Considérations sur … la Révolution Française/Cinquième partie/IV

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CHAPITRE IV.

De l’entrée des alliés à Paris, et des divers partis qui exis-
toient alors en France
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LES quatre grandes puissances, l’Angleterre, l’Autriche, la Russie et la Prusse, qui se coalisèrent en 1813 pour repousser les agressions de Napoléon, ne s’étoient jamais réunies jusqu’alors ; et nul état continental ne sauroit résister à une telle force. Peut-être la nation françoise auroit-elle encore été capable de se défendre, avant que le despotisme eût comprimé tout ce qu’elle avoit d’énergie ; mais comme il ne restoit que des soldats en France, armée contre armée, le nombre étoit entièrement, et sans nulle proportion, à l’avantage des étrangers. Les souverains qui conduisoient ces troupes de ligne et ces milices volontaires, formant près de huit cent mille hommes, montrèrent une bravoure qui leur donne des droits ineffaçables à l’attachement de leurs peuples ; mais il faut distinguer toutefois, parmi ces grands personnages, l’empereur de Russie, qui a le plus éminemment contribué aux succès de la coalition de 1813.

Loin que le mérite de l’empereur Alexandre soit exagéré par la flatterie, je dirais presque qu’on ne lui rend pas encore assez de justice, parce qu’il subit, comme tous les amis de la liberté, la défaveur attachée à cette opinion, dans ce qu’on appelle la bonne compagnie européenne. On ne se lasse point d’attribuer sa manière de voir en politique à des calculs personnels, comme si de nos jours les sentimens désintéressés ne pouvoient plus entrer dans le cœur humain. Sans doute, il importe beaucoup à la Russie que la France ne soit pas écrasée ; et la France ne peut se relever qu’à l’aide d’un gouvernement constitutionnel soutenu par l’assentiment de la nation. Mais l’empereur Alexandre s’est-il livré à des pensées égoïstes, lorsqu’il a donné à la partie de la Pologne qu’il a acquise par les derniers traités, les droits que la raison humaine réclame maintenant de toutes parts ? On voudroit lui reprocher l’admiration qu’il a témoignée pendant quelque temps à Bonaparte ; mais n’étoit-il pas naturel que de grands talens militaires éblouissent un jeune souverain guerrier ? Pouvoit-il, à la distance où il étoit de la France, pénétrer comme nous les ruses dont Bonaparte se servoit souvent, de préférence même à tous ses autres moyens ? Quand l’empereur Alexandre a bien connu l’ennemi qu’il avoit à combattre, quelle résistance ne lui a-t-il pas opposée ! L’une de ses capitales étant conquise, il a refusé la paix que Napoléon lui offroit avec une instance extrême. Après que les troupes de Bonaparte furent repoussées de la Russie, il porta toutes les siennes en Allemagne, pour aider à la délivrance de ce pays ; et, lorsque le souvenir de la force des François faisoit hésiter encore sur le plan de campagne qu’on devoit suivre, l’empereur Alexandre décida qu’il falloit marcher sur Paris ; or, c’est à la hardiesse de cette résolution que se rattachent tous les succès de l’Europe. Il m’en coûterait, je l’avoue, de rendre hommage à cet acte de volonté, si l’empereur Alexandre, en 1814, ne s’étoit pas conduit généreusement pour la France, et si, dans les conseils qu’il a donnés, il n’avoit pas constamment respecté l’honneur et la liberté de la nation. Le côté libéral dans chaque occasion est toujours celui qu’il a soutenu ; et, s’il ne l’a pas fait triompher autant qu’on auroit pu le souhaiter, ne doit-on pas au moins s’étonner qu’un tel instinct de ce qui est beau, qu’un tel amour pour ce qui est juste, soit né dans son cœur, comme une fleur du ciel, au milieu de tant d’obstacles ?

J’ai eu l’honneur de causer plusieurs fois avec l’empereur Alexandre, à Saint-Pétersbourg et à Paris, au moment de ses revers, au moment de son triomphe. Également simple, également calme dans l’une et l’autre situation, son esprit fin, juste et sage, ne s’est jamais démenti. Sa conversation n’a point de rapport avec ce qu’on appelle d’ordinaire une conversation officielle ; nulle question insignifiante, nul embarras réciproque, ne condamnent ceux qui l’approchent à ces propos chinois, s’il est permis de s’exprimer ainsi, qui ressemblent plutôt à des révérences qu’à des paroles. L’amour de l’humanité inspire à l’empereur Alexandre le besoin de connaître le véritable sentiment des autres, et de traiter avec ceux qu’il en croit dignes, les grandes vues qui peuvent tendre aux progrès de l’ordre social. À sa première entrée à Paris, il s’est entretenu avec des François de diverses opinions, en homme qui peut se mesurer à découvert avec les autres hommes.

Sa conduite à la guerre est aussi valeureuse qu’humaine, et de toutes les vies il n’y a que la sienne qu’il expose sans réflexion. L’on attend avec raison de lui qu’il se hâtera de faire à son pays tout le bien que les lumières de ce pays permettent. Mais, quoiqu’il maintienne encore une grande force armée, on auroit tort de le considérer en Europe comme un monarque ambitieux. Ses opinions ont plus d’empire sur lui que ses passions ; et ce n’est pas, ce me semble, à des conquêtes qu’il aspire ; le gouvernement représentatif, la tolérance religieuse, l’amélioration de l’espèce humaine par la liberté et le christianisme, ne sont pas à ses yeux des chimères. S’il accomplit ses desseins, la postérité lui décernera tous les honneurs du génie : mais si les circonstances dont il est entouré, si la difficulté de trouver des instrumens pour le seconder, ne lui permettent pas de réaliser ce qu’il souhaite, ceux qui l’auront connu sauront du moins qu’il avoit conçu de grandes pensées.

Ce fut à l’époque même de l’invasion de la Russie par les François, que l’empereur Alexandre vit le prince royal de Suède, autrefois le général Bernadotte, dans la ville d’Albo, sur les bords de la mer Baltique. Bonaparte avoit tout essayé pour engager le prince de Suède à se joindre à lui, dans son attaque contre la Russie ; il lui avoit présenté l’appât de la Finlande, qui avoit été enlevée à la Suède, et que les Suédois regrettoient vivement. Bernadotte, par respect pour la personne d’Alexandre, et par haine contre la tyrannie que Bonaparte faisoit peser sur la France et sur l’Europe, se joignit à la coalition, et refusa les propositions de Napoléon, qui consistoient au reste, pour la plupart, dans la permission accordée à la Suède, de prendre ou de reprendre tout ce qui lui conviendroit chez ses voisins ou chez ses alliés.

L’empereur de Russie, dans sa conférence avec le prince de Suède, lui demanda son avis sur les moyens qu’on devoit employer contre l’invasion des François. Bernadotte les développa en général habile qui avoit jadis défendu la France contre les étrangers, et sa confiance dans le résultat définitif de la guerre étoit d’un grand poids. Une autre circonstance fait beaucoup d’honneur à la sagacité du prince de Suède. Lorsqu’on vint lui annoncer que les François étoient entrés dans Moscou, les envoyés des puissances à Stockholm, alors réunis chez lui, étoient consternés ; lui seul déclara fermement qu’à dater de cet événement la campagne des vainqueurs étoit manquée ; et, s’adressant à l’envoyé d’Autriche, lorsque les troupes de cette puissance faisoient encore partie de l’armée de Napoléon : « Vous pouvez le mander à votre empereur, lui dit-il ; Napoléon est perdu, bien que cette prise de Moscou semble le plus grand exploit de sa carrière militaire. » J’étais près de lui quand il s’exprima ainsi, et j’avoue que je ne croyais pas entièrement à ses prophéties. Mais sa grande connaissance de l’art militaire lui révéla l’événement le plus inattendu pour tous. Dans les vicissitudes de l’année suivante, le prince de Suède rendit d’éminens services à la coalition, soit en se mêlant activement et savamment de la guerre, dans les momens les plus difficiles, soit en soutenant l’espoir des alliés lorsque, après les batailles gagnées en Allemagne par l’armée nouvelle sortie de terre à la voix de Bonaparte, on recommençoit à croire les François invincibles.

Néanmoins le prince de Suède a des ennemis en Europe, parce qu’il n’est point entré en France avec ses troupes, quand les alliés, après leur triomphe à Leipsick, passèrent le Rhin et se dirigèrent sur Paris. Je crois très-facile de justifier sa conduite en cette occasion. Si l’avantage de la Suède avoit exigé que la France fût envahie, il devait, en l’attaquant, oublier qu’il étoit François, puisqu’il avoit accepté l’honneur d’être chef d’un autre état ; mais la Suède n’étoit intéressée qu’à la délivrance de l’Allemagne ; l’assujettissement de la France même est contraire à la sûreté des États du Nord. Il étoit donc permis au général Bernadotte de s’arrêter à l’aspect des frontières de son ancienne patrie ; de ne pas porter les armes contre le pays auquel il devoit tout l’éclat de son existence. On a prétendu qu’il avoit eu l’ambition de succéder à Bonaparte ; nul ne sait ce qu’un homme ardent peut rêver en fait de gloire ; mais ce qui est certain, c’est qu’en ne rejoignant pas les alliés avec ses troupes, il s’ôtoit toute chance de succès par eux. Bernadotte a donc uniquement obéi dans cette circonstance à un sentiment honorable, sans pouvoir se flatter d’en retirer aucun avantage personnel.

Une anecdote singulière mérite d’être rapportée à l’occasion du prince de Suède. Loin que Napoléon eût souhaité qu’il fût choisi par la nation suédoise, il en étoit très-mécontent, et Bernadotte avoit raison de craindre qu’il ne le laissât pas sortir de France. Bernadotte a beaucoup de hardiesse à la guerre, mais il est prudent dans tout ce qui tient à la politique ; et sachant très-bien sonder le terrain, il ne marche avec force que vers le but dont la fortune lui ouvre la route. Depuis plusieurs années, il s’étoit adroitement maintenu auprès de l’empereur de France entre la faveur et la disgrâce ; mais, ayant trop d’esprit pour être considéré comme l’un de ces militaires formés à l’obéissance aveugle, il étoit toujours plus ou moins suspect à Napoléon, qui n’aimoit pas à trouver réunis dans le même homme un sabre et une opinion. Bernadotte, en racontant à Napoléon comment son élection venoit d’avoir lieu en Suède, le regardoit avec ces yeux noirs et perçans qui donnent à sa physionomie quelque chose de très-singulier. Bonaparte se promemoit à côté de lui, et lui faisoit des objections que Bernadotte réfutoit le plus tranquillement qu’il pouvait, tâchant de cacher la vivacité de son désir ; enfin, après un entretien d’une heure, Napoléon lui dit tout à coup : Hé bien, que la destinée s’accomplisse ! Bernadotte entendit très-vite ces paroles, mais il se les fit répéter comme s’il ne les eût pas comprises, pour mieux s’assurer de son bonheur. Que la destinée s’accomplisse ! redit encore une fois Napoléon ; et Bernadotte partit pour régner sur la Suède. On a pu quelquefois agir en conversation sur Bonaparte contre son intérêt même, il y en a des exemples ; mais c’est un des hasards de son caractère sur lequel on ne sauroit compter.

La campagne de Bonaparte contre les alliés, dans l’hiver de 1814, est généralement reconnue pour très-belle ; et ceux même des François qu’il avoit proscrits pour toujours, ne pouvoient s’empêcher de souhaiter qu’il parvînt à sauver l’indépendance de leur pays. Quelle combinaison funeste, et dont l’histoire ne présente point d’exemple ! Un despote défendoit alors la cause de la liberté, en essayant de repousser les étrangers que son ambition avoit attirés sur le sol de la France ! Il ne méritoit pas du ciel l’honneur de réparer le mal qu’il avoit fait. La nation françoise demeura neutre dans le grand débat qui décidoit de son sort ; cette nation si vive, si véhémente jadis, étoit réduite en poussière par quinze ans de tyrannie. Ceux qui connaissoient le pays savoient bien qu’il restoit de la vie au fond de ces âmes paralysées, et de l’union au milieu de l’apparente diversité que le mécontentement faisoit naître. Mais on eût dit que, pendant son règne, Bonaparte avoit couvert les yeux de la France, comme ceux d’un faucon que l’on tient dans les ténèbres jusqu’à ce qu’on le lâche sur sa proie. On ne savoit où étoit la patrie ; on ne vouloit plus ni de Bonaparte ni d’aucun des gouvernemens dont on prononçoit le nom. Les ménagemens mêmes des puissances européennes empêchoient presque de voir en elles des ennemis, sans qu’il fût possible cependant de les accueillir comme des alliés. La France, dans cet état, subit le joug des étrangers, pour ne s’être pas affranchie elle-même de celui de Bonaparte : à quels maux n’auroit-elle pas échappé, si, comme aux premiers jours de la révolution, elle eût conservé dans son cœur la sainte horreur du despotisme !

Alexandre entra dans Paris presque seul, sans garde, sans aucune précaution ; le peuple lui sut gré de cette généreuse confiance : la foule se pressoit autour de son cheval, et les François, si long-temps victorieux, ne se sentoient pas encore humiliés dans les premiers momens de leur défaite. Tous les partis espéroient un libérateur dans l’empereur de Russie, et certainement il en portoit le désir dans son âme. Il descendit chez M. de Talleyrand, qui, ayant conservé dans toutes les phases de la révolution la réputation d’un homme de beaucoup d’esprit, pouvoit lui donner des renseignemens certains sur toutes choses. Mais, comme nous l’avons dit plus haut, M. de Talleyrand considère la politique comme une manœuvre selon le vent, et les opinions fixes ne sont nullement à son usage. Cela s’appelle de l’habileté, et peut-être en faut-il en effet pour louvoyer ainsi jusqu’à la fin d’une vie mortelle : mais le sort des états doit être conduit par des hommes dont les principes soient invariables ; et, dans les temps de troubles surtout, la flexibilité, qui semble le comble de l’art, plonge les affaires publiques dans des difficultés insurmontables. Quoi qu’il en soit, M. de Talleyrand est, quand il veut plaire, l’homme le plus aimable que l’ancien régime ait produit ; c’est le hasard qui l’a placé dans les dissensions populaires ; il y a porté les manières des cours ; et cette grâce, qui devoit être suspecte à l’esprit de démocratie, a séduit souvent des hommes d’une grossière nature, qui se sentoient pris sans savoir par quels moyens. Les nations qui veulent être libres, doivent se garder de choisir de tels défenseurs : ces pauvres nations, sans armées et sans trésors, n’inspirent de dévouement qu’à la conscience.

C’étoit un grand événement pour le monde que le gouvernement proclamé dans Paris par les armées victorieuses de l’Europe ; quel qu’il fût, on ne sauroit se le dissimuler, les circonstances qui l’amenoient rendoient sa position très-difficile : aucun peuple doué de quelque fierté ne peut supporter l’intervention des étrangers dans ses affaires intérieures, et c’est en vain qu’ils feroient ce qu’il y a de plus raisonnable et de plus sage, il suffit de leur influence pour gâter le bonheur même. L’empereur de Russie, qui a le sentiment de l’opinion publique, fit tout ce qui étoit en son pouvoir pour laisser à cette opinion autant de liberté que les circonstances le permettaient. L’armée vouloit la régence, dans l’espoir que, sous la minorité du fils de Napoléon, le même gouvernement et les mêmes emplois militaires seroient conservés. La nation souhaitoit ce qu’elle souhaitera toujours : le maintien des principes constitutionnels. Quelques individus croyoient que le duc d’Orléans, homme d’esprit, ami sincère de la liberté et soldat de la France à Jemmapes, serviroit de médiateur entre les différens intérêts ; mais il avoit alors à peine vécu en France, et son nom représentoit plutôt un traité qu’un parti. L’impulsion des souverains devoit être pour l’ancienne dynastie ; elle étoit appelée par le clergé, les gentilshommes, et les adhérens qu’ils réunissoient dans quelques départemens du Midi et de l’Ouest. Mais en même temps l’armée ne renfermoit presque pas d’officiers ni de soldats élevés dans l’obéissance envers des princes absens depuis tant d’années. Les intérêts accumulés par la révolution ; la suppression des dîmes et des droits féodaux ; la vente des biens nationaux ; l’anéantissement des priviléges de la noblesse et du clergé ; tout ce qui fait la richesse et la grandeur de la masse du peuple, la rendoit nécessairement ennemie des partisans de l’ancien régime, qui se présentoient comme les défenseurs exclusifs de la famille royale ; et jusqu’à ce que la charte constitutionnelle eût prouvé la modération et la sagesse éclairée de Louis XVIII, il étoit naturel que le retour des Bourbons fit craindre tous les inconvéniens de la restauration des Stuarts en Angleterre.

L’empereur Alexandre jugea de toutes les circonstances comme l’auroit pu faire un François éclairé, et il fut d’avis qu’un pacte devoit être conclu, ou plutôt renouvelé entre la nation et le roi ; car, si autrefois les barons fixoient les limites du trône et exigeoient du monarque le maintien de leurs priviléges, il étoit juste que la France, qui ne faisoit plus qu’un peuple, eût par ses représentans le même droit dont jouissoient jadis, et dont jouissent encore les nobles dans plusieurs états de l’Europe. D’ailleurs, Louis XVIII n’ayant pu revenir en France que par l’appui des étrangers, il importoit que cette triste circonstance fût effacée par des garanties volontaires et mutuelles entre les François et leur roi. La politique, aussi bien que l’équité, conseilloit un tel système ; et si Henri IV, après une longue guerre civile, se soumit à la nécessité d’adopter la croyance de la majorité des François, un homme d’autant d’esprit que Louis XVIII pouvoit bien conquérir un royaume tel que la France, en acceptant la situation du roi d’Angleterre : elle n’est pas, en vérité, si fort à dédaigner.