Considérations sur … la Révolution Française/Cinquième partie/XV

La bibliothèque libre.

CHAPITRE XV.

De la chute de Bonaparte.

JE n’ai point encore parlé du guerrier qui a fait pâlir la fortune de Bonaparte, de celui qui, depuis Lisbonne jusqu’à Waterloo, l’a poursuivi comme cet adversaire de Macbeth, qui devoit avoir des dons surnaturels pour le vaincre. Ces dons surnaturels ont été le plus noble désintéressement, une inébranlable justice, des talens qui prenoient leur source dans l’âme, et une armée d’hommes libres. Si quelque chose peut consoler la France d’avoir vu les Anglais au sein de sa capitale, c’est qu’elle aura du moins appris ce que la liberté les a faits. Le génie militaire de lord Wellington ne sauroit être l’œuvre de la constitution de son pays ; mais la modération, mais la noblesse de sa conduite, la force qu’il a puisée dans ses vertus, lui viennent de l’air moral de l’Angleterre ; et ce qui met le comble à la grandeur de ce pays et de son général, c’est que, tandis que sur le sol ébranlé de la France les exploits de Bonaparte ont suffi pour en faire un despote sans frein, celui qui l’a vaincu, celui qui n’a pas encore fait une faute, ni perdu l’occasion d’un triomphe, Wellington ne sera dans sa patrie qu’un citoyen sans pareil, mais aussi soumis à la loi que le plus obscur des hommes.

J’oserai le dire cependant, notre France n’auroit peut-être pas succombé, si tout autre que Bonaparte en eût été le chef. Il étoit très-habile dans l’art de commander une armée, mais il ne lui étoit pas donné de rallier une nation. Le gouvernement révolutionnaire lui-même s’entendoit mieux à faire naître l’enthousiasme, qu’un homme qui ne pouvoit être admiré que comme individu, mais jamais comme défenseur d’un sentiment ni d’une idée. Les soldats se sont très-bien battus pour Bonaparte, mais la France, à son retour, a peu fait pour lui. D’abord, il y avoit un parti nombreux contre Bonaparte, un parti nombreux pour le roi, qui ne croyoit pas devoir résister aux étrangers. Mais quand on auroit pu convaincre tous les François que, dans quelque situation que ce soit, le devoir d’un citoyen est de défendre l’indépendance de la patrie, personne ne se bat avec toute l’énergie dont il est capable, quand il s’agit seulement de repousser un mal, et non d’obtenir un bien. Le lendemain du triomphe sur l’étranger, on étoit certain d’être asservi dans l’intérieur ; la double force qui auroit fait repousser l’ennemi et renverser le despote, n’existoit plus dans une nation qui n’avoit conservé que du nerf militaire ; ce qui ne ressemble point à l’esprit public.

D’ailleurs, parmi ses adhérens mêmes, Bonaparte a recueilli les fruits amers de la doctrine qu’il avoit semée. Il n’avoit exalté que le succès, il n’avoit préconisé que les circonstances ; dès qu’il s’agissoit d’opinion, de dévouement, de patriotisme, la peur qu’il avoit de l’esprit de liberté le portoit à tourner en ridicule tous les sentimens qui pouvoient y conduire. Il n’y a pourtant que ces sentimens qui donnent de la persévérance, qui rattachent au malheur ; il n’y a que ces sentimens dont la puissance soit électrique, et qui forment une association d’une extrémité d’un pays à l’autre, sans qu’on ait besoin de se parler pour être d’accord. Si l’on examine les divers intérêts des partisans de Bonaparte et de ses adversaires, on s’expliquera tout de suite les motifs de leurs dissentimens. Dans le midi comme dans le nord, les villes de fabriques étoient pour lui ; les ports de mer étoient contre lui, parce que le blocus continental avoit favorisé les manufactures, et détruit le commerce. Toutes les différentes classes des défenseurs de la révolution pouvaient, à quelques égards, préférer le chef dont l’illégitimité même étoit une garantie, puisqu’elle le plaçoit en opposition avec les anciennes doctrines politiques : mais le caractère de Bonaparte est si contraire aux institutions libres, que ceux de leurs partisans qui ont cru devoir se rattacher à lui, ne l’ont pas secondé de tous leurs moyens, parce qu’ils ne lui appartenoient pas de toute leur âme ; ils avoient une arrière-pensée, une arrière-espérance. S’il restoit, ce qui est fort douteux, une ressource à la France, lorsqu’elle avoit provoqué l’Europe, ce ne pouvoit être que la dictature militaire ou la république. Mais rien n’étoit plus insensé que de fonder une résistance désespérée sur un mensonge : on n’a jamais le tout d’un homme avec cela.

Le même système d’égoïsme qui a toujours guidé Bonaparte, l’a porté à vouloir à tout prix une grande victoire, au lieu d’essayer un système défensif qui convenoit peut-être mieux à la France, surtout si l’esprit public l’avoit soutenu. Mais il arrivoit en Belgique, à ce qu’on dit, portant dans sa voiture un sceptre, un manteau, enfin, tous les hochets de l’empire ; car il ne s’entendoit bien qu’à cette espèce de pompe mêlée de charlatanisme. Quand Napoléon revint à Paris après sa bataille perdue, il n’avoit sûrement aucune idée d’abdiquer, et son but étoit de demander aux deux chambres des secours en hommes et en argent, pour essayer une nouvelle lutte. Elles auroient dû tout accorder dans cette circonstance, plutôt que de céder aux puissances étrangères. Mais, si les chambres ont peut-être eu tort, arrivées à cette extrémité, d’abandonner Bonaparte, que dire de la manière dont il s’est abandonné lui-même ?

Quoi ! cet homme qui venoit d’ébranler encore l’Europe par son retour, envoie sa démission comme un simple général ! il n’essaye pas de résister ! Il y a une armée françoise sous les murs de Paris, elle veut se battre contre les étrangers, et il n’est pas avec elle, comme chef ou comme soldat ! Elle se retire derrière la Loire, et il traverse cette Loire pour aller s’embarquer, pour mettre sa personne en sûreté, quand c’est par son propre flambeau que la France est embrasée !

On ne sauroit se permettre d’accuser Bonaparte de manque de bravoure dans cette circonstance, non plus que dans celles de l’année précédente. Il n’a pas commandé l’armée françoise pendant vingt années sans s’être montré digne d’elle. Mais il est une fermeté d’âme que la conscience peut seule donner ; et Bonaparte, au lieu de cette volonté indépendante des événemens, avoit une sorte de foi superstitieuse à la fortune, qui ne lui permettoit pas de marcher sans elle. Du jour où il a senti que c’étoit bien le malheur qui s’emparoit de lui, il n’a pas lutté ; du jour où sa destinée a été renversée, il ne s’est plus occupé de celle de la France. Bonaparte s’étoit intrépidement exposé à la mort dans la bataille, mais il n’a point voulu se la donner à lui-même, et cette résolution n’est pas sans quelque dignité. Cet homme a vécu pour donner au monde la leçon de morale la plus frappante, la plus sublime dont les peuples aient jamais été témoins. Il semble que la Providence ait voulu, comme un sévère poète tragique, faire ressortir la punition d’un grand coupable des forfaits mêmes de sa vie.

Bonaparte qui, pendant dix ans, avoit soulevé le monde contre le pays le plus libre et le plus religieux que l’ordre social européen ait encore formé, contre l’Angleterre, se remet entre ses mains ; lui qui, pendant dix ans, l’avoit chaque jour outragée, en appelle à sa générosité ; enfin, lui qui ne parloit des lois qu’avec mépris, qui ordonnoit si légèrement des emprisonnemens arbitraires, invoque la liberté des Anglois, et veut s’en faire un bouclier. Ah ! que ne la donnoit-il à la France cette liberté ! ni lui ni les François ne se seroient trouvés à la merci des vainqueurs.

Soit que Napoléon vive ou périsse, soit qu’il reparaisse ou non sur le continent de l’Europe, un seul motif nous excite à parler encore de lui ; c’est l’ardent désir que les amis de la liberté en France séparent entièrement leur cause de la sienne, et qu’on se garde de confondre les principes de la révolution avec ceux du régime impérial. Il n’est point, je crois l’avoir montré, de contre-révolution aussi fatale à la liberté que celle qu’il a faite. S’il eût été d’une ancienne dynastie, il auroit poursuivi l’égalité avec un acharnement extrême, sous quelque forme qu’elle pût se présenter ; il a fait sa cour aux prêtres, aux nobles et aux rois, dans l’espoir de se faire accepter pour monarque légitime ; il est vrai qu’il leur disoit quelquefois des injures, et leur faisoit du mal, quand il s’apercevoit qu’il ne pouvoit entrer dans la confédération du passé ; mais ses penchans étoient aristocrates jusqu’à la petitesse. Si les principes de la liberté succombent en Europe, c’est parce qu’il les a déracinés de la tête des peuples ; il a partout relevé le despotisme, en lui donnant pour appui la haine des nations contre les François ; il a défait l’esprit humain, en imposant, pendant quinze ans, à ses folliculaires, l’obligation d’écrire et de développer tous les systèmes qui pouvoient égarer la raison et étouffer les lumières. Il faut des gens de mérite en tout genre pour établir la liberté ; Bonaparte n’a voulu d’hommes supérieurs que parmi les militaires, et jamais sous son règne une réputation civile n’a pu se fonder.

Au commencement de la révolution, une foule de noms illustres honoroient la France ; et c’est un des principaux caractères d’un siècle éclairé que d’avoir beaucoup d’hommes remarquables, mais difficilement un homme au-dessus de tous les autres. Bonaparte a subjugué le siècle à cet égard, non qu’il lui fût supérieur en lumières, mais au contraire parce qu’il avoit quelque chose de barbare à la façon du moyen âge ; il apportoit de la Corse un autre siècle, d’autres moyens, un autre caractère que tout ce que nous avions en France ; cette nouveauté même a favorisé son ascendant sur les esprits ; Bonaparte est seul là où il règne, et nulle autre distinction n’est conciliable avec la sienne.

On peut penser diversement sur son génie et sur ses qualités ; il y a quelque chose d’énigmatique dans cet homme qui prolonge la curiosité. Chacun le peint sous d’autres couleurs, et chacun peut avoir raison, du point de vue qu’il choisit ; qui voudroit concentrer son portroit en peu de mots, n’en donneroit qu’une fausse idée. Pour arriver à quelque ensemble, il faut suivre diverses routes : c’est un labyrinthe, mais un labyrinthe qui a un fil, l’égoïsme. Ceux qui l’ont connu personnellement peuvent lui trouver dans son intérieur un genre de bonté dont le monde assurément ne s’est pas ressenti. Le dévouement de quelques amis vraiment généreux est ce qui parle le plus en sa faveur. Le temps éclaircira les divers traits de son caractère ; et ceux qui veulent admirer tout homme extraordinaire, sont en droit de le trouver tel. Mais il n’a pu, mais il ne pourroit apporter que la désolation à la France.

Dieu nous en préserve donc, et pour jamais. Mais que l’on se garde d’appeler bonapartistes ceux qui soutiennent les principes de la liberté en France ; car, avec bien plus de raison, on pourroit attribuer ce nom aux partisans du despotisme, à ceux qui proclament les maximes politiques de l’homme qu’ils proscrivent ; leur haine contre lui n’est qu’une dispute d’intérêts, et le véritable amour des pensées généreuses n’y a point de part.