Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/II

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CHAPITRE II.

Considérations sur l’histoire de France.

LES hommes ne savent guère que l’histoire de leur temps ; et l’on dirait, en lisant les déclamations de nos jours, que les huit siècles de la monarchie qui ont précédé la révolution françoise, n’ont été que des temps tranquilles, et que la nation étoit alors sur des roses. On oublie les templiers brûlés sous Philippe-le-Bel ; les triomphes des Anglois sous les Valois ; la guerre de la Jacquerie ; les assassinats du duc d’Orléans et du duc de Bourgogne ; les cruautés perfides de Louis XI ; les protestans françois condamnés a d’affreux supplices sous François Ier, pendant qu’il s’allioit lui-même aux protestans d’Allemagne ; les horreurs de la ligue surpassées toutes encore par le massacre de la Saint-Barthélemi ; les conspirations contre Henri IV, et son assassinat, œuvre effroyable des ligueurs ; les échafauds arbitraires élevés par le cardinal de Richelieu ; les dragonnades, la révocation de l’édit de Nantes, l’expulsion des protestans et la guerre des Cévennes, sous Louis XIV ; enfin les querelles plus douces, mais non moins importantes, des parlemens sous Louis XV.

Des troubles sans fin se sont élevés pour obtenir la liberté telle qu’on la concevoit à différentes périodes, soit féodale, soit religieuse, enfin représentative ; et, si l’on en excepte les règnes où des monarques, tels que François Ier, et surtout Louis XIV, ont eu la dangereuse habileté d’occuper les esprits par la guerre, il ne s’est pas écoulé, pendant l’espace de huit siècles, vingt-cinq ans durant lesquels, ou les grands vassaux armés contre les rois, ou les paysans soulevés contre les seigneurs, ou les réformés se défendant contre les catholiques, ou les parlemens se prononçant contre la cour, n’aient essayé d’échapper au pouvoir arbitraire, le plus insupportable fardeau qui puisse peser sur un peuple. Les troubles civils, aussi-bien que les violences auxquelles on a eu recours pour les étouffer, attestent que les François ont lutté autant que les Anglais pour obtenir la liberté légale, qui seule peut faire jouir une nation du calme, de l’émulation et de la prospérité.

Il importe de répéter à tous les partisans des droits qui reposent sur le passé, que c’est la liberté qui est ancienne, et le despotisme qui est moderne. Dans tous les états européens, fondés au commencement du moyen âge, le pouvoir des rois a été limité par celui des nobles ; les diètes en Allemagne, en Suède, en Danemark, avant sa charte de servitude, les parlemens en Angleterre, les cortès en Espagne, les corps intermédiaires de tout genre en Italie, prouvent que les peuples du Nord ont apporté avec eux des institutions qui resserroient le pouvoir dans une classe, mais qui ne favorisoient en rien le despotisme. Les Francs n’ont jamais reconnu leurs chefs pour despotes. L’on ne peut nier que, sous les deux premières races, tout ce qui avoit droit de citoyen, c’est-à-dire, les nobles, et les nobles étoient les Francs, ne participât au gouvernement. « Tout le monde sait, dit M. de Boulainvilliers, qui certes n’est pas philosophe, que les François étoient des peuples libres qui se choisissoient des chefs sous le nom de rois, pour exécuter des lois qu’eux-mêmes avoient établies, ou pour les conduire à la guerre, et qu’ils n’avoient garde de considérer les rois comme des législateurs qui pouvoient tout ordonner selon leur bon plaisir. Il ne reste aucune ordonnance des deux premières races de la monarchie qui ne soit caractérisée du consentement des assemblées générales des champs de mars ou de mai ; et même aucune guerre ne se faisoit alors sans leur approbation. »

La troisième race des rois françois se fonda sur le régime féodal ; les deux précédentes tenoient de plus près à la conquête. Les premiers princes de la troisième race s’intituloient : Rois par la grâce de Dieu et par le consentement du peuple ; et ensuite la formule de leur serment contenoit la promesse de conserver les lois et les droits de la nation. Les rois de France, depuis saint Louis jusqu’à Louis XI, ne se sont point arrogé le droit de faire des lois sans le consentement des états généraux. Mais les querelles des trois ordres, qui ne purent jamais s’accorder, les obligèrent à recourir aux rois comme médiateurs ; et les ministres se sont servis habilement de cette nécessité, ou pour ne pas convoquer les états généraux, ou pour les rendre inutiles. Lorsque les Anglais entrèrent en France, Édouard III dit, dans sa proclamation, qu’il venoit rendre aux François leurs droits qu’on leur avoit ôtés.

Les quatre meilleurs rois de France, saint Louis, Charles V, Louis XII, et surtout Henri IV, chacun suivant les idées de son siècle, ont voulu fonder l’empire des lois. Les croisades ont empêché Saint Louis de consacrer tout son temps au bien du royaume. Les guerres contre les Anglais et la captivité de Jean-le-Bon, ont absorbé d’avance les ressources que préparoit la sagesse de son fils Charles V. La malheureuse expédition d’Italie, mal commencée par Charles VIII, mal continuée par Louis XII, a privé la France d’une partie des biens que ce dernier lui destinoit ; et les ligueurs, les atroces ligueurs, étrangers et fanatiques, ont arraché au monde le roi, l’homme le meilleur, et le prince le plus grand et le plus éclairé que la France ait produit, Henri IV. Néanmoins malgré les obstacles singuliers qui ont arrêté la marche de ces quatre souverains, supérieurs de beaucoup à tous les autres, ils se sont occupés, pendant leur règne, à reconnoître des droits qui limitoient les leurs.

Saint-Louis continua les affranchissemens des communes, commencés par Louis-le-Gros ; il fit des règlemens pour assurer l’indépendance et la régularité de la justice ; et, chose remarquable, lorsqu’il fut choisi par les barons anglais pour arbitre entre eux et leur monarque Henri III, il blâma les barons rebelles, mais il fut d’avis que Henri III devoit être fidèle à la charte qu’il avoit jurée. Celui qui resta prisonnier en Afrique, pour ne pas manquer à ses sermens, pouvoit-il énoncer une autre opinion ? « J’aimerois mieux, disoit-il, qu’un étranger de l’extrémité de l’Europe, qu’un Écossais vînt gouverner la France, plutôt que mon fils, s’il ne devoit pas être sage et juste. » Charles V, pendant qu’il n’étoit que régent, convoqua les états généraux de 1355, les plus remarquables de l’histoire de France, par les réclamations qu’ils firent en faveur de la nation. Ce même Charles V, devenu roi, assembla les états généraux en 1369, afin d’en obtenir l’impôt des gabelles, alors établi pour la première fois ; il permit aux bourgeois de Paris d’acheter des fiefs ; mais, comme les étrangers occupoient alors une partie du royaume, l’on peut aisément concevoir que le premier intérêt d’un roi de France étoit de les repousser : et cette cruelle situation fut cause que Charles V se permit d’exiger quelques impôts sans le consentement de la nation. Mais, en mourant, il déclara qu’il s’en repentoit, et reconnut qu’il n’en avoit pas eu le droit. Les troubles intérieurs, combinés avec les invasions des Anglais, rendirent pendant long-temps la marche du gouvernement très-difficile. Charles VII établit le premier les troupes de ligne ; funeste époque dans l’histoire des nations ! Louis XI, dont le nom suffit, comme celui de Néron ou de Tibère, essaya de s’arroger le pouvoir absolu. Il fit quelques pas dans la route que le cardinal de Richelieu a si bien suivie depuis ; mais il rencontra dans les parlemens une grande opposition. En général, ces corps ont donné de la consistance aux lois en France, et il n’est presque pas une de leurs remontrances où ils ne rappellent aux rois leurs engagemens envers la nation. Ce même Louis XI étoit encore bien loin cependant de se croire un roi sans limites ; et, dans l’instruction qu’il laissa en mourant à son fils Charles VIII. il lui dit : « Quand les rois ou les princes n’ont regard à la loi, en ce faisant, ils font leur peuple serf, et perdent le nom de roi ; car nul ne doit être appelé roi fors celui qui règne et seigneurie sur les Francs. Les Francs de nature aiment leur seigneur ; mais les serfs naturellement haïssent comme les esclaves leurs maîtres. » Tant il est vrai que, par testament du moins, les tyrans mêmes ne peuvent s’empêcher de blâmer le despotisme ! Louis XII, surnommé le Père du peuple, soumit à la décision des états généraux le mariage du comte d’Angoulême, depuis François Ier, avec sa fille Claude, et le choix de ce prince pour successeur. La continuation de la guerre d’Italie étoit impolitique ; mais, comme Louis XII diminua les impôts par l’ordre qu’il mit dans les finances, et qu’il vendit ses propres domaines pour subvenir aux dépenses de l’état, le peuple ressentit moins sous lui, qu’il n’auroit fait sous tout autre monarque, les inconvéniens de cette expédition. Dans le concile de Tours, le clergé de France, d’après les désirs de Louis XII, déclara qu’il ne devoit point une obéissance implicite au pape. Lorsque des comédiens s’avisèrent de représenter une pièce pour se moquer de la respectable avarice du roi, il ne souffrit pas qu’on les punît, et dit ces paroles remarquables : « Ils peuvent nous apprendre des vérités utiles. Laissons-les se divertir, pourvu qu’ils respectent l’honneur des dames. Je ne suis pas fâché que l’on sache que, sous mon règne, on a pris cette liberté impunément. » La liberté de la presse n’étoit-elle pas tout entière dans ces paroles ? Car alors la publicité du théâtre étoit bien plus grande que celle des livres. Jamais un monarque vraiment vertueux ne s’est trouvé en possession de la puissance souveraine, sans avoir désiré de modérer sa propre autorité, au lieu d’empiéter sur les droits des peuples ; les rois éclairés veulent limiter le pouvoir de leurs ministres et de leurs successeurs. Un esprit de lumière se fait toujours sentir suivant la nature des temps, dans tous les hommes d’état de premier rang, ou par leur raison, ou par leur âme.

Les premiers jours du seizième siècle virent naître la réforme religieuse dans les états les plus éclairés de l’Europe : en Allemagne, en Angleterre, bientôt après en France. Loin de se dissimuler que la liberté de conscience tient de près à la liberté politique, il me semble que les protestans doivent se vanter de cette analogie. Ils ont toujours été et seront toujours des amis de la liberté ; l’esprit d’examen en matière de religion, conduit nécessairement au gouvernement représentatif, en fait d’institutions politiques. La proscription de la raison sert à tous les despotismes, et seconde toutes les hypocrisies

La France fut sur le point d’adopter la réformation à la même époque où elle se consolida, en Angleterre ; les plus grands seigneurs de l’état, Condé, Coligny, Rohan, Lesdiguières professèrent la foi évangélique. Les Espagnols, guidés par l’infernal génie de Philippe II, soutinrent la Ligue en France, conjointement avec Catherine de Médicis. Une femme de son caractère devoit souhaiter le pouvoir sans bornes, et Philippe II vouloit faire de sa fille une reine de France, au préjudice de Henri IV. On voit que le despotisme ne respecte pas toujours la légitimité. Les parlemens ont refusé cent édits royaux de 1562 à 1589. Néanmoins, le chancelier de l’Hôpital trouva plus d’appui pour la tolérance religieuse dans les états généraux qu’il put rassembler, que dans le parlement. Ce corps de magistrature, très-bon pour maintenir les anciennes lois, comme sont tous les corps, ne participoit pas aux lumières du temps. Des députés élus par la nation peuvent seuls s’associer à ses besoins et à ses désirs, selon chaque époque.

Henri IV fut long-temps le chef des réformés ; mais il se vit enfin forcé de céder à l’opinion dominante, bien qu’elle fût celle de ses adversaires. Toutefois il montra tant de sagesse et de magnanimité pendant son règne, que le souvenir de ce peu d’années est plus récent encore pour les cœurs françois, que celui même des deux siècles qui se sont écoulés depuis.

L’édit de Nantes, publié en 1598, fondoit la tolérance religieuse pour laquelle on n’a point encore cessé de lutter. Cet édit opposoit une barrière au despotisme ; car, quand le gouvernement est obligé de tenir la balance égale entre deux partis opposés, c’est un exercice continuel de raison et de justice. D’ailleurs, comment un homme tel que Henri IV eût-il désiré le pouvoir absolu ? C’étoit contre la tyrannie de Médicis et des Guise qu’il s’étoit armé ; il avoit combattu pour en délivrer la France, et sa généreuse nature lui inspiroit bien plus le besoin de l’admiration libre, que de l’obéissance servile. Sully mettoit dans les finances du royaume un ordre qui auroit pu rendre l’autorité royale tout-à-fait indépendante des peuples ; mais Henri IV ne faisoit point ce coupable usage d’une vertu, l’économie : il convoqua donc l’assemblée des notables à Rouen, et voulut qu’elle fût librement élue, sans que l’influence du souverain eût part au choix de ses membres. Les troubles civils étoient encore bien récens, et l’on auroit pu se servir de ce prétexte pour remettre tous les pouvoirs entre les mains du souverain ; mais c’est dans la vraie liberté que se trouve le remède le plus efficace contre l’anarchie. Chacun sait par cœur les belles paroles de Henri IV à l’ouverture de l’assemblée. La conduite du roi fut d’accord avec son langage : il se soumit aux demandes de l’assemblée, bien qu’elles fussent assez impérieuses, parce qu’il avait promis d’obtempérer aux désirs des délégués du peuple. Enfin, le même respect pour la publication de la vérité qu’avoit montré Louis XII, se trouve dans les discours que Henri IV tint à son historien Matthieu contre la flatterie.

À l’époque où vivoit Henri IV, les esprits n’étoient tournés que vers la liberté religieuse ; il crut l’assurer par l’édit de Nantes : mais, comme il en étoit seul l’auteur, un autre roi put défaire son ouvrage. Chose étonnante ! Grotius prédit sous Louis XIII, dans un de ses écrits, que l’édit de Nantes étant une concession et non pas un pacte réciproque, un des successeurs de Henri IV pourroit changer ce qu’il avoit établi. Si ce grand monarque avoit vécu de nos jours, il n’auroit pas voulu que le bien qu’il faisoit à la France fût précaire comme sa vie, et il auroit donné des garanties politiques à cette même tolérance, dont, après sa mort, la France fut cruellement privée.

Henri IV, peu de temps avant de mourir, conçut, dit-on, la grande idée d’établir l’indépendance des divers états de l’Europe par un congrès. Mais ce qui est certain au moins, c’est que son but principal étoit de soutenir le parti des protestans en Allemagne. Le fanatisme, qui le fit assassiner, ne se trompa point sur ses véritables intentions.

Ainsi périt le souverain le plus françois qui ait régné sur la France. Souvent nos rois ont tenu de leurs mères un caractère étranger ; mais Henri IV étoit en tout compatriote de ses sujets. Lorsque Louis XIII hérita de sa mère, italienne, une grande dissimulation, on ne reconnut plus le sang du père dans le fils. Qui pourroit croire que la maréchale d’Ancre ait été brûlée comme sorcière, et en présence de la même nation qui venoit, vingt ans auparavant, d’applaudir à l’édit de Nantes ? Il y a des époques où le sort de l’esprit humain dépend d’un homme ; celles-là sont malheureuses, car rien de durable ne peut se faire que par l’impulsion universelle.

Le cardinal de Richelieu voulut détruire l’indépendance des grands vassaux de la couronne, et, dans ce but, il attira les nobles à Paris, afin de changer en courtisans les seigneurs des provinces. Louis XI avoit conçu la même idée ; mais la capitale, à cette époque, ne présentoit aucune séduction de société, et la cour encore moins ; plusieurs hommes d’un rare talent et d’une grande âme, d’Ossat, Mornai, Sully, s’étoient développés avec Henri IV ; mais après lui l’on ne vit bientôt plus aucun de ces grands chevaliers, dont les noms sont encore comme les traditions héroïques de l’histoire de France. Le despotisme du cardinal de Richelieu détruisit en entier l’originalité du caractère françois, sa loyauté, sa candeur, son indépendance. On a beaucoup vanté le talent du prêtre ministre, parce qu’il a maintenu la grandeur politique de la France, et sous ce rapport on ne sauroit lui refuser des talens supérieurs ; mais Henri IV atteignoit au même but, en gouvernant par des principes de justice et de vérité. Le génie se manifeste non-seulement dans le triomphe qu’on remporte, mais dans les moyens qu’on a pris pour l’obtenir. La dégradation morale, empreinte sur une nation qu’on accoutume au crime, tôt ou tard doit lui nuire plus que les succès ne l’ont servie.

Le cardinal de Richelieu fit brûler comme sorcier un pauvre innocent curé, Urbain Grandier, se prêtant ainsi bassement et perfidement aux superstitions qu’il ne partageoit pas. Il fit enfermer dans sa propre maison de campagne, à Ruelle, le maréchal de Marillac qu’il haïssoit, pour le faire condamner à mort plus sûrement sous ses yeux. M. de Thou porta sa tête sur un échafaud, pour n’avoir pas dénoncé son ami. Aucun délit politique ne fut jugé légalement sous le ministère du cardinal de Richelieu, et des commissions extraordinaires furent toujours nommées pour prononcer sur le sort des victimes. Cependant, de nos jours encore, on a pu vanter un tel homme ! Il est mort à la vérité dans la plénitude de sa puissance : précaution bien nécessaire aux tyrans qui veulent conserver un grand nom dans l’histoire. On peut, à quelques égards, considérer le cardinal de Richelieu comme un étranger en France ; sa qualité de prêtre, et de prêtre élevé en Italie, le sépare du véritable caractère françois. Son grand pouvoir n’en est que plus facile à expliquer, car l’histoire fournit plusieurs exemples d’étrangers qui ont dominé les François. Les individus de cette nation sont trop vifs pour s’astreindre à la persévérance qu’il faut pour être despote ; mais celui qui a cette persévérance est très-redoutable dans un pays où, la loi n’ayant jamais régné, l’on ne juge de rien que par l’événement.

Le cardinal de Richelieu, en appelant les grands à Paris, les priva de leur considération dans les provinces, et créa cette influence de la capitale sur le reste de la France, qui n’a jamais cessé depuis cet instant. Une cour a nécessairement beaucoup d’ascendant sur la ville qu’elle habite, et il est commode de gouverner l’empire à l’aide d’une très-petite réunion d’hommes ; je dis commode pour le despotisme.

On prétend que Richelieu a préparé les merveilles du siècle de Louis XIV, qu’on a souvent mis en parallèle avec ceux de Périclès et d’Auguste. Mais des époques analogues à ces siècles brillans se trouvent chez plusieurs nations sous diverses formes, au moment où la littérature et les beaux-arts apparoissent pour la première fois, après de longs troubles civils ou des guerres prolongées. Les grandes phases de l’esprit humain sont bien plutôt l’œuvre des temps que l’œuvre d’un homme ; car elles se ressemblent toutes entre elles, quelque différens que soient les caractères des principaux chefs contemporains.

Après Richelieu, sous la minorité de Louis XIV, quelques idées politiques un peu sérieuses se mêlèrent à la frivolité de l’esprit de la Fronde. Le parlement demanda qu’aucun François ne pût être mis en prison sans être traduit devant ses juges naturels. On voulut mettre aussi des bornes au pouvoir ministériel, et quelque liberté auroit pu s’établir par haine contre Mazarin. Mais bientôt Louis XIV développa les mœurs des cours dans toute leur dangereuse splendeur ; il flatta la fierté françoise par le succès de ses armées à la guerre, et sa gravité toute espagnole éloigna de lui la familiarité des jugemens ; mais il fit descendre les nobles encore plus bas que sous le règne précédent. Car, au moins Richelieu les persécutoit, ce qui leur donnoit toujours quelque considération, tandis que sous Louis XIV ils ne pouvoient se distinguer du reste de la nation qu’en portant de plus près le joug du même maître

Le roi qui a pensé que les propriétés de ses sujets lui appartenoient, et qui s’est permis tous les genres d’actes arbitraires ; enfin, le roi (ose-t-on le dire, et peut-on l’oublier !) qui vint, le fouet à la main, interdire comme une offense le dernier reste de l’ombre d’un droit, les remontrances du parlement, ne respectoit que lui-même, et n’a jamais pu concevoir ce que c’étoit qu’une nation. Tous les torts qu’on a reprochés à Louis XIV sont une conséquence naturelle de la superstition de son pouvoir, dont on l’avoit imbu dès son enfance. Comment le despotisme n’entraîneroit-il pas la flatterie ? et comment la flatterie ne fausseroit-elle pas les idées de toute créature humaine qui y est exposée ? Quel est l’homme de génie qui se soit entendu dire la centième partie des éloges prodigués aux rois les plus médiocres ? et cependant ces rois, par cela même qu’ils ne méritent pas qu’on leur adresse ces éloges, en sont plus facilement enivrés.

Si Louis XIV fût né simple particulier, on n’auroit probablement jamais parlé de lui, parce qu’il n’avoit en rien des facultés transcendantes ; mais il entendoit bien cette dignité factice qui met l’âme des autres mal à l’aise. Henri IV s’entretenoit familièrement avec tous ses sujets, depuis la première classe jusqu’à la dernière ; Louis XIV a fondé cette étiquette exagérée qui a privé les rois de sa maison, soit en France, soit en Espagne, de toute communication franche et naturelle avec les hommes : aussi ne les connut-il pas, dès que les circonstances devinrent menaçantes. Un ministre (Louvois) l’engagea dans une guerre sanglante, pour avoir été tourmenté par lui sur les fenêtres d’un bâtiment ; et, pendant soixante-huit années de règne, Louis XIV, bien qu’il n’eût aucun talent comme général, a pourtant fait cinquante-six ans la guerre. Le Palatinat a été ravagé ; des exécutions atroces ont eu lieu dans la Bretagne. Le bannissement de deux cent mille François protestans, les dragonnades et la guerre des Cévennes, n’égalent pas encore les horreurs réfléchies qui se trouvent dans les différentes ordonnances rendues après la révocation de l’édit de Nantes, en 1685. Le code lancé alors contre les religionnaires peut tout-à-fait se comparer aux lois de la convention contre les émigrés, et porte les mêmes caractères. L’état civil leur étoit refusé, c’est-à-dire que leurs enfans n’étoient pas considérés comme légitimes, jusqu’en 1787, que l’assemblée des notables a provoqué la justice de Louis XVI à cet égard. Non-seulement leurs biens étoient confisqués, mais ils étoient attribués à ceux qui les dénonçoient ; leurs enfans leur étoient pris de force, pour être élevés dans la religion catholique. Les ministres du culte, et ce qu’on appeloit les relaps, étoient condamnés aux galères ou à la mort ; et, comme enfin on avoit déclaré qu’il n’y avoit plus de protestans en France, on considéroit tous ceux qui l’étoient comme relaps quand il convenoit de les traiter ainsi.

Des injustices de tout genre ont signalé ce règne de Louis XIV, objet de tant de madrigaux ; et personne n’a réclamé contre les abus d’une autorité qui étoit elle-même un abus continuel. Fénélon a seul osé élever sa voix ; mais c’est assez aux yeux de la postérité. Ce roi, si scrupuleux sur les dogmes religieux, ne l’étoit guère sur les bonnes mœurs, et ce n’est qu’à l’époque de ses revers qu’il a développé de véritables vertus. On ne se sent pas avec lui la moindre sympathie, jusqu’au moment où il fut malheureux ; alors une grandeur native reparut dans son âme.

On vante les beaux édifices que Louis XIV a fait élever. Mais nous savons par expérience que, dans tous les pays où les députés de la nation ne défendent pas l’argent du peuple, il est aisé d’en avoir pour toute espèce de dépense. Les pyramides de Memphis ont coûté plus de travail que les embellissemens de Paris, et cependant les despotes d’Égypte disposoient facilement de leurs esclaves pour les bâtir.

Attribuera-t-on aussi à Louis XIV les grands écrivains de son temps ? Il persécuta Port-Royal dont Pascal étoit le chef ; il fit mourir de chagrin Racine ; il exila Fénélon ; il s’opposa constamment aux honneurs qu’on vouloit rendre à La Fontaine, et ne professa de l’admiration que pour Boileau. La littérature, en l’exaltant avec excès, a bien plus fait pour lui qu’il n’a fait pour elle. Quelques pensions accordées aux gens de lettres n’exerceront jamais beaucoup d’influence sur les vrais talens. Le génie n’en veut qu’à la gloire, et la gloire ne jaillit que de l’opinion publique.

La littérature n’a pas été moins brillante dans le siècle suivant, quoique sa tendance fût plus philosophique ; mais cette tendance même a commencé vers la fin du règne de Louis XIV. Comme il a régné plus de soixante ans, le siècle a pris son nom ; néanmoins les pensées de ce siècle ne relèvent point de lui ; et, si l’on en excepte Bossuet, qui, malheureusement pour nous et pour lui, asservit son génie au despotisme et au fanatisme, presque tous les écrivains du dix-septième siècle firent des pas très-marquans dans la route que les écrivains du dix-huitième ont depuis parcourue. Fénélon, le plus respectable des hommes, sut apprécier, dans un de ses écrits, la constitution anglaise, peu d’années après son établissement ; et, vers la fin du règne de Louis XIV, on vit de toutes parts grandir la raison humaine.

Louis XIV accrut la France par les conquêtes de ses généraux ; et, comme un certain degré d’étendue est nécessaire à l’indépendance d’un état, à cet égard il mérita la reconnoissance de la nation. Mais il laissa l’intérieur du pays dans un état de désorganisation dont le régent et Louis XV n’ont cessé de souffrir pendant leur règne. À la mort de Henri IV, les finances et toutes les branches de l’administration étoient dans l’ordre le plus parfait, et la France se maintint encore pendant plusieurs années par la force qu’elle lui devoit. À la mort de Louis XIV les finances étoient épuisées à un degré tel, que jusqu’à l’avènement de Louis XVI on n’a pu les rétablir. Le peuple insulta le convoi funèbre de Louis XIV, et le parlement cassa son testament. L’excessive superstition sous laquelle il s’étoit courbé, pendant les dernières années de son règne, avoit tellement fatigué les esprits, que la licence même de la régence fut excusée, parce qu’elle les soulageoit du poids de la cour intolérante de Louis XIV. Comparez cette mort avec celle de Henri IV. Il étoit si simple bien que roi, si doux bien que guerrier, si spirituel, si gai, si sage ; il savoit si bien que se rapprocher des hommes c’est s’agrandir à leurs yeux, quand on est véritablement grand, que chaque François crut sentir au cœur le poignard qui trancha sa belle vie.

Il ne faut jamais juger les despotes par les succès momentanés que la tension même du pouvoir leur fait obtenir. C’est l’état dans lequel ils laissent le pays à leur mort ou à leur chute, c’est ce qui reste de leur règne après eux, qui révèle ce qu’ils ont été. L’ascendant politique des nobles et du clergé a fini en France avec Louis XIV ; il ne les avoit fait servir qu’à sa puissance ; ils se sont trouvés après lui sans liens avec la nation même, dont l’importance s’accroissoit chaque jour.

Louis XV, ou plutôt ses ministres, ont eu des disputes continuelles avec les parlemens, qui se rendoient populaires en refusant les impôts ; et les parlemens tenoient à la classe du tiers état, du moins en grande partie. Les écrivains, qui éloient pour la plupart aussi de cette classe, conquéroient par leur talent la liberté de la presse qu’on leur refusoit légalement. L’exemple de l’Angleterre agissoit chaque jour sur les esprits, et l’on ne concevoit pas bien pourquoi sept lieues de mer séparoient un pays où la nation étoit tout, d’un pays où la nation n’étoit rien.

L’opinion, et le crédit, qui n’est que l’opinion appliquée aux affaires de finance, devenoient chaque jour plus essentiels. Les capitalistes ont plus d’influence à cet égard que les grands propriétaires eux-mêmes ; et les capitalistes vivent à Paris, et discutent toujours librement les intérêts publics qui touchent à leurs calculs personnels.

Le caractère débile de Louis XV, et les erreurs de tout genre que ce caractère lui fit commettre, fortifièrent nécessairement l’esprit de résistance. On voyoit d’une part lord Chatham, à la tête de l’Angleterre, environné de tous les grands orateurs du parlement, qui reconnoissoient volontiers sa prééminence ; et dans le même temps, les maîtresses les plus subalternes du roi de France faisant nommer et renvoyer ses ministres. L’esprit public gouvernoit l’Angleterre ; les hasards et les intrigues les plus imprévues et les plus misérables disposoient du sort de la France. Cependant Voltaire, Montesquieu, Rousseau, Buffon, des penseurs profonds, des écrivains supérieurs, faisoient partie de cette nation ainsi gouvernée ; et comment les François n’auroient-ils pas envié l’Angleterre, puisqu’ils pouvoient se dire avec raison que c’étoit à ses institutions politiques surtout qu’elle devoit ses avantages ? Car les François comptaient parmi eux autant d’hommes de génie que leurs voisins, bien que la nature de leur gouvernement ne leur permît pas d’en tirer le même parti.

Un homme d’esprit a dit avec raison que la littérature étoit l’expression de la société ; si cela est vrai, les reproches que l’on adresse aux écrivains du dix-huitième siècle doivent être dirigés contre cette société même. À cette époque, les écrivains ne cherchoient pas à flatter le gouvernement ; ainsi donc ils vouloient complaire à l’opinion ; car il est impossible que le plus grand nombre des hommes de lettres ne suive pas une de ces deux routes : ils ont trop besoin d’encouragement pour fronder à la fois l’autorité et le public. La majorité des François, dans le dix-huitième siècle, vouloit la suppression du régime féodal, l’établissement des institutions anglaises, et avant tout, la tolérance religieuse. L’influence du clergé sur les affaires temporelles révoltoit universellement ; et, comme le vrai sentiment religieux est ce qui éloigne le plus des intrigues et du pouvoir, ou n’avoit plus aucune foi dans ceux qui se servoient de la religion pour influer sur les affaires de ce monde. Quelques écrivains, et Voltaire surtout, méritent d’être blâmés, pour n’avoir pas respecté le christianisme en attaquant la superstition ; mais il ne faut pas oublier les circonstances dans lesquelles Voltaire a vécu : il étoit né sur la fin du siècle de Louis XIV, et les atroces injustices qu’on a fait souffrir aux protestans avoient frappé son imagination dès son enfance.

Les vieilles superstitions du cardinal de Fleury, les ridicules querelles du parlement et de l’archevêque de Paris sur les billets de confession, sur les convulsionnaires, sur les jansénistes et les jésuites ; tous ces détails puérils, qui pouvoient néanmoins coûter du sang, devoient persuader à Voltaire que l’intolérance religieuse étoit encore à redouter en France. Le procès de Calas, ceux de Sirven, du chevalier de La Barre, etc., le confirmèrent dans cette crainte, et les lois civiles contre les protestans étoient encore dans l’état de barbarie où les avoit plongées la révocation de l’édit de Nantes.

Je ne prétends point par-là justifier Voltaire, ni ceux des écrivains de son temps qui ont marché sur ses traces ; mais il faut avouer que les caractères irritables (et tous les hommes à talent le sont) éprouvent presque toujours le besoin d’attaquer le plus fort ; c’est à cela qu’on peut reconnoître l’impulsion naturelle du sang et de la verve. Nous n’avons senti, pendant la révolution, que le mal de l’incrédulité, et de l’atroce violence avec laquelle on vouloit la propager ; mais les mêmes sentimens généreux qui faisoient détester la proscription du clergé, vers la fin du dix-huitième siècle, inspiroient, cinquante ans plus tôt, la haine de son intolérance. Il faut juger les actions et les écrits d’après leur date.

Nous traiterons ailleurs la grande question des dispositions religieuses de la nation françoise. Dans ce genre, comme en politique, ce n’est pas une nation de vingt-cinq millions d’hommes qu’on doit accuser ; car c’est, pour ainsi dire, quereller avec le genre humain. Mais il faut examiner pourquoi cette nation n’a pas été formée, selon le gré de quelques-uns, par d’anciennes institutions qui ont duré toutefois assez long-temps pour exercer leur influence ; il faut examiner aussi quelle est maintenant la nature des sentimens en harmonie avec le cœur des hommes : car le feu sacré n’est et ne sera jamais éteint ; mais c’est au grand jour de la vérité seulement qu’il peut reparoître.