Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue française/Édition Garnier/Liberté

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Connaissance des beautés et des défauts de la poésie et de l’éloquence dans la langue françaiseGarniertome 23 (p. 402-405).

LIBERTÉ.

La liberté de l’homme est un problème sur lequel de grands poëtes se sont exercés aussi bien que les théologiens. Qui croirait qu’on trouve dans Pierre Corneille une dissertation assez étendue sur cette matière épineuse ? C’est dans sa tragédie d’Œdipe.

Il est vrai que le sujet comporte une telle digression ; mais il faut avouer aussi que ces morceaux sont presque toujours froidement reçus au théâtre, qui exige une chaleur d’action et de passion presque continuelle. La controverse ne réussit pas beaucoup dans la tragédie ; et ce que Corneille fait dire à son Œdipe trouvera peut-être ici mieux sa place, aux yeux d’un lecteur de sang-froid, qu’il ne la trouve au théâtre, où le spectateur veut être ému. Quoi qu’il en soit, voici ce morceau, qui est plein de très-grandes beautés (acte III, sc. v) :

Quoi ! la nécessité des vertus et des vices
D’un astre impérieux doit suivre les caprices ;
Et l’homme sur soi-même a si peu de crédit
Qu’il devient scélérat quand Delphes l’a prédit !
L’âme est donc tout esclave ! une loi souveraine
Vers le bien ou le mal incessamment l’entraîne ;
Et nous ne recevons ni crainte ni désir
De cette liberté qui n’a rien à choisir.
Attachés sans relâche à cet ordre sublime,
Vertueux sans mérite, et vicieux sans crime,
Qu’on massacre les rois, qu’on brise les autels,
C’est la faute des dieux, et non pas des mortels.
De toute la vertu sur la terre épandue.
Tout le prix à ces dieux, toute la gloire est due :
Ils agissent en nous, quand nous pensons agir.
Alors qu’on délibère on ne fait qu’obéir ;
Et notre volonté n’aime, hait, cherche, évite,
Que suivant que d’en haut leur bras la précipite.

Cette tirade a des traits vigoureux et hardis qui s’impriment aisément dans la mémoire, parce qu’il n’y a presque point d’épithètes oiseuses ; mais, comme je l’ai déjà dit, de telles beautés sont plus propres à la controverse qu’à la tragédie. Il est bon surtout d’observer que plus ce morceau est raisonné, plus il faudrait qu’il fût exact. Œdipe est un très-mauvais philosophe quand il dit :

Et nous ne recevons ni crainte ni désir
De cette liberté, etc.

Le libre arbitre n’a assurément rien de commun avec le désir et la crainte. Personne n’a jamais dit que la liberté fût le principe de nos désirs. Il faut aussi remarquer qu’il n’est pas dans la pureté du style de dire : l’homme a peu de crédit sur soi. On a du pouvoir sur soi ; on a du crédit auprès de quelqu’un. Ordre sublime ne vaut rien. Sublime veut dire élévation, et ne signifie pas souverain. Un bras qui précipite une volonté est absolument barbare, et que suivant que d’en haut est d’une dureté, est d’une cacophonie insupportable.

Les mêmes idées, à peu près, sur la liberté, se trouvent dans une épître insérée parmi les Œuvres de M. de Voltaire[1].

Ah ! sans la liberté.........
D’un artisan suprême impuissantes machines,
Automates pensants, mus par des mains divines,
Nous serions à jamais, de mensonge occupés,
Vils instruments d’un dieu qui nous aurait trompés !
Comment sans liberté serions-nous ses images ?
Que lui reviendrait-il de ses brutes ouvrages ?
On ne peut donc lui plaire, on ne peut l’offenser ;
Il n’a rien à punir, rien à récompenser.
Dans les cieux, sur la terre, il n’est plus de justice : Caton fut sans vertu, Catilina sans vice[2].
Le destin nous entraîne à nos affreux penchants,
Et ce chaos du monde est fait pour les méchants, etc.|90}}

Ce morceau est plus à sa place, et paraît écrit avec plus de soin ; mais il n’est pas plus fort et plus nerveux.

D’un artisan suprême impuissantes machines,
Automates pensants, mus par des mains divines.

Ces deux vers-là son d’un poëte ; mais celui-ci est d’un homme plus pénétré :

Qu’il devient scélérat quand Delphes l’a prédit.

Il suffisait de quatre vers de cette force dans la bouche d’Œdipe ; le reste ressent trop la déclamation, ce qui était en effet le grand défaut de Corneille. Ce qu’on a jamais écrit de plus grand et de plus sublime sur la liberté se trouve au septième chant de la Henriade (285-96) :

Sur un autel de fer, un livre inexpliquable
Contient de l’avenir l’histoire irrévocable.
La main de l’Éternel y marqua nos désirs,
Et nos chagrins cruels, et nos faibles plaisirs.
On voit la liberté, cette esclave si fière,
Par d’invincibles[3] nœuds en ces lieux prisonnière :
Sous un joug inconnu, que rien ne peut briser,
Dieu sait l’assujettir sans la tyranniser ;
À ses suprêmes lois d’autant mieux attachée
Que sa chaîne à ses yeux pour jamais est cachée.
Qu’en obéissant même elle agit par son choix,
Et souvent aux destins pense donner des lois.

Il me semble qu’on ne peut présenter sous une image plus parfaite cet accord inexplicable de la liberté de l’homme et de la prescience[4] de Dieu, et qu’un tel morceau vaut mieux que vingt volumes de controverse sur ces matières inintelligibles.

Un fils de l’illustre Racine a fait un poème sur la Grâce, dans lequel il était bien naturel qu’il parlât de la liberté. Cependant il n’y a aucun trait frappant qui caractérise cet attribut de la nature humaine, que tant de philosophes lui contestent.

Voici le morceau de ce poème où l’auteur traite de la liberté, d’une manière plus particulière :


Si l’on en croit pourtant un système flatteur,
Pour le bien et le mal l’homme également libre
Conserve, quoi qu’il fasse, un constant équilibre.
Lorsque, pour l’écarter des lois de son devoir,
Les passions sur lui redoublent leur pouvoir,

Aussitôt, balançant le poids de la nature,
La grâce de ses dons redouble la mesure.

(Ch. III, 194-199.)

Ces vers sont dans le ton didactique de l’ouvrage ; mais ils sont un peu lâches, comme presque tous ceux de cet auteur, qui d’ailleurs est assez pur et correct. C’est dans les ouvrages didactiques qu’il faut peut-être le plus d’imagination, pour nourrir la sécheresse du fond, et pour en varier l’uniformité.

  1. Deuxième des Discours sur l’Homme, vers 41-56 ; voyez tome IX.
  2. Ce vers existe encore dans l’édition de 1746 des Œuvres de Voltaire. L’édition de 1748 est la première dans laquelle il fut remplacé par celui-ci :

    Pucelle est sans vertu ; Desfontaines, sans vice.


    L’abbé Desfontaines était mort en 1745. (B.)
  3. On lit invincibles dans toutes les éditions de l’opuscule intitulé Connaissance des beautés, etc. ; mais c’est une fausse citation. Toutes les éditions de la Henriade portent invisibles. (B.)
  4. Toutes les éditions, même celles de 1749 et 1750, portent ici présence. Mais il m’a paru évident qu’il faut prescience ; et j’ai mis ce mot. (B.)