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Confitou/Chapitre XXI

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XXI


Raucoux-Desmares, après avoir porté la bonne nouvelle au père Clamart, était retourné à l’hôpital militaire. C’est là qu’il fut averti de ce qui se passait en ville. Il sauta immédiatement dans une auto d’ambulance et donna l’ordre qu’on le conduisît à la kommandantur qui avait été établie dans les anciens bâtiments de l’abbaye transformés récemment en musée.

On avait rapporté au professeur que les Allemands venaient de mettre le feu à la fabrique de tissage qui se dressait derrière l’abbaye, au bord de la rivière, et qu’ils en avaient tout d’abord massacré le gardien et sa fille. Enfin le pillage était commencé, et les soldats tiraient sur tous les civils qu’ils rencontraient dans les rues.

Raucoux-Desmares, qui se trouvait encore sous l’impression du fameux déjeuner où von Bohn et son état-major s’étaient montrés si aimables et si joyeux, si bons garçons et si rassurants avec leurs souvenirs de famille et leurs discussions philosophiques, Raucoux-Desmares ne pouvait croire à un crime systématique qui visait la destruction de Saint-Rémy et de sa paisible population. Il pouvait y avoir eu un accident, un malentendu… mais l’affaire allait s’éclaircir dès qu’il se trouverait en présence de von Bohn, et qu’il serait mis au courant de ce qui s’était passé.

En attendant, le professeur put constater que d’épais tourbillons de fumée couvraient déjà plusieurs quartiers. De longues flammes léchaient la tour ouest de l’église. Il y avait de ce côté une scierie mécanique et un chantier de construction qui devaient flamber comme des allumettes. Des salves de coups de fusil déchiraient l’air, par instant, comme une étoffe. En dehors de ce bruit-là, un silence sinistre pesait sur toute la ville.

L’auto fut arrêtée au coin du Champ de Mars. Elle reçut l’ordre de retourner immédiatement à l’hôpital militaire. Raucoux-Desmares voulut s’interposer. On le mit en joue. L’auto fit demi-tour. Il la lâcha en plein champ et courut à son hôtel où il arriva presque en même temps que Confitou, que l’ordonnance de l’oncle Moritz tenait par la main… et solidement cette fois !

Le soldat avait fini par rattraper l’enfant, dans le moment que, désespéré de l’inutilité de ses recherches et de la responsabilité qu’il encourait, il croyait qu’il ne le retrouverait plus. Or, justement, des gamins s’étaient échappés sous ses yeux d’un chantier en construction qui commençait à brûler. Il avait reconnu Confitou. Il avait bondi sur lui. Cette fois, Confitou pouvait se dire prisonnier, sans mentir.

Pendant ce temps, sa mère l’attendait ! Elle aussi pouvait se croire prisonnière. Dès que la Génie Boulard fut descendue de sa mansarde, où elle était montée comme à un observatoire, en poussant des hurlements qui attestaient son épouvante, Freda avait voulu sortir, courir aux renseignements, savoir ce que signifiaient ces incendies, ces cris de mort, proférés par des soldats qui paraissaient ivres de vengeance. La sentinelle qui, depuis le matin, était à sa porte, lui avait ordonné de rentrer chez elle. Cet homme venait de recevoir la consigne de ne laisser sortir personne. Il ne savait pas autre chose. Cependant, il rassura Mme Raucoux-Desmares sur le sort de Confitou. Il avait vu s’éloigner l’enfant entre l’oncle Moritz et le cousin Fritz.

Freda songea à s’échapper par les champs, à courir à l’hôpital militaire ; mais elle pensa que son mari était peut-être encore en ville, et qu’il allait accourir à la maison aussitôt qu’il apprendrait les événements. Elle grimpa jusqu’aux mansardes, derrière la Génie Boulard qui était remontée. De là-haut, elle aperçut son fils et son mari presque en même temps. Elle redescendit en trombe. Elle se jeta comme une folle au-devant d’eux.

Raucoux-Desmares dit ce qu’il avait vu…

— Mais pourquoi ?… Mais pourquoi ?…

Il n’en savait rien… On questionna Confitou ; l’oncle Moritz ne lui avait rien dit, sinon qu’il ne fallait pas sortir. L’ordonnance était déjà repartie.

— Ce qui se passe est abominable ! fit Raucoux-Desmares, il faut absolument que je voie von Bohn !…

— On ne te laissera pas passer !… Tu vas te faire tuer !

— Je ferai le tour de la ville par les champs… Je pénétrerai dans l’abbaye par la rue Heurteloup… quand je serai à l’abbaye, il faudra bien qu’on m’entende !…

— Reste ici, je t’en supplie !… ne bougeons pas… ne bougeons pas ou nous sommes morts ! Ah ! je ne te laisse plus partir !… si tu savais les minutes que je viens de vivre !… Restons ensemble !… Restons tous les trois ensemble !… que rien ne nous sépare plus !…

Elle s’accrochait à lui. Tout à coup, la porte qui donnait sur le jardin s’ouvrit et une femme, une infirmière de la Croix-Rouge, dont la figure était l’image même de la terreur, se jeta dans leurs bras : « Sauvez-le ! Sauvez-le ! »… C’était Valentine.

En quelques phrases, elle leur apprit ce qu’ils ignoraient encore : son fils Louis avait été arrêté pour avoir tiré sur von Bohn avec un pistolet Flobert ! Louis jurait qu’il n’avait pas tiré sur l’oberstleutnant. « S’il avait tiré il le dirait ! je le connais ! il s’en vanterait ! ! !… » Von Bohn n’avait, du reste, pas été blessé. Valentine croyait à une erreur et à une coïncidence effroyables. Depuis qu’il était de retour, Louis s’exerçait à tirer dans le jardin avec ce pistolet de deux sous, avec cette arme de foire. Elle avait voulu le lui reprendre, il l’avait caché et il devait continuer à s’exercer quand elle n’était pas là. Cela ne faisait aucun bruit, il se croyait tranquille. Von Bohn avait dû passer près de la haie et entendre siffler quelque chose ; de là tout le malheur ! Enfin les Allemands criaient qu’on avait voulu assassiner leur chef ! De là, les ordres de massacre, de pillage et d’incendie. Louis, prisonnier à l’abbaye, allait être fusillé. Pour le moment, on l’interrogeait. On voulait connaître ses complices !… Voilà ce que Valentine venait seulement d’apprendre à l’hôpital militaire à l’instant, de la bouche d’une domestique qui avait assisté à tout et qui était accourue mourante d’épouvante.

Valentine avait jeté ces explications entre un râle et un sanglot. Maintenant elle claquait des dents en disant :

— Freda, sauve-le ! sauve-le !… Toi seule peux le sauver !… C’est un enfant ! Von Bohn t’écoutera, toi, dis-lui la vérité !… Dis-lui n’importe quoi !…

Ils étaient déjà dans le jardin. Ils partirent en courant à travers la campagne. Freda avait pris la main de Confitou. Ils ne se disaient rien. Seulement, à chaque fois qu’on entendait un coup de fusil, Valentine poussait un cri déchirant.

Arrivés à l’abbaye, ils eurent cette chance d’y trouver Moritz. Il était encore temps. On interrogeait toujours Louis, mais l’oncle Moritz annonça que ça n’allait plus traîner. Valentine s’évanouit. Freda dit à son frère :

— Va dire à von Bohn que je veux lui parler tout de suite !… tout de suite !…

Moritz s’éloigna. Deux minutes plus tard, un soldat venait chercher Freda. Raucoux-Desmares voulut la suivre, mais le soldat dit qu’il n’avait pas d’ordres. Le professeur dut rester avec Confitou. Il donna ses soins à Valentine qui rouvrit les yeux et jeta aussitôt un cri insensé :

— Il vit ! Freda est chez von Bohn ! dit précipitamment le professeur.

À ce moment, deux soldats vinrent chercher Mme Lavallette et s’éloignèrent avec elle. La malheureuse crut qu’on la conduisait auprès de son fils et ne fit aucune difficulté pour les suivre.

Et, presque aussitôt, Freda rejoignit Raucoux-Desmares et Confitou. Elle était horriblement pâle.

— Où est Valentine ? demanda-t-elle.

— Ils viennent de l’emmener. Eh bien ?…

— Tant mieux qu’elle ne soit pas là, dit Freda. Ils vont le fusiller tout de suite !…

Aussitôt ils furent entourés par des soldats et ils durent reculer jusque dans un coin de la grande cour. Une section de fusiliers vint occuper le centre de cette cour. On leur fit charger leurs armes. Des ordres gutturaux étaient lancés de tous côtés par les officiers et les sous officiers. L’oncle Moritz réapparut. Il avait une figure terrible que Confitou ne reconnut pas. L’enfant se mit à trembler de tous ses membres.

— Allons-nous-en ! s’écria-t-il, allons-nous-en, maman, l’oncle Moritz me fait peur !

Raucoux-Desmares voulut se faire entendre. Il arrêta un officier qui passait :

— Je suis M. Raucoux-Desmares et je veux parler sur-le-champ à votre oberstleutnant.

L’officier lui répondit brutalement : « Taisez-vous !  » et il passa. Les soldats regardèrent le groupe d’une façon menaçante.

— Oui, tais-toi, supplia Freda, tu vas nous faire fusiller, nous aussi !…

Elle voulait s’en aller ; elle l’entraînait. Les soldats, sur l’ordre d’un sous-officier, les immobilisaient dans un coin. Et ils durent tout voir.

Du reste tout se passa rapidement.

L’oncle Moritz fit un signe et les deux soldats qui avaient emmené Mme Lavallette revinrent avec leur prisonnière. Ils la conduisirent au milieu de la cour. Des voix disaient : Es ist die mutter ! es ist die mutter ! (c’est la mère, c’est la mère !) et elles expliquaient qu’on la mettait là pour qu’elle ne perdît rien du spectacle. Quant à la malheureuse, elle ne semblait point avoir bien conscience de ce qui se passait autour d’elle. Elle se laissait conduire avec docilité.

Son fils fut amené entre deux soldats. Elle lui sourit.

Décidément, Mme Lavallette devait toujours sourire, quels que fussent les événements.

L’adolescent portait haut la tête. Il avait son uniforme de collégien. Il avait glissé une main entre deux boutons de sa tunique. Il avait sa figure grave de toujours, mais ses yeux brillaient d’un feu inusité. Quand il aperçut sa mère, il eut un léger mouvement de surprise, vite réprimé.

— Adieu, ma mère ! lui dit-il…

Elle continua de lui sourire.

On le colla contre le mur. Il refusa de se laisser bander les yeux. C’est l’oncle Moritz qui, d’une voix affreuse et avec sa figure de plus en plus terrible, commanda le feu. Dès que Confitou vit les soldats mettre Louis en joue, il se cacha la tête dans ses bras repliés pour ne plus rien voir.

Louis cria d’une voix claire : « Vive la France ! » Et, aussitôt, il y eut la salve… et, aussitôt après la salve, un grand éclat de rire. Mme Lavallette était folle. Certes ! la pauvre femme n’avait pas attendu d’être folle pour rire : mais jamais elle n’avait autant ri que ce jour-là, même dans la fameuse soirée de Montmartre. On l’emmena. On emporta derrière elle le corps de son enfant.

Quand l’oncle Moritz passa devant le groupe de la famille Raucoux-Desmares que l’effroi et l’horreur immobilisaient dans son coin, le professeur dit à haute voix :

— Vous venez de commettre un crime !

— Ça n’est pas fini ! répliqua l’oncle Moritz sans tourner la tête, et il passa.

Confitou tremblait toujours comme une feuille. Sa mère le prit dans ses bras. Il se mit à pleurer en silence sur son épaule.

— Allons-nous-en, dit le père. Si von Bohn passait, en ce moment, je lui cracherais au visage… Alors, il n’a rien voulu entendre ?…

— Si ! fit Mme Raucoux-Desmares d’une voix sourde, et il m’a entendue !… Certainement, il ne dépendait que de moi que Louis fût sauvé !

Raucoux-Desmares, sur le coup, recula d’un pas :

— Il te l’a dit ?…

— Le misérable !… Comme à Aerschoot, alors ?…

— Comme à Aerschoot !… Tu y es !

— Et toi qui n’y croyais pas ?…

— Maintenant, j’y crois !… fit-elle en frémissant.