Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/III

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CHAPITRE III.

De l’opinion publique en France à l’avénement de
Louis XVI
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IL existe une lettre de Louis XV, adressée à la duchesse de Choiseul, dans laquelle il lui dit « J’ai eu bien de la peine à me tirer d’affaire avec les parlemens pendant mon règne mais que mon petit-fils y prenne garde, ils pourroient bien mettre sa couronne en danger. » En effet, il est aisé de voir, en suivant l’histoire du dix-huitième siècle, que ce sont les corps aristocratiques de France qui ont attaqué les premiers le pouvoir royal non qu’ils voulussent renverser le trône, mais ils étoient poussés par l’opinion publique : or elle agit sur les hommes à leur insu et souvent même contre leur intérêt. Louis XV laissa en France pour héritage à son successeur, un esprit frondeur nécessairement excité par les fautes sans nombre qu’il avoit commises. Les finances n’avoient marché qu’à l’aide de la banqueroute. Les querelles des jésuites et des jansénistes avoient déconsidéré le clergé. Des exils, des emprisonnemens, sans cesse renouvelés, n’avoient pu vaincre l’opposition du parlement, et l’on avoit été forcé de substituer à ce corps, dont la résistance étoit soutenue par l’opinion, une magistrature sans considération, présidée par un chancelier mésestimé, M. de Maupeou. Les nobles, si soumis sous Louis XIV, prenoient part au mécontentement général. Les grands seigneurs, et les princes du sang eux-mêmes, allèrent rendre hommage à un ministre, M. de Choiseul, exilé parce qu’il avoit résisté au méprisable ascendant de l’une des maîtresses du roi. Des modifications dans l’organisation politique étoient souhaitées par tous les ordres de l’état, et jamais les inconvéniens de l’arbitraire ne s’étoient fait sentir avec plus de force que sous un règne qui, sans être tyrannique, avoit été d’une inconséquence perpétuelle. Cet exemple démontroit plus qu’aucun raisonnement le malheur de dépendre d’un gouvernement qui tomboit entre les mains des maîtresses, puis des favoris et des parens des maîtresses, jusqu’au plus bas étage de la société. Le procès de l’ordre de choses qui régissoit la France, s’étoit instruit sous Louis XV, de la façon la plus authentique, aux yeux de la nation ; et de quelque vertu que le successeur de Louis XV fût doué, il étoit difficile qu’il ôtât de l’esprit des hommes sérieux l’idée que des institutions fixes devoient mettre la France à l’abri des hasards de l’hérédité du trône. Plus cette hérédité même est nécessaire au bien-être général, plus il faut que la stabilité des lois, sous un gouvernement représentatif, préserve une nation des changemens dans le système politique, inséparables du caractère de chaque roi, et encore plus de celui de chaque ministre.

Certainement, s’il falloit dépendre sans restriction des volontés d’un souverain, Louis XVI méritoit mieux que tout autre ce que personne ne peut mériter. Mais l’on pouvoit espérer qu’un monarque d’une conscience aussi scrupuleuse, seroit heureux d’associer de quelque manière la nation à la responsabilité des affaires publiques. Telle auroit été, sans doute, sa manière constante de penser, si, d’une part, l’opposition s’étoit montrée, dès l’origine, avec plus d’égards ; et si, de l’autre, certains publicistes n’avoient pas voulu, de tout temps, faire envisager aux rois leur autorité comme une espèce d’article de foi. Les ennemis de la philosophie tâchent de représenter le despotisme royal comme un dogme religieux, afin de mettre ainsi leurs opinions politiques hors de l’atteinte du raisonnement. En effet, elles sont plus en sûreté de cette manière.

La reine de France, Marie-Antoinette, étoit une des personnes les plus aimables et les plus gracieuses qu’on eût vues sur le trône, et rien ne s’opposoit à ce qu’elle conservât l’amour des François, car elle n’avoit rien fait pour le perdre. Le caractère personnel de la reine et du roi étoit donc tout-à-fait digne d’attachement ; mais l’arbitraire du gouvernement françois, tel que les siècles l’avoient fait, s’accordoit si mal avec l’esprit du temps, que les vertus mêmes des princes disparoissoient dans le vaste ensemble des abus dont ils étoient environnés. Quand les peuples sentent le besoin d’une réforme politique, les qualités privées du monarque ne suffisent point pour arrêter la force de cette impulsion. Une fatalité malheureuse plaça le règne de Louis XVI dans une époque où de grands talens et de hautes lumières étoient nécessaires pour lutter avec l’esprit du siècle, ou pour faire, ce qui valoit mieux, un pacte raisonnable avec cet esprit.

Le parti des aristocrates, c’est-à-dire, les privilégiés, sont persuadés qu’un roi d’un caractère plus ferme auroit pu prévenir la révolution. Ils oublient qu’ils ont eux-mêmes commencé les premiers, et avec courage et raison, l’attaque contre le pouvoir royal ; et quelle résistance ce pouvoir pouvoit-il leur opposer, puisque la nation étoit alors avec eux ? Doivent-ils se plaindre d’avoir été les plus forts contre le roi, et les plus foibles contre le peuple ? Cela devoit être ainsi.

Les dernières années de Louis XV, on ne sauroit trop le répéter, avoient déconsidéré le gouvernement ; et, à moins qu’un roi militaire n’eût dirigé l’imagination des François vers les conquêtes, rien ne pouvoit détourner les différentes classes de l’état des réclamations importantes que toutes se croyoient en droit de faire valoir. Les nobles étoient fatigués de n’être que courtisans ; le haut clergé désiroit plus d’influence encore dans les affaires ; les parlemens avoient trop et trop peu de force politique pour se contenter de n’être que juges ; et la nation, qui renfermoit les écrivains, les capitalistes, les négocians, un grand nombre de propriétaires, et une foule d’individus employés dans l’administration ; la nation comparoit impatiemment le gouvernement d’Angleterre, où le talent conduisoit à tout, avec celui de France, où l’on n’étoit rien que par la faveur ou par la naissance. Ainsi donc, toutes les paroles et toutes les actions, toutes les vertus et toutes les passions, tous les sentimens et toutes les vanités, l’esprit public et la mode, tendoient également au même but.

On a beau parler avec dédain du caractère françois, il veut énergiquement ce qu’il veut. Si Louis XVI eût été un homme de génie, disent les uns, il se fût mis à la tête de la révolution ; il l’auroit empêchée, disent les autres. Qu’importent ces suppositions ? il est impossible que le génie soit héréditaire dans aucune famille. Or, un gouvernement qui ne pourroit se défendre contre les vœux de la nation que par le génie supérieur de ses rois, seroit dans un terrible danger de succomber.

En examinant la conduite de Louis XVI, on y trouvera sûrement des fautes, soit que les uns lui reprochent de n’avoir pas assez habilement défendu son pouvoir illimité, soit que les autres l’accusent de n’avoir pas cédé sincèrement aux lumières du siècle ; mais ses fautes ont été tellement dans la nature des circonstances, qu’elles se renouvelleroient presque autant de fois que les mêmes combinaisons extérieures se représenteroient.

Le premier choix que fit Louis XVI, pour diriger le ministère, ce fut M. de Maurepas. Certes, ce n’étoit pas un philosophe novateur que ce vieux courtisan ; il ne s’étoit occupé, durant quarante ans d’exil, que du regret de n’avoir pas su prévenir sa disgrâce ; aucune action courageuse ne la lui avoit méritée ; une intrigue manquée étoit le seul souvenir qu’il eût emporté dans sa retraite, et il en sortit tout aussi frivole que s’il ne se fût pas un instant éloigné de cette cour, l’objet unique de ses pensées. Louis XVI ne choisit M. de Maurepas que par un sentiment de respect pour la vieillesse, sentiment très-honorable dans un jeune roi.

Cet homme, cependant, pour qui les termes mêmes qui désignent le progrès des lumières et les droits des nations, étoient un langage étranger, se vit tellement entraîné par l’opinion publique, à son insu, que le premier acte qu’il proposa au roi, fut de rappeler les anciens parlemens, bannis pour s’être opposés aux abus du règne précédent. Ces parlemens plus convaincus de leur force par leur rappel même, résistèrent constamment au ministre de Louis XVI, jusqu’au moment où ils aperçurent que leur propre existence politique étoit compromise par les mouvemens qu’ils avoient provoqués.

Deux hommes d’état du plus rare mérite, M. Turgot et M. de Malesherbes, furent aussi choisis par ce même M. de Maurepas, qui sûrement n’avoit aucune idée en commun avec eux ; mais la rumeur publique les désignoit pour des emplois éminens, et l’opinion se fit encore une fois obéir, bien qu’elle ne fût représentée par aucune assemblée légale.

M. de Malesherbes vouloit le rétablissement de l’édit de Henri IV en faveur des protestans, l’abolition des lettres de cachet, et la suppression de la censure, qui anéantit la liberté de la presse. Il y a plus de quarante années que M. de Malesherbes soutenoit cette doctrine ; il auroit suffi de l’adopter alors, pour préparer, par les lumières, ce qu’il a fallu depuis céder a la violence.

M. Turgot, ministre non moins éclairé, non moins ami de l’humanité que M. de Malesherbes, abolit la corvée, proposa de supprimer, dans l’intérieur, les douanes qui tenoient aux priviléges particuliers des provinces, et se permit d’énoncer courageusement la nécessité de soumettre les nobles et le clergé à payer leur part des impôts dans la même proportion que le reste de la nation. Rien n’étoit plus juste et plus populaire que cette mesure ; mais elle excita le mécontentement des privilégiés : M. Turgot leur fut sacrifié. C’étoit un homme roide et systématique, tandis que M. de Malesherbes avoit un caractère doux et conciliant : mais ces deux citoyens généreux, dont les manières étoient différentes, bien que leurs opinions fussent semblables éprouvèrent le même sort. ; et le roi, qui les avoit appelés, peu de temps après renvoya l’un, et rebuta l’autre, dans le moment où la nation s’attachoit le plus fortement aux principes de leur administration.

C’étoit une grande faute que de flatter l’esprit public par de bons choix, pour l’en priver ensuite ; mais M. de Maurepas nommoit et renvoyoit les ministres, d’après ce qui se disoit à la cour. L’art de gouverner consistoit pour lui dans le talent de dominer le maître, et de contenter ceux qui l’entouroient. Les idées générales, en aucun genre, n’étoient de son ressort ; il savoit seulement ce qu’aucun ministre ne peut ignorer, c’est qu’il faut de l’argent pour soutenir l’état, et que les parlemens devenoient tous les jours plus difficiles sur l’enregistrement des impôts.

Sans doute, ce qu’on appeloit alors en France la constitution de l’état, c’est-à-dire, l’autorité du roi, renversoit toutes les barrières, puisqu’elle faisoit taire, quand on le vouloit, les résistances du parlement par un lit de justice. Le gouvernement de France a été constamment arbitraire, et, de temps en temps, despote ; mais il étoit sage de ménager l’emploi de ce despotisme, comme toute autre ressource : car tout annonçoit que bientôt elle seroit épuisée.

Les impôts, et le crédit, qui vaut en un jour une année d’impôts, étoient devenus tellement nécessaires à la France, que l’on redoutoit avant tout des obstacles à cet égard. Souvent, en Angleterre, les communes unissent, d’une façon inséparable, un bill relatif aux droits de la nation avec un bill de consentement aux subsides. Les corporations judiciaires, en France, ont essayé quelque chose de semblable : quand on leur demandoit l’enregistrement de nouveaux tributs, bien que cet enregistrement pût leur être enjoint, elles accompagnoient leur acquiescement, ou leur refus, de remontrances sur l’administration, appuyées par l’opinion publique. Cette nouvelle puissance acquéroit chaque jour plus de force, et la nation s’affranchissoit, pour ainsi dire, par elle-même. Tant que les classes privilégiées avoient seules une grande existence, on pouvoit gouverner l’état comme une cour, en maniant habilement les passions ou les intérêts de quelques individus ; mais, lorsqu’une fois la seconde classe de la société, la plus nombreuse et la plus agissante de toutes, avoit senti son importance, la connoissance et l’adoption d’un plus grand système de conduite, devenoient indispensables.

Depuis que la guerre ne se fait plus avec les soldats conduits par les grands vassaux, et que les rois de France ont besoin d’impôts pour payer une armée, le désordre des finances a toujours été la source des troubles du royaume. Le parlement de Paris, vers la fin du règne de Louis XV, commençoit à faire entendre qu’il n’avoit pas le droit d’accorder les subsides, et la nation approuvoit toujours sa résistance à cet égard ; mais tout rentroit dans le repos et l’obéissance dont le peuple françois avoit depuis si long-temps l’habitude, quand le gouvernement marchoit sur ses roulettes accoutumées, sans rien demander à aucune corporation qui pût se croire indépendante du trône. Il étoit donc clair que, dans les circonstances d’alors, le plus grand danger pour le pouvoir du roi étoit de manquer d’argent ; et c’est d’après cette conviction que M. de Maurepas proposa de nommer M. Necker directeur général du trésor royal.

Étranger et protestant, il étoit tout-à-fait hors de la ligne des choix ordinaires ; mais il avoit montré une si grande habileté en matière de finances, soit dans la compagnie des Indes, dont il étoit membre, soit dans le commerce, qu’il avoit pratiqué lui-même vingt ans, soit dans ses écrits, soit enfin dans les divers rapports qu’il avoit constamment entretenus avec les ministres du roi, depuis le duc de Choiseul jusqu’en 1776, époque de sa nomination, que M. de Maurepas fit choix de lui, seulement pour qu’il attirât de l’argent au trésor royal. M. de Maurepas n’avoit point réfléchi sur la connexion du crédit public avec les grandes mesures d’administration ; il croyoit donc que M. Necker pourroit rétablir la fortune de l’état comme celle d’une maison de banque, en faisant des spéculations heureuses. Rien n’étoit plus superficiel qu’une telle manière de concevoir les finances d’un grand empire. La révolution qui se manifestoit dans les esprits ne pouvoit être écartée du foyer même des affaires, qu’en satisfaisant l’opinion par toutes les réformes qu’elle désiroit ; il falloit aller au-devant d’elle, de peur qu’elle ne s’avançât trop rudement. Un ministre des finances ne sauroit être un jongleur qui fait passer et repasser de l’argent d’une caisse à l’autre, sans avoir aucun moyen réel d’augmenter la recette, ou de diminuer la dépense. On ne pouvoit remettre l’équilibre entre l’une et l’autre, qu’à l’aide de l’économie, des impôts ou du crédit ; et ces diverses ressources exigeoient l’appui de l’opinion publique. Examinons maintenant de quels moyens un ministre devoit se servir pour la captiver.