Considérations sur … la Révolution Française/Cinquième partie/VII
CHAPITRE VII.
De la charte constitutionnelle donnée par le roi
en 1814.
JE me glorifie de rappeler ici que la déclaration signée par Louis XVIII, à Saint-Ouen, en 1814, contenoit presque tous les articles garans de la liberté que M. Necker avoit proposés à Louis XVI, en 1789, avant que la révolution du 14 juillet eût éclaté.
Cette déclaration ne portoit pas la date des dix-neuf ans de règne, dans lesquels consistoit la question du droit divin ou du pacte constitutionnel : le silence à cet égard étoit plein de sagesse, car il est manifeste que le gouvernement représentatif est inconciliable avec la doctrine du droit divin. Toutes les disputes des Anglais avec leurs rois sont provenues de cette inconséquence. En effet, si les rois sont les maîtres absolus des peuples, ils doivent exiger les impôts et non les demander ; mais, s’ils ont quelque chose à demander à leurs sujets, il s’ensuit nécessairement qu’ils ont aussi quelque chose à leur promettre. D’ailleurs, le roi de France étant remonté sur le trône en 1814, avec l’appui de la force étrangère, ses ministres auroient du inventer l’idée du contrat avec la nation, du consentement de ses députés, enfin de tout ce qui pouvoit garantir et prouver le vœu des François, quand même ces principes n’auroient pas été généralement reconnus en France. Il étoit fort à craindre que l’armée qui avoit prêté serment à Bonaparte, et qui avoit combattu près de vingt ans sous lui, ne regardât comme nuls les sermens demandés par les puissances européennes. Il importoit donc de lier et de confondre les troupes françoises avec le peuple François, par toutes les formes possibles d’acquiescement volontaire.
Quoi ! dira-t-on, vouliez-vous nous replonger dans l’anarchie des assemblées primaires ? Nullement ; ce que l’opinion souhaitait, c’étoit l’abjuration du système sur lequel se fonde le pouvoir absolu ; mais l’on n’auroit point chicané le ministère de Louis XVIII sur le mode d’acceptation de la charte constitutionnelle ; il suffisoit seulement alors qu’elle fut considérée comme un contrat et non comme un édit du roi ; car l’édit de Nantes de Henri IV a été aboli par Louis XIV ; et tout acte qui ne repose pas sur des engagemens réciproques, peut être révoqué par l’autorité dont il émane.
Au lieu d’inviter au moins les deux chambres à choisir elles-mêmes les commissaires qui devoient examiner l’acte constitutionnel, les ministres les firent nommer par le roi. Très-probablement les chambres auroient élu les mêmes hommes ; mais c’est une des erreurs des ministres de l’ancien régime, d’avoir envie de mettre l’autorité royale partout, tandis qu’il faut être sobre de ce moyen, dès qu’on n’en a pas un besoin indispensable. Tout ce qu’on peut laisser faire à la nation, sans qu’il en résulte aucun désordre, accroît les lumières, fortifie l’esprit public, et met plus d’accord entre le gouvernement et le peuple.
Le 4 juin 1814, le roi vint déclarer aux deux chambres la charte constitutionnelle. Son discours étoit plein de dignité, d’esprit et de convenance ; mais son chancelier commença par appeler la charte constitutionnelle une ordonnance de réformation. Quelle faute ! N’étoit-ce pas faire sentir que ce qui étoit donné par le roi pouvoit être retiré par ses successeurs ? Ce n’est pas tout encore : dans le préambule de la charte, il étoit dit que l’autorité tout entière résidoit dans la personne du roi, mais que souvent l’exercice en avoit été modifié par les monarques prédécesseurs de Louis XVIII, tels que Louis le Gros, Philippe le Bel, Louis XI, Henri II, Charles IX et Louis XIV. Certes les exemples étoient mal choisis ; car, sans parler de Louis XI et de Charles IX, l’ordonnance de Louis le Gros, en 1127, relevoit le tiers état des villes de la servitude, et il y a un peu long-temps que la nation françoise a oublié ce bienfait ; et, quant à Louis XIV, ce n’est pas de son nom que l’on peut se servir, lorsqu’il est question de liberté.
À peine entendis-je ces paroles, que les plus grands maux me parurent à craindre pour l’avenir, car de si indiscrètes prétentions exposoient le trône encore plus qu’elles ne menaçoient les droits de la nation. Elle étoit alors si forte dans l’intérieur, qu’il n’y avoit rien à redouter pour elle ; mais c’est précisément parce que l’opinion étoit toute-puissante, qu’on ne pouvoit s’empêcher de s’irriter contre des ministres qui compromettoient ainsi l’autorité tutélaire du roi, sans avoir aucun appui réel pour la soutenir. La charte étoit précédée de l’ancienne formule usitée dans les ordonnances : Nous accordons, nous faisons concession et octroi, etc. Mais le nom même de charte, consacré par l’histoire d’Angleterre, rappelle les engagemens que les barons firent signer au roi Jean, en faveur de la nation et d’eux-mêmes. Or, comment les concessions de la couronne pourroient-elles devenir la loi fondamentale de l’état, si elles n’étoient que le bienfait d’un monarque ? À peine la charte constitutionnelle fut-elle lue, que le chancelier se hâta de demander aux membres des deux chambres de jurer d’y être fidèles. Qu’auroit-on dit alors de la réclamation d’un sourd qui se seroit levé pour s’excuser de prêter serment à une constitution dont il n’auroit pas entendu un seul article ? Hé bien ! ce sourd, c’étoit le peuple François ; et c’est parce que ses représentans avoient pris l’habitude d’être muets sous Bonaparte, qu’ils ne se permirent aucune objection alors. Aussi beaucoup de ceux qui, le 4 juin, jurèrent d’obéir à tout un code de lois qu’ils n’avoient pas seulement eu le temps de comprendre, ne se dégagèrent-ils que trop facilement, dix mois après, d’une promesse aussi légèrement donnée.
C’étoit un spectacle bien singulier, que la réunion, en présence du roi, des deux assemblées, le sénat et le corps législatif, qui avoient servi si long-temps Bonaparte. Les sénateurs et les députés portoient encore le même uniforme que l’empereur Napoléon leur avoit donné ; ils faisoient les mêmes révérences, en se tournant vers l’orient, au lieu de l’occident ; mais ils saluoient tout aussi bas que de coutume. La cour de la maison de Bourbon étoit dans les galeries, arborant des mouchoirs blancs, et criant : Vive le roi ! de toutes ses forces. Les hommes du régime impérial, sénateurs, maréchaux et députés, se trouvoient cernés par ces transports, et ils avoient tellement l’habitude de la soumission, que tous les sourires habituels de leurs physionomies servaient, comme d’ordinaire, à l’admiration du pouvoir. Mais qui connoissoit le cœur humain devoit-il se fier à de telles démonstrations ? et ne valoit-il pas mieux réunir des représentans librement élus par la France, que des hommes qui ne pouvoient alors avoir d’autre mobile que des intérêts, et non des opinions ?
Quoiqu’à plusieurs égards la charte dût contenter le vœu public, elle laissoit cependant beaucoup de choses à désirer. C’étoit une expérience nouvelle, tandis que la constitution angloise a subi l’épreuve du temps ; et, quand on compare la charte d’un pays avec la constitution de l’autre, tout est à l’avantage de l’Angleterre, soit pour le peuple, soit pour les grands, soit même pour le roi, qui ne peut se séparer de l’intérêt général dans un pays libre.
Le parti royaliste inconstitutionnel, dont il faut sans cesse relever les paroles, puisque c’est surtout ainsi qu’il agit, n’a cessé de répéter que si le roi s’étoit conduit comme Ferdinand VII, s’il avoit établi purement et simplement l’ancien régime, il n’auroit eu rien à craindre de ses ennemis. Le roi d’Espagne pouvoit disposer de son armée ; celle de Louis XVIII ne lui étoit point attachée ; les prêtres aussi sont l’armée succursale du roi d’Espagne ; en France, l’ascendant des prêtres n’existe presque plus ; enfin, tout est en contraste dans la situation politique et morale des deux pays ; et qui veut les rapprocher se livre à son humeur, sans considérer en rien les élémens dont l’opinion et la force sont composées.
Mais, dira-t-on encore, Bonaparte savoit pourtant séduire ou dominer l’esprit d’opposition ! Rien ne seroit plus fatal pour un gouvernement quelconque en France, que d’imiter Bonaparte. Ses exploits guerriers étoient de nature à produire une funeste illusion sur son despotisme ; encore Napoléon n’a-t-il pu résister à son propre système, et sûrement aucune autre main ne sauroit manier la massue qui est retombée sur sa tête.
En 1814, les François sembloient plus faciles à gouverner qu’à aucune autre époque de la révolution ; car ils étoient assoupis par le despotisme, et lassés des agitations auxquelles le caractère inquiet de leur maître les avoit condamnés. Mais, loin de croire à cet engourdissement trompeur, il auroit fallu, pour ainsi dire, les prier de vouloir être libres, afin que la nation pût servir d’appui à l’autorité royale contre l’armée. Il importoit de remplacer l’enthousiasme militaire par les intérêts politiques, afin de donner un aliment à l’esprit public, qui en a toujours besoin en France. Mais, de tous les jougs le plus impossible à rétablir, c’étoit l’ancien ; et l’on doit, avant tout, se garder de ce qui le rappelle. Il y a peu de François qui sachent encore très-bien ce que c’est que la liberté ; et, certes, Bonaparte ne leur a pas appris à s’y connaître : mais toutes les institutions qui pourroient blesser l’égalité, produisent en France la même fermentation que le retour du papisme causoit autrefois en Angleterre.
La dignité de la pairie diffère autant de la noblesse par généalogie, que la monarchie constitutionnelle de la monarchie fondée sur le droit divin ; mais c’étoit une grande erreur de la charte, que de conserver tous les titres des nobles, soit anciens, soit modernes. On ne rencontrait, après la restauration, que des barons et des comtes de la façon de Bonaparte, de celle de la cour, ou quelquefois même de la leur, tandis que les pairs seuls devoient être considérés comme les dignitaires du pays, afin de détruire la noblesse féodale, et d’y substituer une magistrature héréditaire, qui, ne s’étendant qu’à l’aîné de la famille, n’établît point dans l’état des distinctions de sang et de race.
S’ensuit-il néanmoins de ces observations que l’on fût malheureux en France sous la première restauration ? La justice et même la bonté la plus parfaite n’étaient-elles pas pratiquées envers tout le monde ? Sans doute, et les François se repentiront long-temps de ne l’avoir pas alors assez senti. Mais, s’il y a des fautes qui doivent irriter contre ceux qui les font, il y en a qui vous inquiètent pour le sort d’un gouvernement que l’on estime ; et de ce nombre étoient celles que commettoient les agens de l’autorité. Toutefois, les amis de la liberté les plus sincèrement attachés à la personne du roi vouloient une garantie pour l’avenir ; et leur désir à cet égard étoit juste et raisonnable.