Tu dois comprendre ce qu’ils disent ? demanda, dans un souffle, Adolphe à Confitou.

— Oui, ils disent qu’ils vont brûler la ville…

— Oh !…

Et derrière eux, il y eut des pleurs, d’affreux petits gémissements…

— Taisez-vous donc ! Vous voulez nous faire prendre !… dit Adolphe.

— Est-ce qu’ils viennent par ici ? demanda une toute petite voix expirante.

Comment que ça se fait que tu n’es pas avec eux ? demanda Adolphe.

Confitou fut un instant sans répondre. Peut-être faisait-il celui qui n’avait pas entendu. Adolphe reprit :

— Je t’ai bien vu tantôt sur la place des Marronniers !

— Je sais bien ! J’étais prisonnier ! lança Confitou, avec une conviction rageuse qui finissait par le convaincre lui-même.

— Toi ! prisonnier ? Tu étais avec ton oncle, je l’ai bien reconnu.

— Non ! ça n’était pas mon oncle !… Tu pourras le demander à Gustave si je n’étais pas prisonnier !…

— Ce n’était pas ton oncle qui te tenait par la main ?

— Non ! Non ! je te le jure ! je ne le connaissais pas, celui-là… ! j’te dis que j’étais prisonnier… Tu le demanderas à Gustave…

— C’est donc ça qu’ils étaient à deux à te tenir par la main !…

— Bien sûr que c’était ça !… Chut ! les revoilà !…

— Mon Dieu ! est-ce qu’ils vont nous brûler ? demanda une petite voix, par derrière.

— Est-ce que je sais ? répondit Confitou qui n’avait pas quitté son poste d’observation.

— Qu’est-ce qu’ils font là ? demanda Adolphe, qui avait recollé son œil à la porte.

— Tu le vois bien ! ils brisent les carreaux des fenêtres.

— C’est donc pour y voir clair dans les maisons ! dit Confitou…

— Comme ils ont l’air méchant ! On n’aurait pas dit ça ce matin !…

— Non ! dit Confitou, mais c’est le retour des Français qui les rend enragés ! moi, je ne bouge plus d’ici avant le retour des Français. Du reste, on voit très bien d’ici !…

— Quand est-ce qu’ils vont revenir les Français ? demanda la petite voix.

— Tout de suite, dit Confitou, on les voit accourir du haut de la tour de l’église.

— Tu les as vus ?

— Oui ! Ils seront là dans cinq minutes !…

— Tiens ! qu’est-ce qu’il fait celui-là ?…

— Ah ! celui-là, expliqua Confitou, c’est un feldwebel, il écrit sur la porte des maisons.

— Qu’est-ce qu’il écrit sur la porte du charcutier ?

— Il écrit Gute leute.

— Qu’est-ce que ça veut dire Gute leute ?

— Ça veut dire bonnes gens. Pour sûr il écrit ça pour qu’on ne leur fasse pas de mal !

— Tiens ! Pourquoi qu’ils allument des baguettes ?

— Ben ! puisqu’ils les allument, c’est pour faire du feu, bien sûr !… répondit Confitou.

— Et ils les jettent dans les maisons, par les fenêtres, répondit Adolphe, de plus en plus effrayé. Ils vont brûler les maisons.

— Bien sûr, t’as pas déjà deviné que c’est pour ça qu’ils ont brisé les carreaux !…

— Pourvu qu’on ne nous brûle pas nous aussi ! gémit Adolphe…

— Les voilà encore qui s’éloignent, dit Confitou… attention, ne bougez pas… faites pas un mouvement pendant que je vais sortir…

— Pourquoi que tu sors ?… S’ils te voient, et qu’ils ne te reconnaissent pas, ils vont te tirer dessus !…

Mais déjà Confitou avait entr’ouvert la porte de la cabane et s’était glissé dehors. Il marchait à quatre pattes et il atteignit ainsi un moellon de plâtre sur lequel il allongea prestement sa petite patte. Puis il revint, toujours à quatre pattes ; et, quand il fut contre la porte de la cabane, il se souleva à demi et écrivit en lettres aussi hautes qu’il put : Gute leute ! Puis il referma la porte…

— Qu’est-ce que tu as mis sur la porte ? demanda Adolphe qui n’était pas très intelligent.

— J’ai écrit Gute leute ! Maintenant nous pouvons dormir tranquilles : on sait qu’il n’y a dans la cabane que des braves gens qu’on ne doit pas brûler !

Et, se rappelant les plaisanteries dont Adolphe le saluait toujours quand il l’entendait parler avec sa fraülein, Confitou ajouta :

— Tu vois bien que ça sert quelquefois à quelque chose de savoir l’allemand !