Conseils à un journaliste/Édition Garnier/Sur la philosophie

La bibliothèque libre.
Œuvres complètes de VoltaireGarniertome 22 (p. 241-243).

CONSEILS
À UN JOURNALISTE

SUR LA PHILOSOPHIE, L’HISTOIRE, LE THÉÂTRE,
LES PIÈCES DE POÉSIE, LES MÉLANGES DE LITTÉRATURE,
LES ANECDOTES LITTÉRAIRES, LES LANGUES ET LE STYLE.
(10 mai 1737[1].)


L’ouvrage périodique auquel vous avez dessein de travailler, monsieur, peut très-bien réussir, quoiqu’il y en ait déjà trop de cette espèce. Vous me demandez comment il faut s’y prendre pour qu’un tel journal plaise à notre siècle et à la postérité. Je vous répondrai en deux mots : Soyez impartial. Vous avez la science et le goût ; si avec cela vous êtes juste, je vous prédis un succès durable. Notre nation aime tous les genres de littérature, depuis les mathématiques jusqu’à l’épigramme. Aucun des journaux ne parle communément de la partie la plus brillante des belles-lettres, qui sont les pièces de théâtre, ni de tant de jolis ouvrages de poésie, qui soutiennent tous les jours le caractère aimable de notre nation. Tout peut entrer dans votre espèce de journal, jusqu’à une chanson qui sera bien faite ; rien n’est à dédaigner. La Grèce, qui se vante d’avoir fait naître Platon, se glorifie encore d’Anacréon, et Cicéron ne fait point oublier Catulle.

SUR LA PHILOSOPHIE.

Vous savez assez de géométrie et de physique pour rendre un compte exact des livres de ce genre, et vous avez assez d’esprit pour en parler avec cet art qui leur ôte leurs épines, sans les charger de fleurs qui ne leur conviennent pas.

Je vous conseillerais surtout, quand vous ferez des extraits de philosophie, d’exposer d’abord au lecteur une espèce d’abrégé historique des opinions qu’on propose, ou des vérités qu’on établit. Par exemple, s’agit-il de l’opinion du vide : dites en deux mots comment Épicure croyait le prouver ; montrez comment Gassendi l’a rendu plus vraisemblable ; exposez les degrés infinis de probabilité que Newton a ajoutés enfin à cette opinion par ses raisonnements, par ses observations, et par ses calculs.

S’agit-il d’un ouvrage sur la nature de l’air : il est bon de montrer d’abord qu’Aristote et tous les philosophes ont connu sa pesanteur, mais non son degré de pesanteur. Beaucoup d’ignorants qui voudraient au moins savoir l’histoire des sciences, les gens du monde, les jeunes étudiants, verront avec avidité par quelle raison et par quelles expériences le grand Galilée combattit le premier l’erreur d’Aristote au sujet de l’air, avec quel art Torricelli le pesa, ainsi qu’on pèse un poids dans une balance ; comment on connut son ressort ; comment enfin les admirables expériences de MM. Hales et Boerhaave[2] ont découvert des effets de l’air, qu’on est presque forcé d’attribuer à des propriétés de la matière inconnues jusqu’à nos jours.

Paraît-il un livre hérissé de calculs et de problèmes sur la lumière ; quel plaisir ne faites-vous pas au public de lui montrer les faibles idées que l’éloquente et ignorante Grèce avait de la réfraction ; ce qu’en dit l’Arabe Alhazen, le seul géomètre de son temps ; ce que devine Antonio de Dominis ; ce que Descartes met habilement et géométriquement en usage, quoique en se trompant ; ce que découvre ce Grimaldi[3], qui a trop peu vécu ; enfin ce que Newton pousse jusqu’aux vérités les plus déliées et les plus hardies auxquelles l’esprit humain puisse atteindre, vérités qui nous font voir un nouveau monde, mais qui laissent encore un nuage derrière elles,

Composera-t-on quelque ouvrage sur la gravitation des astres, sur cette admirable partie des démonstrations de Newton ; ne vous aura-t-on pas obligation si vous rendez l’histoire de cette gravitation des astres, depuis Copernic, qui l’entrevit, depuis Kepler, qui osa l’annoncer comme par instinct, jusqu’à Newton, qui a démontré à la terre étonnée qu’elle pèse sur le soleil, et le soleil sur elle ?

[4]Rapportez à Descartes et à Harriot l’art d’appliquer l’algèbre à la mesure des courbes ; le calcul intégral et différentiel à Newton, et ensuite à Leibnitz. Nommez dans l’occasion les inventeurs de toutes les découvertes nouvelles. Que votre ouvrage soit un registre fidèle de la gloire des grands hommes.

Surtout en exposant des opinions, en les appuyant, en les combattant, évitez les paroles injurieuses qui irritent un auteur, et souvent toute une nation, sans éclairer personne. Point d’animosité, point d’ironie. Que direz-vous d’un avocat général qui, en résumant tout un procès, outragerait par des mots piquants la partie qu’il condamne ? Le rôle d’un journaliste n’est pas si respectable, mais son devoir est à peu près le même. Vous ne croyez point l’harmonie préétablie, faudra-t-il pour cela décrier Leibnitz ?[5]Insulterez-vous à Locke, parce qu’il croit Dieu assez puissant pour pouvoir donner, s’il le veut, la pensée à la matière ? Ne croyez-vous pas que Dieu, qui a tout créé, peut rendre cette matière et ce don de penser éternels ? que s’il a créé nos âmes, il peut encore créer des millions d’êtres différents de la matière et de l’âme ? qu’ainsi le sentiment de Locke est respectueux pour la Divinité, sans être dangereux pour les hommes ? Si Bayle, qui savait beaucoup, a beaucoup douté, songez qu’il n’a jamais douté de la nécessité d’être honnête homme. Soyez-le donc avec lui, et n’imitez point ces petits esprits qui outragent par d’indignes injures un illustre mort qu’ils n’auraient osé attaquer pendant sa vie.

  1. C’est sous le titre de Conseils à un journaliste, etc., que ce morceau fut, imprimé, en 1765, dans le tome Ier des Nouveaux Mélanges, avec la note que voici : « Cette pièce parut en Hollande, il y a trente ans ; elle n’a pas été imprimée depuis : le public jugera si elle mérite de trouver place dans ce recueil. » Je ne connais pas d’édition plus ancienne que celle qu’on trouve dans le Mercure de 1744 (premier volume de novembre), sous le titre de : Avis à un journaliste, et avec la date de : 10 mai 1737, que j’ai ajoutée ici ainsi que quelques variantes ; la version actuelle est de 1765. (B.)
  2. Hales, physicien anglais né en 1761. Quant à Boerhaave (1668-1738), Voltaire fut en relations avec lui à Leyde, l’année même qu’il prétend donner ces conseils (1737). (G. A.)
  3. François-Marie Grimaldi, jésuite italien, mort en 1663. à l’âge d’environ cinquante ans, auteur de Physico mathesis de lumine, coloribus et iride, aliisque annexis.
  4. La première phrase de cet alinéa n’est pas dans le Mercure de 1744. Elle est de 1765, ainsi que toutes les autres additions ou corrections.
  5. La fin de cet alinéa n’est pas dans le Mercure.