Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/VI

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CHAPITRE VI.

Des plans de M. Necker en administration.


LE ministre des finances avant la révolution, n’étoit pas seulement chargé du trésor public, ses devoirs ne se bornoient pas à mettre de niveau la recette et la dépense ; toute l’administration du royaume étoit encore dans son département ; et, sous ce rapport, le bien-être de la nation entière ressortissoit au contrôleur général. Plusieurs branches de l’administration étoient singulièrement négligées. Le principe du pouvoir absolu se combinoit, avec des obstacles sans cesse renaissans dans l’application de ce pouvoir. Il y avoit partout des traditions historiques dont les provinces vouloient faire des droits, et que l’autorité royale n’admettoit que comme des usages. De là vient que l’art de gouverner étoit une espèce d’escamotage, dans lequel on tâchoit d’extorquer de la nation le plus possible pour enrichir le roi, comme si la nation et le roi devoient être considérés comme des adversaires.

Les dépenses du trône et de l’armée étoient exactement acquittées ; mais là détresse du trésor royal étoit si habituelle, qu’on négligeoit, faute d’argent, les soins les plus nécessaires à l’humanité. L’on ne peut se faire une idée de l’état dans lequel monsieur et madame Necker trouvèrent les prisons et les hôpitaux de Paris. Je nomme madame Necker à cette occasion, parce qu’elle a consacré tout son temps, pendant le ministère de son mari, à l’amélioration des établissemens de bienfaisance, et qu’à cet égard les changemens les plus remarquables furent opérés par elle.

Mais M. Necker sentit plus vivement que personne combien la bienfaisance d’un ministre même est peu de chose au milieu d’un royaume aussi vaste et aussi arbitrairement gouverné que la France ; et ce fut son motif pour établir des assemblées provinciales, c’est-à-dire, des conseils composés des principaux propriétaires de chaque province, dans lesquels on discuteroit la répartition des impôts et les intérêts locaux de l’administration. M. Turgot en avoit conçu l’idée ; mais aucun ministre du roi, avant M. Necker, ne s’étoit senti le courage de s’exposer à la résistance que devoit rencontrer une institution de ce genre ; et il étoit à prévoir que les parlemens et les courtisans, rarement coalisés, la combattroient également.

Les provinces réunies le plus tard à la couronne, telles que le Languedoc, la Bourgogne, la Bretagne, etc., s’appeloient pays d’états, parce qu’elles s’étoient réservé le droit d’être régies par une assemblée composée des trois ordres de la province. Le roi fixoit la somme totale qu’il exigeoit, mais les états en faisoient la répartition. Ces provinces se maintenoient dans le refus de certaines taxes, dont elles prélendoient être exemptes par les traités qu’elles avoient conclus avec la couronne. De là venoient les inégalités du système d’impositions, les occasions multipliées de contrebande entre une province et une autre, et l’établissement des douanes dans l’intérieur.

Les pays d’états jouissoient de grands avantages : non-seulement ils payoient moins, mais la somme exigée étoit répartie par des propriétaires qui connoissoient les intérêts locaux, et qui s’en occupoient activement. Les routes et les établissemens publics y étoient beaucoup mieux soignés, et les contribuables traités avec plus de ménagement. Le roi n’avoit jamais admis que ces états possédassent le droit de consentir l’impôt ; mais eux se couduisoient comme s’ils avoient eu ce droit réellement. Ils ne refusoient pas l’argent qu’on leur demandoit ; mais ils appeloient leurs contributions un don gratuit ; en tout, leur administration valoit bien mieux que celles des autres provinces, dont le nombre étoit pourtant beaucoup plus grand, et qui ne méritaient pas moins l’intérêt du gouvernement.

Des intendans étoient nommés par le roi pour gouverner les trente-deux généralités du royaume : ils ne rencontroient d’obstacles que dans les pays d’états, et quelquefois de la part de l’un des douze parlemens de province (le parlement de Paris étoit le treizième) ; mais, dans la plupart des généralités conduites par un intendant, cet agent du pouvoir disposoit à lui seul des intérêts de toute une province. Il avoit sous ses ordres une armée d’employés du fisc, détestés des gens du peuple. Ces employés les tourmentoient un à un pour en arracher des impôts disproportionnés à leurs moyens ; et, lorsque l’on écrivoit au ministre des finances, pour se plaindre des vexations de l’intendant, ou du subdélégué, c’étoit à cet intendant même que le ministre renvoyoit les plaintes, puisque l’autorité suprême ne communiquoit que par eux avec les provinces. Les jeunes gens et les étrangers qui n’ont pas connu la France avant la révolution, et qui voient aujourd’hui le peuple enrichi par la division des propriétés et la suppression des dîmes et du régime féodal, ne peuvent avoir l’idée de la situation de ce pays, lorsque la nation portoit le poids de tous les priviléges. Les partisans de l’esclavage, dans les colonies, ont souvent dit qu’un paysan de France étoit plus malheureux qu’un nègre. C’étoit un argument pour soulager les blancs, mais non pour s’endurcir contre les noirs. La misère accroît l’ignorance, l’ignorance accroît la misère ; et, quand on se demande pourquoi le peuple françois a été si cruel dans la révolution, on ne peut en trouver la cause que dans l’absence de bonheur, qui conduit à l’absence de moralité.

On a voulu vainement, pendant le cours de ces vingt-cinq années, exciter en Suisse et en Hollande des scènes semblables à celles qui se sont passées en France : le bon sens de ces peuples, formé depuis long-temps par la liberté, s’y est constamment opposé.

Une autre cause des malheurs de la révolution, c’est la prodigieuse influence de Paris sur la France Or, l’établissement des administrations provinciales devoit diminuer l’ascendant de la capitale sur tous les points du royaume ; car les grands propriétaires, intéressés par les affaires dont ils se seroient mêlés chez eux, auroient eu un motif pour quitter Paris, et vivre dans leurs terres. Les grands d’Espagne ne peuvent pas s’éloigner de Madrid sans la permission du roi : c’est un puissant moyen de despotisme, et par conséquent de dégradation, que de changer les nobles en courtisans. Les assemblées provinciales devoient rendre aux grands seigneurs de France une consistance politique. Les dissensions qu’on a vues tout à coup éclater entre les classes privilégiées et la nation, n’auroient peut-être pas existé ; si, depuis long-temps, les trois ordres se fussent rapprochés, en discutant en commun les affaires d’une même province.

M. Necker composa les administrations provinciales instituées sous son ministère, comme l’ont été depuis les états généraux, d’un quart de nobles, un quart du clergé, et moitié du tiers-état, divisé en députés des villes et en députés des campagnes. Ils délibéroient ensemble, et déjà l’harmonie s’établissait tellement entre eux, que les deux premiers ordres avoient parlé de renoncer volontairement à leurs priviléges en matière d’impôts. Les procès-verbaux de leurs séances devoient être imprimés, afin d’encourager leurs travaux par l’estime publique.

Les grands seigneurs françois n’étoient pas assez instruits, parce qu’ils ne gagnoient rien à l’être. La grâce en conversation, qui conduisait à plaire à la cour, étoit la voie la plus sûre pour arriver aux honneurs. Cette éducation superficielle a été l’une des causes de la ruine des nobles : ils ne pouvoient plus lutter contre les lumières du tiers-état ; ils auroient dû tâcher de les surpasser. Les assemblées provinciales auroient, par degrés, amené les grands seigneurs à primer par leur savoir en administration, comme jadis ils l’emportoient par leur épée ; et l’esprit public en France auroit précédé l’établissement des institutions libres.

Les assemblées provinciales n’auroient point empêché qu’un jour on ne demandât la convocation des états généraux ; mais du moins, quand l’époque inévitable d’un gouvernement représentatif seroit arrivée, la première classe et la seconde, s’étant occupées ensemble depuis long-temps de l’administration de leur pays, ne se seroient point présentées aux états généraux, l’une avec l’horreur et l’autre avec la passion de l’égalité.

L’archevêque de Bourges et l’évêque de Rhodez furent choisis pour présider les deux assemblées provinciales, établies par M. Necker. Ce ministre protestant montra, en toute occasion, une grande déférence pour le clergé de France, parce qu’il étoit en effet composé d’hommes très-sages, dans tout ce qui ne concernoit pas les préjugés de corps ; mais, depuis la révolution, les haines de parti et la nature du gouvernement doivent écarter les ecclésiastiques des emplois publics.

Les parlemens prirent de l’ombrage des assemblées provinciales, comme d’une institution qui pouvoit donner au roi une force d’opinion indépendante de la leur. M. Necker souhaitoit que les provinces ne fussent point exclusivement soumises aux autorités qui siégoient à Paris ; mais, loin de vouloir détruire ce qu’il y avoit de vraiment utile dans les pouvoirs politiques des parlemens, c’est-à-dire, l’obstacle qu’ils pouvoient mettre à l’extension de l’impôt, ce fut lui, M. Necker, qui obtint du roi que l’on soumit aussi l’augmentation de la taille, impôt arbitraire dont le ministère seul fixoit la quotité, à l’enregistrement du parlement M. Necker cherchoit sans cesse à mettre des bornes au pouvoir ministériel, parce qu’il savoit, par sa propre expérience, qu’un homme chargé de tant d’affaires, et à une si grande distance des intérêts sur lesquels il est appelé à prononcer, finit toujours par s’en remettre, de subalterne en subalterne, aux derniers commis, les plus incapables de juger des motifs qui doivent influer sur des décisions importantes.

Oui, dira-t-on encore, M. Necker, ministre temporaire, mettoit volontiers des bornes au pouvoir ministériel ; mais c’étoit ainsi qu’il portoit atteinte à l’autorité permanente des rois. Je ne traiterai point ici la grande question de savoir si le roi d’Angleterre n’a pas autant et plus de pouvoir que n’en avoit un roi de France. La nécessité de gouverner dans le sens de l’opinion publique est imposée au souverain anglais ; mais, cette condition remplie, il réunit la force de la nation à celle du trône, tandis qu’un monarque arbitraire, ne sachant où prendre l’opinion que ses ministres ne lui représentent pas fidèlement, rencontre à chaque instant des obstacles imprévus dont il ne peut calculer les dangers ; mais, sans anticiper sut un résultat qui, j’espère, acquerra quelque évidence nouvelle par cet ouvrage, je m’en tiens aux administrations provinciales, et je demande s’ils étoient les vrais serviteurs du roi, ceux qui vouloient lui persuader que ces administrations diminuoient son autorité.

La quotité des impôts n’étoit point soumise à leur décision : la répartition de la somme fixée d’avance leur étoit seule accordée. Etoit-ce donc un avantage pour la couronne, que l’impôt, mal subdivisé par un mauvais intendant, fît souffrir le peuple, et le révoltât plus encore contre l’autorité qu’un tribut, quelque considérable qu’il soit, quand il est sagement partagé ? Tous les agens du pouvoir en appeloient, dans chaque détail, à la volonté du roi : Les François ne sont contens que quand ils peuvent, en toute occasion, s’appuyer sur les désirs du prince. Les habitudes serviles sont chez eux invétérées ; tandis que les ministres, dans les pays libres, ne se fondent que sur le bien public. Il se passera du temps encore avant que les habitans de la France, accoutumés depuis plusieurs siècles à l’arbitraire, apprennent à rejeter ce langage de courtisan, qui ne doit pas sortir de l’enceinte des palais où il a pris naissance.

Le roi, sous le ministère de M. Necker, n’a jamais eu la moindre discussion avec les parlemens. Cela n’est pas étonnant, dira-t-on, puisque le roi, pendant ce temps, n’exigea point de nouveaux impôts, et s’abstint de tout acte arbitraire. Mais c’est en cela que le ministre se conduisit avec prudence ; car un roi, dans le pays même où des lois constitutionnelles ne servent point de bornes à son pouvoir, auroit tort d’essayer jusqu’à quel point le peuple supporteroit ses fautes. Personne ne doit faire tout ce qu’il peut, surtout sur un terrain aussi chancelant que celui de l’autorité arbitraire, dans un pays éclairé.

M. Necker, dans son premier ministère, étoit encore plus ami de la probité publique, si l’on peut s’exprimer ainsi, que de la liberté ; parce que la nature du gouvernement qu’il servoit permettoit l’une plus que l’autre ; mais il souhaitoit tout ce qui pouvoit donner quelque stabilité au bien, indépendamment du caractère personnel des rois, et de celui de leurs ministres, plus incertain encore. Les deux administrations provinciales qu’il établit, dans le Berry et le Rouergue, réussirent admirablement Plusieurs autres étoient préparées, et le mouvement nécessaire aux esprits, dans un grand empire, se tournoit vers ces améliorations partielles. Il n’y avoit alors que deux seuls moyens de satisfaire l’opinion, qui s’agitoit déjà beaucoup sur les affaires en général ; les administrations provinciales, et la publicité des finances. Mais, dira-t-on, pourquoi satisfaire l’opinion ? Je m’abstiendrai de toutes les réponses que feroient les amis de la liberté à cette singulière question. Je dirai simplement que, même pour éviter la demande d’un gouvernement représentatif, le mieux étoit d’accorder alors ce qu’on attendoit de ce gouvernement, c’est-à-dire de l’ordre et de la stabilité dans l’administration. Enfin, le crédit, c’est-à-dire, l’argent, dépendoit de l’opinion ; et, puisqu’on avoit besoin de cet argent, il falloit au moins ménager par intérêt le vœu national, auquel, peut-être, on auroit dû céder par devoir.