Considérations sur … la Révolution Française/Cinquième partie/XIV

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CHAPITRE XIV.

De la conduite de Bonaparte à son retour.

SI c’étoit un crime de rappeler Bonaparte, c’étoit une niaiserie de vouloir masquer un tel homme en roi constitutionnel ; du moment qu’on le reprenait, il falloit lui donner la dictature militaire, rétablir la conscription, faire lever la nation en masse, enfin ne pas s’embarraser de la liberté, quand l’indépendance étoit compromise. L’on déconsidéroit nécessairement Bonaparte, en lui faisant tenir un langage tout contraire à celui qui avoit été le sien pendant quinze ans. Il étoit clair qu’il ne pouvoit proclamer des principes si différens de ceux qu’il avoit suivis, quand il étoit tout-puissant, que parce qu’il y étoit forcé par les circonstances ; or, qu’est-ce qu’un tel homme, quand il se laisse forcer ? La terreur qu’il inspirait, la puissance qui résultoit de cette terreur n’existoient plus ; c’étoit un ours muselé qu’on entendoit murmurer encore, mais que ses conducteurs faisoient danser à leur façon. Au lieu d’obliger à parler constitution, pendant des heures entières, un homme qui avoit en horreur les idées abstraites et les barrières légales, il falloit qu’il fût en campagne quatre jours après son arrivée à Paris, avant que les préparatifs des alliés fussent faits, et surtout pendant que l’étonnement causé par son retour ébranloit encore les imaginations. Il falloit qu’il soulevât les passions des Italiens et des Polonais ; qu’il promît aux Espagnols d’expier ses fautes, en leur rendant leurs cortès ; enfin, qu’il prît la liberté comme arme et non comme entrave.

Quiconque est loup agisse en loup,
C’est le plus certain de beaucoup.

Quelques amis de la liberté, cherchant à se faire illusion à eux-mêmes, ont voulu se justifier de se rattacher à Bonaparte en lui faisant signer une constitution libre ; mais il n’y avoit point d’excuse pour servir Bonaparte ailleurs que sur le champ de bataille. Une fois les étrangers aux portes de la France, il falloit leur en défendre l’entrée : l’estime de l’Europe elle-même ne se regagnoit qu’à ce prix. Mais c’étoit dégrader les principes de la liberté que d’en entourer un ci-devant despote ; c’étoit mettre de l’hypocrisie dans les plus sincères des vérités humaines. En effet, comment Bonaparte auroit-il supporté la constitution qu’on lui faisoit proclamer ? Lorsque des ministres responsables se seroient refusés à sa volonté, qu’en auroit-il fait ? et si ces mêmes ministres avoient été sévèrement accusés par les députés pour lui avoir obéi, comment auroit-il contenu le mouvement involontaire de sa main, pour faire signe à ses grenadiers d’aller une seconde fois chasser à coups de baïonnettes les représentans d’une autre puissance que la sienne ?

Quoi ! cet homme auroit lu tous les matins dans les journaux des insinuations sur ses défauts, sur ses erreurs ! Des plaisanteries se seroient approchées de sa pate impériale, et il n’auroit pas frappé ! Aussi l’a-t-on vu souvent prêt à rentrer dans son véritable caractère ; et, puisque tel étoit ce caractère, il ne pouvoit trouver de force qu’en le montrant. Le jacobinisme militaire, l’un des plus grands fléaux du monde, s’il étoit encore possible, étoit l’unique ressource de Bonaparte. Quand il a prononcé les mots de loi et de liberté, l’Europe s’est rassurée : elle a senti que ce n’étoit plus son ancien et terrible adversaire.

Une grande faute aussi qu’on a fait commettre à Bonaparte, c’est l’établissement d’une chambre des pairs. L’imitation de la constitution angloise, si souvent recommandée, avoit enfin saisi les esprits françois, et, comme toujours, ils ont porté cette idée à l’extrême ; car une pairie ne peut pas plus se créer du soir au lendemain qu’une dynastie ; il faut, pour une hérédité dans l’avenir, une hérédité précédente. Vous pouvez sans doute, je le répète, associer des noms nouveaux aux noms anciens, mais il faut que la couleur du passé se fonde avec le présent. Or, que signifioit cette antichambre des pairs, dans laquelle se plaçoient tous les courtisans de Bonaparte ? Il y en avoit parmi eux de fort estimables ; mais on en pouvoit citer dont les fils auroient demandé qu’on leur épargnât le nom de leur père, au lieu de leur en assurer la continuité. Quel élément pour fonder l’aristocratie d’un état libre, celle qui doit mériter les égards du monarque aussi bien que du peuple ! Un roi fait pour être respecté volontairement trouve sa sécurité dans la liberté nationale ; mais un chef redouté, qu’une moitié de la nation repousse, et que l’autre n’appelle que pour en obtenir des victoires, pourquoi cherchoit-il un genre d’estime qu’il ne pouvoit jamais obtenir ? Bonaparte, au milieu de toutes les entraves qu’on lui a imposées, n’a pu montrer le génie qui lui restoit encore ; il laissoit faire, il ne commandoit plus. Ses discours portoient l’empreinte d’un pressentiment funeste, soit qu’il connût la force de ses ennemis, soit qu’il s’impatientât de n’être pas le maître absolu de la France. L’habitude de la dissimulation, qui a toujours été dans son caractère, l’a perdu dans cette occasion ; il a joué un rôle de plus avec sa facilité accoutumée ; mais la circonstance étoit trop grave pour s’en tirer par la ruse, et l’action franche de son despotisme et de son impétuosité pouvoit seule lui donner une chance de succès au moins momentanés.