Confitou/Chapitre XXIX

La bibliothèque libre.


XXIX


Madame Raucoux-Desmares était entrée derrière eux. Ni le père ni le fils ne lui prêtaient la moindre attention. Ils ne savaient peut-être même pas qu’elle fut là. Confitou répondit :

— Qui est-ce qui t’a dit que je l’avais tué ?

— C’est ton ami Gustave…

— Ah ! il a pu me voir !… Ça s’est passé devant le Café de la Terrasse. Mon oncle allait dire quelque chose à herr von Bohn, mais j’étais accouru derrière lui et il n’a pas eu le temps de lui parler, pas même de dire un mot, bien sûr ! Seulement, vrai, il était moins cinq ! Et pas une minute à perdre ! J’ai chipé son revolver dans son étui qui était ouvert, et je l’ai tué. Ça a fait un gros bruit, ça m’a fait peur, ça, je ne peux pas dire le contraire, et je me suis sauvé avec le revolver. Maintenant le revolver est à moi !…

Raucoux-Desmares n’avait jamais encore vu un Confitou pareil : un Confitou avec cette grosse voix importante, cette parole sans hésitation, rapide et fière, ce front relevé, ces yeux brillants, toute cette flamme répandue sur son jeune visage si souvent pensif et assombri. Les taches de « son » dont il était criblé semblaient comme autant de petits soleils qui lançaient des rayons.

Raucoux-Desmares frissonna d’orgueil avant d’en savoir plus long. Il comprenait déjà que Confitou avait eu le droit et peut-être le devoir de tuer cet homme qui était cependant le frère de sa mère. Il ignorait toujours la raison du drame, mais il ne doutait point que lorsqu’il la connaîtrait il ne dût serrer sur son cœur Confitou triomphant.

— Tout cela ne me dit point pourquoi tu l’as tué ?…

— Eh bien ! fit-il, c’est à cause qu’il venait de tuer le pauvre père Canard, tu sais bien le père Canard qu’a une patte plus courte que l’autre, et qu’on disait toujours derrière lui : « coin ! coin ! coin ! » Eh bien ! il l’a tué ! il lui a fait éclater la tête d’un coup de revolver !… Alors, tu comprends : quand j’ai vu ça !… continua Confitou, visiblement embarrassé… quand j’ai vu ça : une injustice pareille ! n’est-ce pas ? je m’ai dit : c’est bon : je vais tuer mon oncle !…

Il s’arrêta ; sa figure brûlait. Cependant il ne regardait plus son père en face.

Le père, très grave, reprit :

— Et pourquoi ton oncle a-t-il tué le père Canard ?…

— Ah ! voilà ! voilà ! C’est bien simple, s’pas ? Le père Canard ne voulait pas lui dire où était le Pigeonnier Brillois ! C’était pas une raison pour lui fiche un coup de revolver, ça, s’pas ? faut être juste !…

— Et pourquoi le père Canard ne voulait-il pas dire où se trouve le Pigeonnier Brillois ?

— Ben ! justement… parce que… parce que je lui… je lui avais défendu de le dire !… Tu comprends ? L’oncle Moritz cherchait von Bohn qui était au Pigeonnier… alors tu comprends… alors tu comprends, il a tué le père Canard ! Et moi, je l’ai tué, voilà !…

— Confitou, tu me caches quelque chose. Confitou, je veux que tu me dises pourquoi tu as tué ton oncle ?

Confitou releva la tête, payant d’audace :

— Ben ! je te l’ai déjà dit !… Si tu trouves que c’est pas assez qu’il ait tué le père Canard !

— Tu ne m’as pas tout dit !… Je veux que tu me dises tout, Confitou !…

Confitou fit, précipitamment :

— Eh ben, voilà ! Parce qu’il avait un secret, un secret pour tuer les Français, tous ces cochons de Welches, comme il disait ; alors, moi, avant qu’il dise son secret, je l’ai tué !…

— Avant qu’il le dise à von Bohn !

— Bien sûr !

— Confitou, tu es brave ! mais tu vas me dire comment tu savais qu’il avait un secret pareil !

— Ah ! ben ! c’est comme ça !… C’est lui qui me l’avait dit, parbleu !

À ce moment, on entendit la voix de Gustave qui appelait Confitou dans l’escalier en lui annonçant « que les Prussiens s’en allaient ! » Confitou en profita aussitôt pour échapper à son père, ouvrir la porte, et courir sur le palier prévenir Gustave qu’il était là !

Raucoux-Desmares avait fait un mouvement pour rattraper son fils ; mais il se trouva en face d’une ombre qui avait glissé te long du mur et qui repoussait la porte. C’était cette même ombre qu’il avait trouvée en rentrant chez lui, et qui n’avait pas répondu à sa voix. Il recula d’effroi, voyant ce que quelques minutes dévoratrices avaient pu faire de cette image autrefois charmante. Cette chair, qui répandait naguère autour d’elle un si doux rayonnement, n’était plus que de la cendre, Freda était détruite. Cependant un souffle vint de cette ruine, un souffle qui disait :

— Tu vas savoir pourquoi Confitou a tué Moritz. Il avait entendu quelqu’un dire à son oncle qu’en passant par les souterrains de la chapelle, on pouvait déboucher dans la vallée derrière les Français !

Raucoux-Desmares sursauta :

— Par le dépôt d’antiseptique ! Mais qui est-ce qui avait pu lui dire ?…

— Moi !

Avant qu’elle eût prononcé le mot, il l’avait entendu, tant cette figure funeste, appuyée à la muraille, annonçait de catastrophes !… Et cependant, il poussa un cri, comme sous le coup inattendu d’une douleur physique. Et puis, étourdi, hagard, mais tout de même se raccrochart à un furieux espoir…

— Comment !… Comment !… Mais comment as-tu pu laisser échapper ?…

Il n’acheva pas… Sa parole râlante resta suspendue entre elle et lui… Freda avait secoué la tête… Il ne pouvait même pas espérer une maladresse… Et, en face d’elle, il était en train de devenir une ruine, comme elle… Elle vit son ouvrage…

— Tue-moi !… Pierre, tue-moi !… supplia-t-elle… je suis venue pour que tu me tues !… Tu ne me réponds pas !… Mon Dieu ! comme je te fais souffrir !… Mais tue-moi donc ! mais tue-moi donc !… Qu’est-ce que tu veux que je fasse, si tu ne me tues pas ?… Surtout ne crois pas qu’il y ait eu un calcul de ma part ! continua-t-elle sur un ton saccadé et bas : quand j’ai vu les miens écrasés, couverts de sang, venir mourir jusque dans mes bras, je me suis rappelé que je pouvais les sauver, et j’ai parlé. Ça a été plus fort que moi !… Alors, je t’ai trahi ! Je vous ai tous trahis ! J’ai trahi Confitou qui s’est bien vengé, mais qui, lui, ne m’a pas trahie !… Tout à l’heure, je l’écoutais, Pierre, j’écoutais sa petite voix… sa chère petite voix volontaire qui essayait de te tromper… pour sauver sa mère !… J’aurais pu te dire tout de suite : « Ne le tourmente plus, c’est moi !… C’est moi qu’il faut interroger !… » Mais l’entendre ! comprends-tu ?… Entendre sa voix une dernière fois… une dernière fois… Il disait : « C’est comme ça !… et voilà !… C’est comme ça, parce que c’est comme ça !… » Mon Dieu ! je ne l’entendrai plus jamais dire : « C’est comme ça, parce que c’est comme ça !… » Qu’est-ce que tu attends pour me tuer ?…

Et puis, elle s’arrêta de parler, voyant qu’il conservait un silence épouvantable.

Et puis, d’un regard aigu, elle fixa le revolver, sur la table.

Soudain, Raucoux-Desmares fit un pas jusqu’au fauteuil de Clamart, s’y écroula, et, les coudes au bureau, se plongea la tête dans ses mains. Il ne regardait pas sa femme. Il regardait sa conscience. Sa conscience lui disait : Juge ! et Mme Raucoux-Desmares, en face, savait bien que « le Jury était en train de délibérer ».

Elle eût été incapable de faire un mouvement. Elle attendait un geste qui la poussât dans l’éternité.

Raucoux-Desmares releva la tête. Il considéra sa femme un instant. Que vit-elle, elle, sur la face qui la regardait ainsi ?… Sans doute quelque chose de formidable, car elle poussa un soupir où passait toute la terreur du monde.

— Non !… Non ! pas ça !… pas ça !… Pierre ! songe à Confitou !…

Le professeur avait pris le revolver, et elle n’avait pas attendu qu’il l’approchât de ses tempes pour comprendre qu’il allait se tuer ?

— Songe à Confitou !… Songe à Confitou !…

Il dit :

— D’autres te jugeront, t’absoudront ou te condamneront… Mais, moi, il est quelqu’un que je ne puis absoudre, c’est l’homme qui a introduit chez lui une ennemie de son pays !… Adieu Freda !

Toute la faiblesse de la malheureuse était pendue au bras de cet homme.

— Tue-moi ! Tue-moi comme une chienne !… Mais toi, tu n’as pas le droit !… je te dis que tu n’as pas le droit de te tuer !… Pour Confitou !… Pierre !… pour Confitou !…

… La porte fut poussée timidement… Le grincement qu’elle fit entendre les immobilisa.

Confitou allongea la tête, les cherchant dans l’ombre, se demandant où ils étaient passés… Quand il eut aperçu leurs silhouettes derrière le bureau du père Clamart ; il dit :

— Papa, passe-moi le revolver que je le montre à Gustave !…

Il le voulait. Ce revolver était à lui. Il alla le prendre lui-même dans la main de son père, qui le laissa faire, comme dans un rêve.

— Au moins, as-tu enlevé les cartouches, papa ?… J’aime autant que tu enlèves les cartouches, tu sais ?… Elles font un bruit !…

Obéissant, Raucoux-Desmares enleva les cartouches. L’enfant sortit avec son revolver…

— Et maintenant, va-t’en ! fit le professeur à Freda, d’une voix sourde…

— Oui…

— Ils ne sont pas si loin que tu ne puisses les rejoindre !… Et tu connais les chemins qui conduisent chez eux !…

— Oui…

— Ces chemins ne peuvent plus leur servir à eux !… reprit-il sur un ton où frémissait sa colère sainte… qu’ils te servent au moins à toi !…

— Oui…

— … Pour nous séparer à jamais…

— … Oui…

Cependant, elle restait là, immobile. Il ouvrit, derrière eux, une porte en face de celle par où était sorti Confitou…

Freda ne bougea pas. On entendait la voix de Confitou sur le palier. Il comprit qu’elle ne l’écoutait plus, lui, mais qu’elle écoutait encore cette voix-là…

Tout à coup, la voix dit :

— Je m’en fiche pas mal que c’était mon oncle !… C’était un sale Boche !…

Alors elle partit…

Il entendit son pas dans l’escalier sonore… un pas qui allait si lentement… et qui était si léger, et qui cependant faisait un bruit immense… et puis il n’entendit plus rien…

Elle était partie s’éteindre de douleur quelque part…