Confitou/Chapitre XXVI

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XXVI


L’oncle Moritz ouvrait la porte de la rue, quand il fut rattrapé par Confitou qui lui disait :

— Je sais bien où il est, moi, le Pigeonnier Brillois… Si tu veux, je vais t’y conduire, mon oncle !…

— C’est ça ! viens, Confitou, je te ferai reconduire par l’ordonnance.

Et il l’emmena en hâte.

Confitou fit prendre à son oncle des petites rues détournées qui devaient raccourcir le chemin et qui leur permettaient, en même temps, d’éviter l’encombrement de tous les services de l’arrière boche, lesquels remontaient vers le nord, après avoir glissé le long de la rivière et l’avoir passée beaucoup plus à l’est de la boucle où se trouvaient acculés les bataillons saxons.

Von Bohn avait mission de tenir à Saint-Rémy le plus longtemps possible, et il avait fait sauter le pont au moment même où les Saxons traqués apparaissaient sur l’autre rive. Il s’occupait en hâte de reconstruire, pour les sauver, un pont de fortune ; mais si, réellement, une avant-garde française avait pu passer la rivière plus au nord, au pont de la « Vallée », et se rabattait dans le moment vers Saint-Rémy, von Bohn n’aurait le temps de rien et sa position devenait désespérée.

Seul, le coup indiqué par Freda pouvait le sauver, car les Français ne les attendraient certes point par la carrière du Bois-Renaud, et ce serait au tour des Welches d’être pris entre deux feux !… C’est ce que l’oncle Moritz avait compris tout de suite et, sans doute, n’avait-il pas été le seul à comprendre cela, puisque Confitou, en trottinant à ses côtés, dit :

— Tu sais, je sais aussi où ils sont les souterrains de la vieille chapelle qui communiquent avec les carrières du Bois-Renaud. J’y ai joué souvent, depuis que papa en a fait son dépôt. Je t’y mènerai aussi, si tu veux !…

— Tu es brave, Confitou ! répliqua l’autre en lui serrant la main.

Tous les Français sont braves ! répondit Confitou, en continuant de trottiner. Tiens ! voilà la musique qui recommence !

Le canon se faisait de nouveau entendre du côté du pont, et le crépitement des feux de mousqueterie suivait toute la courbe de la rivière.

Cependant Confitou ne tremblait pas.

Il paraissait seulement un peu essoufflé et plus haletant que ne le comportait, en somme, une course encore brève.

De temps en temps, il tirait son oncle par la main, le faisait entrer dans une ruelle déserte, dans quelque venelle solitaire, en disant :

« Par ici !… Par ici !… »

— C’est encore loin, ton Pigeonnier Brillois ? finit par demander l’oncle Moritz.

— Non ! ça n’est plus bien loin ! Mais tu verras : de là, on a une belle vue ! On voit tout ce qui se passe de l’autre côté de la rivière. C’est un vrai pigeonnier pour un général !

— Mais enfin, y sommes-nous bientôt ?

— Oui, dans une petite minute… — Tu as entendu ce qu’a dit ta mère, Confitou ? et tu es assez grand pour comprendre que nous n’avons pas une minute à perdre !

— Oui, oui, fit Confitou, de plus en plus essoufflé… je crois bien que vous êtes fichus !

— C’est les Welches qui sont fichus si nous arrivons vite ! reprit l’oncle. Au fond tu ne les as jamais beaucoup aimés, les Welches ! Tu es un vrai petit Saxon, toi, Confitou !

— Ça, ça n’est pas vrai, déclara tout de suite Confitou, Ce qui est vrai, c’est que je vous ai bien aimés ; mais, ce qui est vrai aussi, c’est que je ne vous aime plus !

— Depuis la guerre ?

— Non, depuis que vous avez été si méchants !

— Enfin ! y sommes-nous bientôt à ton Pigeonnier ?

— En tournant à droite, on tombe dessus !…

— Allons, cours encore un peu ! reprit l’oncle ne te fais pas traîner comme ça !… Alors, moi non plus, tu ne m’aimes plus ?

— Ah ! non alors, depuis que je t’ai vu faire tirer tes soldats sur ce pauvre Louis ! je ne vous aime plus ! Je ne vous aime plus ! Vous êtes tous des méchants ! Et tiens, le cousin, docteur de la Bibliothèque, qui est venu mourir à la maison, eh bien ! pendant que maman pleurait, moi j’étais bien content qu’il soit mort !

— Parce que ?

— Parce que c’est comme ça ! Parce que c’est un Allemand et que, moi, je suis un Français !… un vrai petit Français et non pas un vrai petit Saxon, comme tu le disais ! Sûrement non ! Je le sais bien !…

— Il y a longtemps que tu sais ça ?…

— Écoute, je vais te dire la vérité ; je le savais avant toutes vos méchancetés, mais je ne le disais pas, parce que j’avais peur au fond, de faire de la peine à maman… Mais, tiens ! je le sais bien, mais bien, là depuis le jour où je me suis mis à rougir en me promenant dans la ville entre toi et le cousin Fritz ! J’étais rouge ! j’étais rouge !… et je voulais rentrer à la maison. Pourquoi donc que j’étais rouge ? C’était comme ça, parce que j’avais honte de me faire voir à mes camarades entre deux officiers allemands. Il n’y a pas d’erreur ! Pourquoi ? Parce que je suis Français, c’est sûr !… Si j’avais été Allemand, je n’y aurais pas songé, c’est encore sûr !…

L’oncle Moritz n’écoutait plus Confitou, qui, en courant, continuait son discours pour lui-même. L’officier l’avait même lâché pour atteindre plus tôt ! extrémité de la venelle et monter sur une butte d’où il pensait découvrir la rivière et enfin le Pigeonnier Brillois. Il ne vit rien de ce qu’il cherchait et fut tout étonné de se trouver dans un coin de la banlieue qu’il ne connaissait pas.

Il redescendit, visiblement furieux. Il se précipita sur Confitou qui eut peur et recula :

— C’est par là, le Pigeonnier ?… demanda fonde d’une voix sourde et en fronçant terriblement les sourcils.

— C’est pas de ma faute si je me suis trompé ! déclara Confitou en reculant encore et en s’apprêtant à fuir de toute la force de ses petites pattes…

— Petit misérable !… Tu t’es moqué de moi !…

Confitou détalait déjà, mais il s’arrêta bientôt en constatant qu’il n’était pas poursuivi et en entendant assez loin derrière lui la grosse voix de son oncle. Il voulut savoir à qui l’oncle parlait. Celui-ci tenait, tremblant de terreur, un vieillard qu’il avait surpris dans quelque coin de sa masure en ruine, et il lui criait :

— Le Pigeonnier Brillois ? Tu vas me dire où est le Pigeonnier Brillois ? Tu vas m’y conduire tout de suite !

— Surtout ne lui dis pas, père Canard ! clama Confitou en accourant… Ne lui dis pas ! C’est pour faire tuer les Français !…

Le père Canard regarda le petit, regarda l’officier dont la face rousse éclatait de fureur. trembla plus fort sur ses vieilles jambes, secoua sa tête chenue et dit :

— Ma fî ! j’nons jamais entendu parler de c’Pigeonnier-là !…

L’oncle Moritz tira son revolver de l’étui qui était à son côté, et, froidement, brûla la cervelle du pauvre vieux. Confitou poussa un cri déchirant et se rua sur son oncle dans le moment même que le coup partait.

Le vieillard bascula, les pattes en l’air, dans le fossé qui bordait le chemin.

Confitou s’était jeté sur le poignet assassin et qui tenait encore l’arme fumante, et il mordit dans la chair avec une rage de petit tigre.

L’oncle le secoua et l’envoya, avec une brutalité terrible, rouler sur la route où l’enfant resta étendu… puis il remit le revolver dans son étui et reprit, à grandes enjambées, le chemin du centre de la petite ville où il était sûr d’être renseigné immédiatement sur l’endroit où se trouvait von Bohn. Il venait de perdre, stupidement, de par l’astuce naïve d’un enfant, vingt minutes dont on n’eût pu dire le prix !

Sa rage contre Confitou était immense. Son geste qui avait précipité le petit sur les cailloux du chemin l’avait peut-être tué : il ne s’en préoccupait pas. Confitou n’était plus pour lui qu’un petit Welche ! Il pouvait crever comme un chien au milieu de la route.

Mais Confitou ne « creva » point. Simplement étourdi par le choc, il rouvrit presque aussitôt les yeux pour voir disparaître son oncle au coin de la petite allée des Tanneurs, laquelle conduit, par le jeu de Paume, à la place des Marronniers.

Il se releva d’un bond, grinçant des dents et fermant, de rage, ses petites mains ensanglantées.

Il n’eut pas un coup d’œil pour la victime, pour le pauvre père Canard, dont les deux pattes, chaussées de sabots garnis de paille, se dressaient, rigides, hors du fossé ; il courut au bourreau. Et il courut comme il n’avait encore jamais couru, même quand il jouait au voleur et au gendarme avec les petits Clamart ou les Lançon…

Il rattrapa son oncle comme celui-ci arrivait sur la place des Marronniers où il y avait un grand désordre de troupes boches, auxquelles von Bohn, justement, était en train de donner des ordres, en plein devant le café de la Terrasse.

L’oncle Moritz, en apercevant von Bohn, s’était mis à courir et le rejoignait aussitôt. Il allait lui parler. Il ouvrait la bouche. Tout à coup, il sentit qu’on le touchait à la hanche et il regarda par là… Il eut un geste tardif pour rattraper le revolver que Confitou venait de sortir de l’étui resté ouvert, mais il n’eut même pas le temps de dire : « ouf » ! Le coup partait, et l’oncle Moritz, après avoir fait un demi-tour sur lui-même, tomba en plein sur le nez. Confitou ne resta pas là pour le ramasser.