Conseils à un journaliste/Édition Garnier/Des pièces de poésie

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Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 22 (p. 251-255).

DES PIÈCES DE POÉSIE.

Vous répandrez beaucoup d’agrément sur votre journal si vous l’ornez de temps en temps de ces petites pièces fugitives marquées au bon coin, dont les portefeuilles des curieux sont remplis. On a des vers du duc de Nevers, du comte Antoine Hamilton, né en France[1], qui respirent tantôt le feu poétique, tantôt la douce facilité du style épistolaire. On a mille petits ouvrages charmants de MM. d’Ussé[2], de Saint-Aulaire, de Ferrand, de La Faye, de Fieubet, du président Hénault[3], et de tant d’autres. Ces sortes de petits ouvrages dont je vous parle suffisaient autrefois à faire la réputation des Voiture, des Sarrasin, des Chapelle. Ce mérite était rare alors. Aujourd’hui qu’il est plus répandu, il donne peut-être moins de réputation ; mais il ne fait pas moins de plaisir aux lecteurs délicats. Nos chansons valent mieux que celles d’Anacréon, et le nombre en est étonnant. On en trouve même qui joignent la morale avec la gaieté, et qui, annoncées avec art, n’aviliraient point du tout un journal sérieux. Ce serait perfectionner le goût, sans nuire aux mœurs[4], de rapporter une chanson aussi jolie que celle-ci, qui est de l’auteur du Double Veuvage[5] :

Phyllis, plus avare que tendre,
Ne gagnant rien à refuser,

Un jour exigea de Lisandre
Trente moutons pour un baiser.

Le lendemain, nouvelle affaire ;
Pour le berger le troc fut bon,
Car il obtint de la bergère
Trente baisers pour un mouton.

Le lendemain, Phyllis plus tendre.
Craignant de déplaire au berger,
Fut trop heureuse de lui rendre
Trente moutons pour un baiser.

Le lendemain, Phyllis plus sage
Aurait donné moutons et chien
Pour un baiser que le volage
À Lisette donnait pour rien.

Comme vous n’avez pas tous les jours des livres nouveaux qui méritent votre examen, ces petits morceaux de littérature rempliront très-bien les vides de votre journal. S’il y a quelques ouvrages de prose ou de poésie qui fassent beaucoup de bruit dans Paris, qui partagent les esprits, et sur lesquels on souhaite une critique éclairée, c’est alors qu’il faut oser servir de maître au public sans le paraître ; et, le conduisant comme par la main, lui faire remarquer les beautés sans emphase et les défauts sans aigreur. C’est alors qu’on aime en vous cette critique, qu’on déteste et qu’on méprise dans d’autres.

Un de mes amis, examinant[6] trois épîtres de Rousseau, en vers dissyllabes[7], qui excitèrent beaucoup de murmure il y a quelque temps, fit de la seconde[8], où tous nos auteurs sont insultés, l’examen suivant, dont voici un échantillon qui paraît dicté par la justesse et la modération. Voici le commencement de la pièce qu’il examinait :

Tout institut, tout art, toute police,
Subordonnée au pouvoir du caprice,
Doit être aussi conséquemment pour tous
Subordonnée à nos différents goûts.

Mais de ces goûts la dissemblance extrême,
À le bien prendre, est un faible problème ;
Et quoi qu’on dise, on n’en saurait jamais
Compter que deux, l’un bon, l’autre mauvais.
Par des talents que le travail cultive,
À ce premier pas à pas on arrive ;
Et le public, que sa bonté prévient,
Pour quelque temps s’y fixe et s’y maintient.
Mais, éblouis enfin par l’étincelle
De quelque mode inconnue et nouvelle,
L’ennui du beau nous fait aimer le laid.
Et préférer le moindre au plus parfait, etc.

Voici l’examen :

Ce premier vers : « Tout institut, tout art, toute police », semble avoir le défaut, je ne dis pas d’être prosaïque, car toutes ces épîtres le sont, mais d’être une prose un peu trop faible et dépourvue d’élégance et de clarté.

La police semble n’avoir aucun rapport au goût, dont il est question. De plus, le terme de police doit-il entrer dans des vers ?

Conséquemment est à peine admis dans la prose noble. Cette répétition du mot subordonnée serait vicieuses[9], quand même le terme serait élégant, et semble insupportable, puisque ce terme est une expression plus convenable à des affaires qu’à la poésie.

La dissemblance ne paraît pas le mot propre. La '« dissemblance » des goûts est un faible problème » : je ne crois pas que cela soit français.

À le bien prendre paraît une expression trop inutile et trop basse.

Enfin il semble qu’un problème n’est ni faible ni fort : il peut être aisé ou difficile, et sa solution peut être faible, équivoque, erronée.

Et, quoi qu’on dise, on n’en saurait jamais
Compter que deux, l’un bon, l’autre mauvais.

Non-seulement la poésie aimable s’accommode peu de cet air de dilemme, et d’une pareille sécheresse ; mais la raison semble peu s’accommoder de voir en huit vers « que tout art est subordonné à nos différents goûts, et que cependant il n’y a que deux goûts ».

« Arriver au goût pas à pas » est encore, je crois, une façon de parler peu convenable, même en prose.

Et le public, que sa bonté prévient.

Est-ce la bonté du public ? est-ce la bonté du goût ?

L’ennui du beau nous fait aimer le laid,
Et préférer le moindre au plus parfait.

Le beau et le laid sont des expressions réservées au bas comique. 2° Si on aime le laid, ce n’est pas la peine de dire ensuite qu’on préfère le moins parfait. 3° Le moindre n’est pas opposé grammaticalement au plus parfait, 4° Le moindre est un mot qui n’entre jamais dans la poésie, etc.

C’est ainsi que ce critique faisait sentir, sans amertume, toute la faiblesse de ces épîtres. Il n’y avait pas trente vers[10] dans tous les ouvrages de Rousseau, faits en Allemagne, qui échappassent à sa juste censure. Et pour mieux instruire les jeunes gens, il comparait à cet ouvrage un autre ouvrage du même auteur sur un sujet de littérature à peu près semblable. Il rapportait les vers de l’Épître aux muses, imitée de Despréaux ; et cet objet de comparaison achevait de persuader mieux que les discussions les plus solides et les plus subtiles.

De l’exposé de tous ces vers dissyllabes[11], il prenait occasion de faire voir qu’il ne faut jamais confondre les vers de cinq pieds avec les vers marotiques. Il prouvait que le style qu’on appelle de Marot ne doit être admis que dans une épigramme et dans un conte, comme les figures de Callot ne doivent paraître que dans des grotesques. Mais quand il faut mettre la raison en vers, peindre, émouvoir, écrire élégamment, alors ce mélange monstrueux de la langue qu’on parlait il y a deux cents ans, et de la langue de nos jours, paraît l’abus le plus condamnable qui se soit glissé dans la poésie, Marot parlait sa langue ; il faut que nous parlions la nôtre. Cette bigarrure est aussi révoltante pour les hommes judicieux que le serait l’architecture gothique mêlée avec la moderne. Vous aurez souvent occasion de détruire ce faux goût. Les jeunes gens s’adonnent à ce style, parce qu’il est malheureusement facile.

Il en a coûté peut-être à Despréaux pour dire élégamment[12] :

Faites choix d’un censeur solide et salutaire,
Que la raison conduise et le savoir éclaire,
Et dont le crayon sûr d’abord aille chercher
L’endroit que l’on sent faible, et qu’on se veut cacher.

Mais est-il bien difficile[13], est-il bien élégant de dire :

Donc si Phébus ses échecs vous adjuge,
Pour bien juger consultez tout bon juge.
Pour bien jouer, hantez les bons joueurs ;
Surtout craignez le poison des loueurs ;
Accostez-vous de fidèles critiques[14].

Ce n’est pas qu’il faille condamner des vers familiers dans ces pièces de poésie ; au contraire, ils y sont nécessaires, comme les jointures dans le corps humain, ou plutôt comme des repos dans un voyage :

Et sermone opus est, modo trisli, saepe jocoso,
Defendente vicem modo rhetoris, atque poetœ,
Interduni urbani, parcentis viribus, atque
Extenuantis eas consullo[15].

Tout ne doit pas être orné, mais rien ne doit être rebutant. Un langage obscur et grotesque n’est pas de la simplicité : c’est de la grossièreté recherchée.

  1. Antoine Hamilton a été élevé en France, mais est né en Irlande, vers 1040. Il mourut à Saint-Germain-en-Laye, en 1720. Voltaire, qui le croyait Français, l’a compris dans sa Liste des écrivains français, en tête du Siècle de Louis XIV ; voyez tome XIV.
  2. Le d’Ussé mentionné ici est sans doute celui à qui est adressée l’ode de J.-B. Rousseau (II, iv) :

    Esprit né pour servir d’exemple.

  3. C’est ainsi qu’on lit dans l’édition de 1705 ; le président Hénault vivait encore. L’édition de 1744 porte : de M. le président Hénault.
  4. La fin de cette phrase et la chanson furent ajoutées en 1765.
  5. Dufresny.
  6. Voyez l’Utile Examen qui précède.
  7. Les éditions de 1744, 1765, et l’édition encadrée de 1775, portent dissyllabes, et même dissillabes. Les éditeurs de Kehl et leurs successeurs ont mis décasyllabes.
  8. Épître à Thalie.
  9. Au lieu de vicieuse, le Mercure porte ridicule.
  10. Le Mercure porte seulement : « Trente vers qui échappassent, etc. »
  11. Voyez la note 2 de la page 252.
  12. Art poétique, chant IV, vers 71-74.
  13. Les éditions de Kehl portent : « Mais s’il est bien facile. » L’édition de 1765 dit : « Mais s’il est bien difficile. » Dans le Mercure il y a : « Mais il est bien difficile. » Je n’ai pas hésité à transposer les mots : « Il est. » (B.)
  14. J.-B. Rousseau, Épître à Marot, vers 221-25.
  15. Horace, livre Ier, satire x, vers 11-14.