Considérations sur … la Révolution Française/Cinquième partie/VI

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CHAPITRE VI.

De l’aspect de la France et de Paris, pendant la première
occupation
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ON auroit grand tort de s’étonner de la douleur que les François ont éprouvée, en voyant leur célèbre capitale envahie en 1814 par les armées étrangères. Les souverains qui s’en étoient rendus les maîtres se conduisirent alors avec l’équité la plus parfaite ; mais c’est un cruel malheur pour une nation que d’avoir même à se louer des étrangers, puisque c’est une preuve que son sort dépend d’eux. Les armées françoises, il est vrai, étoient entrées plusieurs fois dans presque toutes les capitales de l’Europe, mais aucune de ces villes n’avoit une aussi grande importance pour le pays dont elle faisoit partie, que Paris pour la France. Les monumens des beaux-arts, les souvenirs des hommes de génie, l’éclat de la société, tout contribuoit à faire de Paris le foyer de la civilisation continentale. Pour la première fois, depuis que Paris occupoit un tel rang dans le monde, les drapeaux de l’étranger flottoient sur ses remparts. Naguère la voûte des Invalides étoit tapissée des étendards conquis dans quarante batailles, et maintenant les bannières de la France ne pouvoient se montrer que sous les ordres de ses conquérants. Je n’ai pas affaibli, je crois, dans cet ouvrage, le tableau des fautes qui ont amené les François à cet état déplorable : mais, plus ils en souffraient, et plus ils étoient dignes d’estime.

La meilleure manière de juger des sentimens qui agitent les grandes masses, c’est de consulter ses propres impressions : on est sûr de deviner, d’après ce qu’on éprouve soi-même, ce que la multitude ressentira ; et c’est ainsi que les hommes d’une imagination forte peuvent prévoir les mouvemens populaires dont une nation est menacée.

Après dix ans d’exil, j’abordai à Calais, et je comptais sur un grand plaisir en revoyant ce beau pays de France que j’avais tant regretté : mes sensations furent tout autres que celles que j’attendais. Les premiers hommes que j’aperçus sur la rive portoient l’uniforme prussien ; ils étoient les maîtres de la ville, ils en avoient acquis le droit par la conquête : mais il me sembloit assister à l’établissement du règne féodal, tel que les anciens historiens le décrivent, lorsque les habitans du pays n’étoient là que pour cultiver la terre dont les guerriers de la Germanie devoient recueillir les fruits. Ô France ! ô France ! il falloit un tyran étranger pour vous réduire à cet état ; un souverain François, quel qu’il fût, vous auroit trop aimée pour jamais vous y exposer.

Je continuai ma route, le cœur toujours souffrant par la même pensée ; en approchant de Paris, les Allemands, les Russes, les Cosaques, les Baskirs, s’offrirent à mes yeux de toutes parts : ils étoient campés autour de l’église de Saint-Denis, où la cendre des rois de France repose. La discipline commandée par les chefs de ces soldats empêchoit qu’ils ne fissent aucun mal à personne, aucun mal, excepté l’oppression de l’âme, qu’il étoit impossible de ne pas ressentir. Enfin, je rentrai dans cette ville, où se sont passés les jours les plus heureux et les plus brillans de ma vie, comme si j’eusse fait un rêve pénible. Étois-je en Allemagne ou en Russie ? Avoit-on imité les rues et les places de la capitale de la France, pour en retracer les souvenirs, alors qu’elle n’existoit plus. ? Enfin, tout étoit trouble en moi ; car, malgré l’âpreté de ma peine, j’estimois les étrangers d’avoir secoué le joug. Je les admirois sans restriction à cette époque ; mais, voir Paris occupé par eux, les Tuileries, le Louvre, gardés par des troupes venues des confins de l’Asie, à qui notre langue, notre histoire, nos grands hommes, tout étoit moins connu que le dernier kan de Tartarie ; c’étoit une douleur insupportable. Si telle étoit mon impression à moi, qui n’aurois pu revenir en France sous le règne de Bonaparte, quelle devoit être celle de ces guerriers couverts de blessures, d’autant plus fiers de leur gloire militaire qu’ils ne pouvoient depuis long-temps en réclamer une autre pour la France. ?

Quelques jours après mon arrivée, je voulus aller à l’Opéra ; plusieurs fois, dans mon exil, je m’étois retracé cette fête journalière de Paris, comme plus gracieuse et plus brillante encore que toutes les pompes extraordinaires des autres pays. On donnoit le ballet de Psyché, qui, depuis vingt ans, a sans cesse été représenté dans bien des circonstances différentes. L’escalier de l’Opéra étoit garni de sentinelles russes ; en entrant dans la salle, je regardai de tous les côtés pour découvrir un visage qui me fût connu, et je n’aperçus que des uniformes étrangers ; à peine quelques vieux bourgeois de Paris se montroient-ils encore au parterre, pour ne pas perdre leurs anciennes habitudes ; du reste, tous les spectateurs étoient changés, le spectacle seul restoit le même : les décorations, la musique, la danse, n’avoient rien perdu de leur charme, et je me sentois humiliée de la grâce françoise prodiguée devant ces sabres et ces moustaches, comme s’il étoit du devoir des vaincus d’amuser encore les vainqueurs.

Au Théâtre-François, les tragédies de Racine et de Voltaire étoient représentées devant des étrangers, plus jaloux de notre gloire littéraire qu’empressés à la reconnaître. L’élévation des sentimens exprimés dans les tragédies de Corneille n’avoit plus de piédestal en France ; on ne savoit où se prendre pour ne pas rougir en les écoutant. Nos comédies, où l’art de la gaieté est porté si loin, divertissoient nos vainqueurs, lorsqu’il ne nous étoit plus possible d’en jouir, et nous avions presque honte des talens mêmes de nos poètes, quand ils semblaient, comme nous, enchaînés au char des conquérants. Aucun officier de l’armée françoise, on doit leur en savoir gré, ne paraissoit au spectacle pendant que les troupes alliées occupoient la capitale : ils se promenoient tristement, sans uniforme, ne pouvant plus supporter leurs décorations militaires, puisqu’ils n’avoient pu défendre le territoire sacré dont la garde leur étoit confiée. L’irritation qu’ils éprouvoient ne leur permettoit pas de comprendre que c’étoit leur chef ambitieux, égoïste et téméraire, qui les avoit réduits à l’état où ils se trouvoient : la réflexion ne pouvoit s’accorder avec les passions dont ils étoient agités.

La situation du roi, revenant avec les étrangers, au milieu de l’armée qui devoit les haïr, présentoit des difficultés sans nombre. Il a fait individuellement tout ce que l’esprit et la bonté peuvent inspirer à un souverain qui veut plaire ; mais il avoit affaire à des sentimens d’une nature trop forte, pour que les moyens de l’ancien régime y pussent suffire. C’étoit de la nation qu’il falloit s’aider pour ramener l’armée ; examinons si le système adopté par les ministres de Louis XVIII pouvoit atteindre à ce but.