Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Lettres familières

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Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 395-401).
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LETTRES FAMILIÈRES.

Les lettres familières écrites avec négligence, et d’un style approchant de la conversation, vous pourront donner l’usage de cette manière libre et dégagée dont on converse et dont on écrit à ses amis ; mais ce n’est pas dans la lecture de tant de recueils de lettres imprimées qu’il faut chercher la véritable éloquence. On ne les lit d’ordinaire qu’à cause des petites anecdotes qu’elles renferment ; et si on retranchait des lettres de Mme  de Sévigné ce grand nombre de petits faits qui les soutiennent, et qui sont racontés avec tant de vivacité et de naturel, je doute qu’on en pût soutenir la lecture. Les lettres de Balzac et de Voiture eurent en leur temps beaucoup de réputation ; mais on voit bien qu’elles avaient été écrites pour être publiques ; et cela seul, en les privant nécessairement du naturel qu’elles devaient avoir, devait à la longue les décréditer. Il faut lire ce qu’on en dit dans le Temple du Goût. Les jugements qu’on y trouvera ont paru sévères ; mais ils me semblent très-justes, et rien n’est plus propre à conduire l’esprit d’un jeune homme.

J’oserais même encore aller plus loin que l’auteur du Temple du Goût, dans l’idée que je me suis formée des lettres de Voiture. J’en ai trouvé plusieurs dans lesquelles cette petite et méprisable envie d’avoir de l’esprit lui fait dire des choses dont la décence et l’honnêteté même peuvent être alarmées. Il veut consoler le maréchal de Grammont sur la mort de son père ; il lui dit :

« Est-il vrai qu’en un siècle où les exemples de bon naturel sont si rares, vous soyez affligé d’une perte qui vous rend un des plus riches hommes de France ? Cela, sans mentir, est admirable et au-dessus de tous vos exploits ; mais, comme il peut y avoir de l’excès dans les meilleures choses, votre douleur, qui a été juste jusqu’à cette heure, ne le serait plus si elle durait davantage… Votre réputation augmente tous les jours, et votre bien ne diminue pas ; car on dit qu’en argent et poulaille vous aurez dorénavant quelque chose d’assez considérable. » (Lettre 158.)

Est-ce ainsi qu’on écrit à un homme sur la mort d’un père ? Assurément non crat his locus[1]. Jamais badinage ne fut plus déplacé : et jamais badinage ne fut plus froid, plus bas, et plus indécent.

Il fallait que l’esprit de plaisanterie, qui est par lui-même un très-mince mérite, tînt lieu alors d’un grand talent, puisqu’il donna tant de réputation à Voiture. Tout homme de bon sens, et formé sur les bons modèles de l’antiquité, trouverait la plupart de ces plaisanteries forcées et insipides.

Il compare Mlle  de Rambouillet à la mer, et il dit :

« Il me semble que vous vous ressemblez comme deux gouttes d’eau, la mer et vous. Il y a cette différence que, toute vaste et grande qu’elle est, elle a ses bornes, et vous n’en avez point ; et tous ceux qui connaissent votre esprit avouent qu’il n’y a en vous ni fond ni rive ; et, je vous supplie, de quel abîme avez-vous tiré ce déluge de lettres que vous avez envoyées ici ? » (Lettre 160.)

Est-il bien plaisant de dire dans un autre endroit que le mot de cordonniers vient de ce qu’ils donnent des cors ? (Lettre 125.)

La fameuse lettre de la Carpe au Brochet était-elle digne, en bonne foi, de l’admiration qu’on lui a prodiguée ? On sait que Voiture s’étant trouvé dans une société où était le grand Condé, on y avait joué à des petits jeux dans l’un desquels ce prince était appelé le brochet, et Voiture la carpe ; la carpe dit donc au brochet :

« Les baleines de la mer Atlantique suent à grosses gouttes et sont toutes en eau quand elles vous entendent nommer. Des harengs frais qui viennent de Norwége nous assurent que la mer s’est glacée cette année plus tôt que de coutume par la peur que l’on y avait eue, sur les nouvelles que quelques macreuses y avaient apportées que vous dirigiez vos pas vers le nord… Certaines anguilles de mer crient déjà comme si vous les écorchiez. Les loups marins ne sont que de pauvres cancres auprès de vous ; et si vous continuez, vous avalerez la mer et les poissons. » (Lettre 144.)

Tout ce qu’on peut dire, ce me semble, d’une telle lettre, c’est que ces jeux sont pardonnables quand on ne les donne pas pour de bonnes choses, mais qu’ils sont d’un très-bas prix quand on les veut trop estimer.

Il y a dans Voiture d’autres lettres d’un caractère plus délicat et d’un goût plus fin ; telle est, par exemple, la lettre au président de Maisons, au sujet d’une affaire qu’il lui recommande. Elle n’a pas le mérite de celle qu’Horace écrit à Tibère Néron dans un cas à peu près semblable, mais elle a ses grâces et son mérite :

« Madame de Marsilly, monsieur, s’est imaginé que j’avais quelque crédit auprès de vous ; et moi, qui suis vain, je ne lui ai pas voulu dire le contraire. C’est une personne qui est aimée et estimée de toute la cour, et qui dispose de tout le parlement. Si elle a bon succès d’une affaire dont elle vous a choisi pour juge, et qu’elle croie que j’y aie contribué en quelque chose, vous ne sauriez croire l’honneur que cela me fera dans le monde, et combien j’en serai plus agréable à tous les honnêtes gens. Je ne vous propose que mes intérêts pour vous gagner, car je sais bien, monsieur, que vous ne pouvez être touché des vôtres ; sans cela, je vous promettrais son amitié. C’est un bien par lequel les plus sévères juges se pourraient laisser corrompre, et dont un aussi honnête homme que vous doit être tenté. Vous le pouvez acquérir justement, car elle ne demande de vous que la justice. Vous m’en ferez une que vous me devez, si vous me faites l’honneur de m’aimer toujours autant que vous avez fait autrefois, et si vous croyez que je suis vôtre, etc. » (Lettre 140.)

Mais il faut avouer, avec l’auteur du Temple du Goût[2], que l’on trouve dans Voiture bien peu de lettres de ce prix, et que tout ce qui est marqué à un si bon coin pourrait, comme il le dit, se réduire à un très-petit nombre de feuillets. À l’égard de Balzac, personne ne le lit aujourd’hui. Ses lettres ne serviraient qu’à former un pédant. On y trouve, à la vérité, du nombre et de l’harmonie prosaïque ; mais c’est précisément cela qu’on ne devrait pas trouver dans ses lettres. C’est le mérite propre des harangues, des oraisons funèbres, de l’histoire, de tout ce qui demande une éloquence d’appareil et un style soutenu.

Qui peut tolérer que Balzac écrive à un cardinal « qu’il a le sceptre des rois et la livrée des roses, et qu’à Rome on se sauve à la nage au milieu des eaux de senteur » ?

Qui peut ne pas mépriser ces pitoyables hyperboles ? Si les déclamations froides et forcées ont tant servi à décréditer le style de Balzac ; si la contrainte, l’affectation, les jeux de mots, les plaisanteries recherchées, ont fait tant de tort à Voiture, que doit-on penser de ces lettres imaginaires, qui sont sans objet, et qui n’ont jamais été écrites que pour être imprimées ? C’est une entreprise fort ridicule que de faire des lettres comme on fait un roman, de se donner pour un colonel, de parler de son régiment, et de faire des récits d’aventures qu’on n’a jamais eues. Les Lettres du chevalier d’Her…[3] n’ont pas seulement ce défaut, mais elles ont encore celui d’être écrites d’un style forcé et tout à fait impertinent. On y obtient des lettres d’état pour sa maîtresse ; on la fait peindre en Iroquoise, mangeant une demi-douzaine de cœurs. Enfin on n’a jamais rien écrit de plus mauvais goût ; et cependant ce style a eu des imitateurs.

Il y a des lettres d’une autre espèce, comme celles de l’Espion turc, de Mme  Dunoyer[4] ; les Lettres juives, chinoises, cabalistiques. On ne se méprend pas à leur titre. On voit bien que ce ne sont pas de véritables lettres, mais un petit artifice usité, soit pour débiter des choses hardies, soit pour écrire des nouvelles vraies ou fausses. Tous ces ouvrages, qui amusent quelque temps la jeunesse crédule et oisive, sont fort méprisés des honnêtes gens. Il en faut excepter les Lettres persanes : elles sont à la vérité une imitation de l’Espion turc, mais leur style les distingue fort de leur original. Il est nerveux, hardi, singulier, sentencieux ; et il ne manque à cet ouvrage qu’un sujet plus solide.

On a beaucoup réussi en France dans un autre genre de lettres, moitié vers et moitié prose. Ce sont de véritables lettres écrites en effet à des amis, mais écrites avec délicatesse et avec soin. Telle est la lettre dans laquelle Bachaumont et Chapelle rendent compte de leur voyage ; telles sont quelques-unes du comte Antoine Hamilton, de M.  Pavillon.

En voici une écrite par l’auteur de la Henriade à un grand roi[5] :

« Les vers que Votre Majesté a faits dans Neiss ressemblent à ceux que Salomon faisait dans sa gloire, quand il disait, après avoir tâté de tout : Tout n’est que vanité. Il est vrai que le bonhomme parlait ainsi au milieu de sept cents femmes et de trois cents concubines, le tout sans avoir donné de bataille ni fait de siége. Mais n’en déplaise, sire, à Salomon et à vous, ou bien à vous et à Salomon, il ne laisse pas d’y avoir quelque réalité dans ce monde :


Conquérir cette Silésie ;
Revenir couvert de lauriers
Dans les bras de la poésie ;
Donner aux belles, aux guerriers,
Opéra, bal et comédie ;
Se voir craint, chéri, respecté.
Et connaître, au sein de la gloire,
L’esprit de la société,
Bonheur si rarement goûté
Des favoris de la victoire ;
Savourer avec volupté,
Dans des moments libres d’affaire,

Les bons vers de l’antiquité,
Et quelquefois en daigner faire
Dignes de la postérité :
Semblable vie a de quoi plaire ;
Elle a de la réalité,
Et le plaisir n’est point chimère.


« Votre Majesté a fait bien des choses en peu de temps. Je suis persuadé qu’il n’y a personne sur la terre plus occupé qu’elle, et plus entraîné dans la variété des affaires de toute espèce. Mais, avec ce génie dévorant qui met tant de choses dans sa sphère d’activité, vous conservez toujours cette supériorité de raison qui vous élève au-dessus de ce que vous êtes et de ce que vous faites.

Tout ce que je crains, c’est que vous ne veniez à trop mépriser les hommes. Des millions d’animaux sans plumes, à deux pieds, qui peuplent la terre, sont à une distance immense de votre personne par leur âme comme par leur état. Il y a un beau vers de Milton :

Amongst unequals no society.

Il y a encore un autre malheur ; c’est que Votre Majesté peint si bien les nobles friponneries des politiques, les soins intéressés des courtisans, etc., qu’elle finira par se défier de l’affection des hommes de toute espèce, et qu’elle croira qu’il est démontré en morale qu’on n’aime point un roi pour lui-même. Sire, que je prenne la liberté défaire aussi ma démonstration, N’est-il pas vrai qu’on ne peut pas s’empêcher d’aimer pour lui-même un homme d’un esprit supérieur, qui a bien des talents, et qui joint à tous ces talents-là celui de plaire ? Or, s’il arrive que, par malheur, ce génie supérieur soit roi, son état en doit-il empirer, et l’aimera-t-on moins parce qu’il porte une couronne ? Pour moi, je sens que la couronne ne me refroidit point du tout. Je suis, etc. »

Voici une lettre écrite à feu M.  le maréchal de Berwick, qui me paraît fort au-dessus de toutes celles de Voiture, J’en ignore l’auteur ; mais je peux assurer que j’ai vu à Paris un très-grand nombre d’épîtres dans ce goût : c’est proprement le goût de la nation.

« Vous venez de gagner une bataille[6] complète et glorieuse dans toutes ses circonstances. Vous avez rendu quelques services, par cette victoire, à la couronne d’Espagne. Vous n’avez pas mal fait votre cour au roi votre maître à Versailles ; et le roi votre souverain en paraît presque aussi content ici que si vous l’aviez gagnée aux portes de Londres pour son rétablissement. Je ne sais comment vous vous trouvez de tout cela ; mais, pour moi, je vous en fais de bon cœur mon compliment. Il est vrai que vous vous portez bien, et que dans une mêlée où vous avez eu le plaisir de vous fourrer bien avant, vous n’avez pu vous faire donner quelque balafre au milieu du visage, ou parvenir à quelque incision cruciale au haut de la tête, et ce n’est pas contentement pour un homme avide de gloire. Je vous conseille pourtant de ne vous en point chagriner, et de prendre le tout en patience.

J’avais cru, lorsque vous vous fîtes naturaliser en France, que c’était pour mettre à couvert vos biens immenses, en cas d’accident ; mais je vois bien que ce n’était que pour pouvoir exterminer sans scrupule tout autant d’Anglais de la princesse Anne qui se trouveraient en votre chemin, et c’est fort bien fait à vous. Cependant, si je n’avais peur de vous mortifier, je vous dirais que, quoiqu’on parle beaucoup de vous ici, on ne laisse pas de parler diversement de votre conduite. Les uns disent que vous êtes trop insolent et que vous faites trop l’entendu à l’égard des ennemis ; et les autres assurent que vous ne vous faites pas assez valoir auprès de ceux qui vous veulent du bien et qui vous en peuvent faire. Quoiqu’il n’y ait pas grand mal à tout cela, examinons un peu vos actions depuis que vous êtes dans le service, pour voir si on vous accuse avec raison :

Lorsqu’à Nervinde on combattit,
Et que l’Angleterre alarmée
Eut appris par la renommée
La disgrâce qu’elle y souffrit,
Tout son parlement en pâlit ;
Mais Votre Excellence, animée
Par les dangers et par le bruit,
Par les canons et leur fumée ;
Mais plus que tout cela charmée
De voir leur Orange interdit,
Se mit en tête, à ce qu’on dit.
De prendre toute son armée ;
Mais ce fut elle qui vous prit, etc.

  1. Horace, de Arte poet., 19.
  2. Voyez tome VIII.
  3. Les Lettres galantes du chevalier d’Her…, 1685, in-12, sont de Fontenelle.
  4. L’Espion turc est attribué aussi à Marana. Les Lettres juives, chinoises, cabalistiques, sont de d’Argens.
  5. La lettre de Voltaire à Frédéric, du 21 décembre 1741, dans laquelle se trouve le passage transcrit ici, avait été imprimée en 1745, et peut-être plus tôt. (B.)
  6. La bataille d’Almanza, 25 avril 1707 ; voyez, tome XIV, le chapitre xxi du Siècle de Louis XIV.