Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/V

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CHAPITRE V.

Des plans de M. Necker relativement aux finances.


LES principes que M. Necker avoit adoptés dans la direction des finances, sont d’une telle simplicité que leur théorie est à la portée de tout le monde, bien que l’application en soit très-difficile. On peut dire aux ministres d’état soyez justes et fermes comme aux écrivains soyez ingénieux et profonds ; ces conseils sont très-clairs, mais les qualités qui permettent de les suivre sont fort rares.

M. Necker pensoit que l’économie et la publicité qui est la garantie de la fidélité dans les engagemens sont les hases de l’ordre et du crédit dans un grand empire ; et de même que, dans sa manière de voir, la morale publique ne devoit pas différer de la morale privée, il croyoit aussi que la fortune de l’état pouvoit, à beaucoup d’égards, se conduire par les mêmes règles que celle de chaque famille. Mettre les recettes de niveau avec les dépenses, arriver à ce niveau plutôt par le retranchement des dépenses que par l’augmentation des impôts ; lorsque la guerre devenoit malheureusement nécessaire, y suffire par des emprunts dont l’intérêt fût assuré, ou par une économie nouvelle, ou par un impôt de plus : tels sont les premiers principes dont M. Necker ne s’écartoit jamais.

Il est aisé de concevoir qu’aucun peuple ne peut faire la guerre avec son revenu habituel ; il faut donc que le crédit permette d’emprunter, c’est-à-dire, de faire partager aux générations futures le poids d’une guerre qui doit avoir leur prospérité pour objet. On pourroit encore supposer dans un état l’existence d’un trésor, comme en avoit le grand Frédéric : mais, outre qu’il n’existoit rien de pareil en France, il n’y a que les conquérans, ou ceux qui veulent le devenir, qui privent leurs pays des avantages attachés à la circulation du numéraire, et à l’action du crédit. Les gouvernemens arbitraires, soit révolutionnaires, soit despotiques, ont recours, pour soutenir la guerre, à des emprunts forcés, à des contributions extraordinaires, à des papiers monnoies ; car nul pays ne peut ni ne doit faire la guerre avec son revenu : le crédit est donc la véritable découverte moderne qui a lié les gouvernemens avec les peuples. C’est le besoin du crédit qui oblige les gouvernemens à ménager l’opinion publique ; et, de même que le commerce a civilisé les nations, le crédit, qui en est une conséquence, a rendu nécessaires des formes constitutionnelles quelconques, pour assurer la publicité dans les finances, et garantir les engagemens contractés. Comment le crédit pourroit il se fonder sur les maîtresses, les favoris ou les ministres, qui changent à la cour des roi du jour au lendemain ? Quel père de famille confieroit sa fortune à cette loterie ?

M. Necker cependant a su, le premier et le seul parmi les ministres, obtenir du crédit en France sans aucune institution nouvelle. Son nom inspiroit une telle confiance, que très-imprudemment même, les capitalistes de l’Europe ont compté sur lui comme sur un gouvernement, oubliant qu’il pouvoit perdre sa place d’un instant à l’autre. Les Anglais et les François s’accordoient pour le citer, avant la révolution, comme la plus forte tête financière de l’Europe. L’on regardoit comme un miracle d’avoir fait cinq ans la guerre sans augmenter les impôts, et seulement en assurant l’intérêt des emprunts sur des économies. Mais, quand l’esprit de parti vint tout empoisonner, on imagina de dire qu’il y avoit du charlatanisme dans le système de finances de M. Necker. Singulier charlatanisme que celui qui repose sur l’austérité du caractère, et fait renoncer au plaisir de s’attacher beaucoup de créatures, en donnant facilement l’argent levé sur le peuple ! Les juges irrécusables des talens et de l’honnêteté d’un ministre des finances, ce sont les créanciers de l’état.

Pendant l’administration de M. Necker, les fonds publics montèrent, et l’intérêt de l’argent baissa jusqu’à un taux dont on n’avoit point eu d’exemple en France. Les fonds anglois, au contraire, subirent dans le même temps une dépréciation considérable, et les capitalistes de tous les pays s’empressèrent de concourir aux emprunts ouverts à Paris, comme si les vertus d’un homme avoient pu tenir lieu de la fixité des lois.

M. Necker, a-t-on dit, a fait des emprunts, ce qui devoit ruiner les finances. Et de quel moyen l’Angleterre s’est-elle servie pour arriver au degré de richesse qui lui a permis de soutenir avec éclat-vingt-cinq ans de la plus terrible guerre ? Les emprunts, dont l’intérêt n’est pas assuré, ruineroient l’état s’ils etoient long-temps praticables mais heureusement ils ne le sont pas ; car les créanciers sont très-avisés sur ce qui les touche, et ne prêtent volontairement que sur des gages positifs. M. Necker, afin d’assurer l’intérêt et le fonds d’amortissement nécessaires à la garantie des paiemens, attachoit une réforme à chaque emprunt ; et il résultoit de cette réforme une diminution de dépense ; plus que suffisante pour le paiement des intérêts. Mais cette méthode si simple, de retrancher sur ses dépenses pour augmenter ses revenus, ne paroît pas assez ingénieuse aux écrivains qui veulent montrer des vues profondes en traitant des affaires publiques.

L’on a dit aussi que les emprunts viagers dont ; M. Necker a fait quelquefois usage pour attirer les capitaux, favorisoient le penchant des pères à consumer d’avance la fortune qu’ils devoient laisser à leurs enfans. Cependant il est généralement reconnu que l’intérêt viager, tel que M. Necker l’avoit combiné, est une spéculation tout comme l’intérêt perpétuel. Les meilleurs pères de famille plaçoient sur les trente têtes à Genève, dans l’intention d’augmenter leur bien après eux. Il y a des tontines viagères en Irlande ; il en existoit depuis long-temps en France. Il faut se servir de différens genres de spéculations pour captiver les diverses manières de voir des capitalistes ; mais on ne sauroit mettre en doute qu’un père de famille peut, s’il veut régler sa dépense, s’assurer une grande augmentation de capital en plaçant une partie de ce qu’il possède, un intérêt très-haut, et en épargnant chaque année une portion de cet intérêt. Au reste, on est honteux de répéter des vérités si généralement répandues parmi tous les financiers de l’Europe. Mais, quand, en France les ignorans des salons ont attrapé sur un sujet sérieux une phrase quelconque dont la rédaction est à la portée de tout le monde, ils s’en vont la redisant à tout propos ; et ce rempart de sottise est très-difficile à renverser,

Faut-il répondre aussi à ceux qui accusent M. Necker de n’avoir pas changé le système des impôts, et supprimé les gabelles, en soumettant les pays d’états qui en étoient exemptes, à une contribution sur le sel ? Il ne fallait pas moins que la révolution pour détruire les priviléges particuliers des provinces. Le ministre qui auroit osé les attaquer n’auroit produit, qu’une résistance nuisible à l’autorité du roi, sans obtenir aucun résultat utile. Les privilégiés étoient tout-puissans en France, il y a quarante ans, et l’intérêt seul de la nation étoit sans force. Le gouvernement et le peuple, qui sont pourtant deux parties essentielles de l’état, ne pouvoient rien contre telle ou telle province, tel ou tel corps ; et des droits bigarrés, héritages des événemens passés, empêchoient le roi même de rien faire pour le bien général.

M. Necker, dans son ouvrage sur l’administration des finances, a montré tous les inconvéniens du système inégal d’impôts qui régnoit en France ; mais c’est une preuve de plus de sa sagesse, que de n’avoir entrepris à cet égard aucun changement pendant son premier ministère. Les ressources qu’exigeoit la guerre ne permettoient de s’exposer à aucune lutte intérieure ; car, pour innover en matière de finances, il falloit, être en paix, afin de pouvoir captiver le peuple, en diminuant la masse des impôts, alors qu’on en auroit changé la nature.

Si les uns ont blâmé M. Necker d’avoir laissé, subsister l’ancien système des impôts, d’autres l’ont accusé d’avoir montré trop de hardiesse, en imprimant le Compte rendu au roi sur la situation de ses finances. M. Necker étoit, comme je l’ai dit, dans des circonstances à peu près semblables à celles du chancelier de l’Hôpital. Il n’a pas fait un pas dans la carrière politique sans que les novateurs lui reprochassent sa prudence, et les partisans de tous les anciens abus sa témérité. Aussi l’étude de ses deux ministères est-elle peut-être la plus utile que puisse faire un homme d’état. On y verra la route de la raison tracée entre les factions contraires, et des efforts toujours renaissans pour amener une transaction sage entre les vieux intérêts et les nouvelles idées.

La publicité du Compte rendu avoit pour but de suppléer en quelque manière aux débats de la chambre des communes d’Angleterre, en faisant connoître à tous le véritable état des finances. C’étoit porter, disoit-on, atteinte à l’autorité du roi, que d’informer la nation de l’état des affaires. Si l’on n’avoit eu rien à demander à cette nation, on auroit pu lui cacher la situation du trésor royal ; mais le mouvement des esprits ne permettoit pas qu’on pût exiger la continuation de taxes très-onéreuses, sans montrer au moins l’usage qu’on en avoit fait, ou qu’on en vouloit faire, Les courtisans crioient contre les mesures de publicité en finances, les seules propres à fonder le crédit ; et néanmoins ils sollicitoient avec une égale véhémence, pour eux et les leurs, tout l’argent que ce crédit même pouvoit à peine fournir. Cette inconséquence s’explique toutefois par la juste crainte qu’ils éprouvoient de voir le jour entrer dans les dépenses qui les concernoient ; car la publicité de l’état des finances avoit aussi un avantage important, celui d’assurer au ministre l’appui de l’opinion publique, dans les divers retranchemens qu’il étoit nécessaire d’effectuer. L’économie offroit de grands moyens en France à l’homme courageux qui, comme M. Necker, vouloit y avoir recours. Le roi, quoiqu’il n’eût point de luxe pour lui-même, étoit d’une telle bonté, qu’il ne savoit rien refuser à ceux qui l’entouroient ; et les grâces de tout genre excédoient sous son règne, quelque austère que fût sa conduite, les dépenses mêmes de Louis XV. M. Necker devoit considérer comme son premier devoir, et comme la principale ressource de l’état, la diminution des grâces ; il se faisoit ainsi beaucoup d’ennemis à la cour et parmi les employés des finances ; mais il remplissoit son devoir : car le peuple alors étoit réduit, par les impôts, à une détresse dont personne ne s’occupoit, et que M. Necker a proclamée et soulagée le premier. Souffrir pour ceux qu’on ne connoissoit pas, et refuser à ceux que l’on connoissoit, étoit un effort pénible, mais dont la conscience faisoit une loi à celui qui l’a toujours prise pour guide.

À l’époque du premier ministère de M. Necker, la classe la plus nombreuse de l’état étoit surchargée de dîmes et de droits féodaux, dont la révolution l’a délivrée ; les gabelles et les impôts que supportoient certaines provinces, dont d’autres étoient affranchies, l’inégalité de la répartition, fondée sur les exemptions des nobles et du clergé, tout concouroit à rendre la situation du peuple infiniment moins heureuse qu’elle ne l’est maintenant. Chaque année, les intendans faisoient vendre les derniers meubles de la misère, parce que plusieurs contribuables se trouvoient dans l’impossibilité d’acquitter les taxes qu’on leur demandoit : dans aucun état de l’Europe le peuple n’étoit traité d’une manière aussi révoltante. À l’intérêt sacré de tant d’hommes se joignoit aussi celui du roi, qu’il ne falloit pas exposer aux résistances du parlement pour l’enregistrement des impôts. M. Necker rendoit donc un service signalé à la couronne, lorsqu’il soutenoit la guerre par le simple fruit des économies, et le ménagement habile du crédit : car de nouvelles charges irritoient la nation, et popularisoient le parlement en lui donnant l’occasion de s’y opposer.

Un ministre qui peut prévenir une révolution en faisant le bien, doit suivre cette route, quelle que soit son opinion politique. M. Necker se flattoit donc de retarder, du moins encore pendant plusieurs années, par l’ordre dans les finances, la crise qui s’approchoit ; et, si l’on avoit adopté ses plans en administration, il se peut que cette crise même n’eût été qu’une réforme juste, graduelle et salutaire.