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Considérations sur … la Révolution Française/Première partie/XVII

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CHAPITRE XVII.

De la résistances des ordres privilégiés aux demandes du tiers
état, en 1789.

M.de la Luzerne, évêque de Langres, un des meilleurs esprits de France, écrivit, à l’ouverture des états généraux, une brochure pour proposer que les trois ordres se formassent en deux chambres, le haut clergé se réunissant à la noblesse, et le bas clergé aux communes. M. le marquis de Montesquiou, depuis général, en fit la motion, mais en vain, dans la chambre de la noblesse. En un mot, tous les hommes éclairés sentoient la nécessité de détruire cette délibération en trois ordres, avec le veto de l’un sur l’autre ; car, indépendamment de son injustice radicale, elle rendoit impossible de terminer aucune affaire.

Il y a dans l’ordre social, comme dans l’ordre naturel, de certains principes dont on ne sauroit s’écarter sans amener la confusion. Les trois pouvoirs sont dans l’essence des choses. La monarchie, l’aristocratie et la démocratie existent dans tous les gouvernemens, comme l’action, la conservation et le renouvellement, dans la marche de la nature. Si vous introduisez dans l’organisation politique un quatrième pouvoir, le clergé, qui est tout ou rien, suivant la façon dont on le considère, vous ne pouvez plus établir aucun raisonnement fixe sur les lois nécessaires au bien de l’état, puisqu’on vous met pour entraves des autorités mystérieuses, là où vous ne devez admettre que des intérêts publics.

Deux grands dangers, la banqueroute et la famine, menaçoient la France au moment de la convocation des états généraux, et tous les deux exigeoient des ressources promptes. Comment pouvoit-on prendre aucune résolution rapide avec le veto de chaque ordre ? Les deux premiers ne vouloient pas consentir sans condition à l’égalité des impôts, et cependant la nation demandait que ce moyen fût employé avant tout autre, pour rétablir les finances. Les privilégiés avoient dit qu’ils accéderoient à cette égalité, mais ils ne l’avoient point encore formellement décrété, et ils étoient toujours les maîtres de décider ce qui les concernait d’après l’ancienne manière de délibérer. Ainsi la masse de la nation n’avait point d’influence décisive, quoique la plus grande partie des sacrifices portât sur elle. Les députés du tiers réclamèrent donc le vote par tête, et la noblesse et le clergé le vote par ordre. La dispute à cet égard commença dès la vérification des pouvoirs ; et dès ce moment aussi M. Necker proposa un plan de conciliation, qui, bien que très-favorable aux deux premiers ordres, pouvait cependant alors être accepté, parce que l’on négociait encore. À toutes les entraves qu’apportait la délibération en trois ordres, il faut ajouter ce qu’on appelait les mandats impératifs, c’est-à-dire, des mandats rédigés par les électeurs, qui imposoient aux députés l’obligation de se conformer à la volonté de leurs commettants, sur les principaux objets dont il devait être question dans l’assemblée. Cette forme surannée ne pouvait convenir qu’au temps où le gouvernement représentatif était dans son enfance. L’opinion publique n’avait guère d’ascendant, lorsque les communications d’une province à l’autre étoient peu faciles, et surtout lorsque les journaux ne répandoient encore ni les nouvelles ni les idées. Mais vouloir contraindre de nos jours les députés à ne s’écarter en rien des cahiers rédigés dans leurs bailliages, c’était faire des états généraux une réunion d’hommes qui auroient eu seulement le droit de déposer des pétitions sur la table. En vain la discussion les eût-elle éclairés, puisqu’il ne leur étoit permis de rien changer aux injonctions qu’ils avoient reçues d’avance. C’est pourtant sur ces cahiers impératifs que les nobles se fondoient principalement pour refuser la délibération par tête. Les gentilshommes du Dauphiné au contraire avoient apporté le mandat formel de ne jamais délibérer par ordre.

La minorité de la noblesse, c’est-à-dire, plus de soixante membres de la naissance la plus illustre, mais qui participoient par leurs lumières à l’esprit du siècle, vouloient aussi qu’on délibérât par tête sur la constitution future de la France ; mais la majorité de leur ordre d’accord avec une partie du clergé, bien que celui-ci se montrât plus modéré, mettoit une obstination inouïe à n’adopter aucun mode de conciliation. Ils assuroient qu’ils étoient prêts à renoncer à leurs exemptions d’impôts ; et néanmoins, au lieu de déclarer formellement cette résolution à l’ouverture de leurs séances, ils vouloient faire de ce que la nation regardoit comme son droit, un objet de négociation. Le temps se perdit en arguties, en refus polis, en difficultés nouvelles. Quand le tiers état élevoit le ton, et montroit sa force, qui consistait dans le vœu de la France, la noblesse de la cour fléchissoit, habituée qu’elle étoit à céder au pouvoir ; mais, dès que la crise paroissoit se calmer elle reprenoit bientôt toute son arrogance, et se mettoit à mépriser le tiers état comme dans le temps où les vilains sollicitoient leur affranchissement des seigneurs.

La noblesse de province étoit plus intraitable encore que les grands seigneurs. Ceux-ci étoient toujours assurés de leur existence : les souvenirs de l’histoire la leur garantissoient ; mais tous ces gentilshommes, dont les titres n’étoient connus que d’eux-mêmes, se voyoient en danger de perdre des distinctions qui n’imposoient plus de respect à personne. Il falloit les entendre parler de leurs rangs comme si ces rangs eussent existé avant la création du monde, quoique la date en fût très-récente. Ils considéroient leurs priviléges, qui n’étoient d’aucune utilité que pour eux-mêmes, comme le droit de propriété sur lequel se fonde la sécurité de tous. Les priviléges ne sont sacrés que quand ils servent au bien de l’état ; il faut donc raisonner pour les maintenir, et ils ne peuvent être vraiment solides que quand l’utilité publique les consacre. Mais la majorité de la noblesse ne sortoit pas de ces trois mots c’étoit ainsi jadis. Cependant, leur répondoit-on ce sont des circonstances qui ont amené ce qui étoit, et ces circonstances sont entièrement changées : n’importe, rien n’arrivoit à leur conviction. Ils avoient une certaine fatuité aristocratique dont on ne peut avoir l’idée nulle part ailleurs qu’en France ; un mélange de frivolité dans les manières et de pédanterie dans les opinions ; et le tout réuni au plus complet dédain pour les lumières et pour l’esprit à moins qu’il ne se fit bête c’est-à-dire qu’il ne s’employât à faire rétrograder la raison.

En Angleterre, le fils aîné d’un lord est d’ordinaire membre de la chambre des communes, jusqu’à ce qu’à la mort de son père, il entre dans la chambre haute ; les fils cadets restent dans le corps de la nation dont ils font partie. Un lord disoit spirituellement : « Je ne puis pas devenir aristocrate, car j’ai chez moi constamment des représentans du parti populaire ; ce sont mes fils cadets. » La réunion graduée des divers états de l’ordre social est une des admirables beautés de la constitution angloise. Mais ce que l’usage avoit introduit en France, c’étoient deux choses pour ainsi dire contradictoires : un respect tel pour l’antiquité de la noblesse, qu’il n’était pas même permis d’entrer dans les carrosses du roi sans des preuves vérifiées par le généalogiste de la cour, et qui remontoient au delà de 1400, c’est-à-dire, avant l’époque où les rois ont introduit les anoblissements ; et, d’un autre côté, la plus grande importance attachée à la faculté donnée au roi d’anoblir. Aucune puissance humaine ne peut faire un noble véritable ; ce serait disposer du passé, ce qui paroît impossible à la Divinité même ; mais rien n’était plus facile en France que de devenir un privilégié ; et cependant c’était entrer dans une caste à part, et acquérir, pour ainsi dire, le droit de nuire au reste de la nation, en augmentant le nombre de ceux qui ne supportoient pas les charges de l’état, et qui se croyoient des droits particuliers à ses faveurs. Si la noblesse françoise était restée purement militaire, on aurait pu longtemps encore, par le sentiment de l’admiration et de la reconnaissance, se soumettre aux avantages dont elle jouissait ; mais, depuis un siècle, un tabouret a la cour était demandé avec autant d’instance qu’un régiment à l’armée. Les nobles de France n’étoient ni des magistrats par la pairie, comme en Angleterre, ni des seigneurs suzerains comme en Allemagne. Qu’étaient-ils donc ? Ils se rapprochoient malheureusement de ceux d’Espagne et d’Italie, et ils n’échappoient à cette triste comparaison que par leur élégance en société, et l’instruction de quelques-uns d’entre eux ; mais ceux-là même, pour la plupart, abjuroient la doctrine de leur ordre, et l’ignorance seule restoit à la garde des préjugés.

Quels orateurs pouvoient soutenir ce parti abandonné par ses membres les plus distingués ? L’abbé Maury, qui étoit bien loin d’occuper un premier rang dans le clergé de France, défendoit ses abbayes sous le nom du bien public ; et un capitaine de cavalerie, anobli depuis vingt-cinq ans, M. de Casalès, fut le champion des priviléges de la noblesse dans l’assemblée constituante. On a vu depuis ce même homme se rattacher l’un des premiers à la dynastie de Bonaparte ; et le cardinal Maury, ce me semble, s’y est assez volontiers prêté. L’on peut donc croire, dans cette occasion comme dans toute autre, que de nos jours, les avocats des préjugés sont souvent très-disposés à transiger pour des intérêts personnels. La majorité de la noblesse, se sentant délaissée en 1789 par les talens et les lumières, proclamoit indiscrètement la nécessité d’employer la force contre le parti populaire. Nous verrons si cette force existait alors ; mais on peut dire d’avance que, si elle n’existoit pas, il étoit bien imprudent d’en menacer.