Conseils à un jeune homme pauvre qui vient faire de la littérature à Paris/IX

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IX

FAUT-IL AVOIR UNE SITUATION ?


Tu chercheras une situation et voilà le plus grand danger qui te guette, ta vie ou ta mort, selon ton étoile bonne ou mauvaise.

Sur les dix personnes auxquelles tu te seras adressé, amis de ton père, députés de ton pays, vieilles dames qui ont beaucoup de relations, il y en aura neuf qui te promettront de faire des démarches et de t’écrire bientôt et dont tu n’entendras plus parler. Tu n’en seras qu’à demi fâché, l’état de celui qui cherche une situation est agréable parce qu’il est au bord de l’imprévu.

Mais la dixième personne, un homme bienveillant, oisif et protecteur, sera saisi pour toi d’une mystérieuse activité, d’un inquiétant désir de te voir casé. De quelle reconnaissance ne devras-tu pas être chargé à l’égard de ce terrible ami ! Il fera des visites avec toi, écrira des lettres élogieuses sur ton compte, et cela sans raison, à cause de la sympathie personnelle que tu lui auras inspirée. Il t’annoncera enfin qu’il a trouvé une situation sérieuse, un poste sûr.

C’est alors qu’il te faudra un grand courage.

Ce poste sûr tu dois le refuser, si quelque espérance est en toi, si quelque vertu t’anime. Mieux vaut déjeuner encore pour quelques sous, être un sujet de colère pour ta repasseuse, courir dans la rue lorsqu’il fait trop froid, ne plus revoir l’ami de ton père actif et bon.

Tout jeune homme qui vient à Paris trouve cette situation. C’est une machine quelconque aux rouages inexorables, société industrielle, grande maison d’édition, compagnie d’assurances où il est jeté et broyé pour cent cinquante francs par mois avec la certitude d’en avoir deux cents dans dix ans.

N’accepte pas, meurs plutôt.

Surtout ne te dupe pas toi-même en acceptant à titre d’essai pour deux ou trois mois. La servitude dans laquelle tu tomberais, l’amitié de tes compagnons médiocres, les petits bonheurs du dimanche feraient rapidement de toi un lâche dont les désirs sont bornés. Tu perdrais l’habitude de l’effort véritable, qu’on accomplit pour soi-même, librement. Peut-être finirais-tu par croire que tes sept heures d’écriture constituent un louable travail. Tu serais invité dans de petits appartements par d’autres employés où des femmes laides mais laborieuses font le ménage, préparent le dîner. Le charme de la pauvreté propre et honnête te saisirait. Tu te trouverais des prétextes pour attendre les cent cinquante francs du mois suivant. Il te faudrait plus de force pour vaincre l’espérance misérable de cent cinquante francs, qu’il ne t’en a fallu pour vaincre ta province coalisée et venir à Paris.

N’accepte que des situations incertaines. Les nouveaux journaux, les théâtres qui se fondent, les cabinets des ministres, si cela t’est possible, doivent être plus désignés à ton ambition, parce qu’ils sont passagers par leur nature. Tes maîtres n’exigeront pas trop de toi pour que tu n’exiges pas trop d’eux-mêmes. Ce seront des hommes dans ton genre avec quelques années de plus.

Ne prête pas d’attention au mépris apparent que pourront te témoigner des médiocres, parce que tu ne gagnes pas un argent régulier.

Si tu rencontres un ami arrivé, jadis semblable à toi, aujourd’hui bon fonctionnaire, richement marié et s’il te prend en pitié à cause de ton état instable, appuie-toi pour résister à son hypocrite sympathie, sur l’amour de toi-même, comme sur une colonne de marbre. Pardonne-lui l’excès de bonté qu’il te témoigne puisqu’il ne soupçonne même pas quelle hauteur tu veux atteindre.